Un
séjour dans le Béarn, compte rendu
Je commence
ce compte rendu par des remerciements : j'ai passé quatre jours et demi géniaux
à Oloron-Sainte-Marie, petite ville du Béarn qui se trouve à la confluence des
gaves d'Aspe et d'Ossau, au pied des Pyrénées. Merci à France Jaubert-Bataille,
élue chargée de la culture à la Communauté de communes du piémont oloronais
(dite CCPO) à l'origine du festival "Confluence des cultures", pour
son efficacité, son hospitalité, son enthousiasme ; merci à Bernadette Vanderesse,
directrice de la médiathèque de la communauté de communes et à toute son
équipe, pour leur accueil, leur intérêt et leur bonne humeur. Merci aussi enfin
à Eric Lortie, qui travaille à la médiathèque, pour m'avoir proposé de
participer à cette troisième édition du festival et m'avoir permis de découvrir
cette région, ses habitants et une partie de sa vie artistique.
Je dois
préciser tout de même que le festival « Confluence des cultures »,
organisé à Oloron-Sainte-Marie mais aussi dans d’autres communes de la CCPO
(Gurmençon, cette année) a pour but de donner à voir et entendre les
expressions culturelles et artistiques du Béarn et du Pays Basque, en les
croisant le plus possible avec d’autres cultures et lieux du monde, liés d’une
façon ou d’une autre avec ces deux régions. Ainsi fut invité en 2010, Bernardo
Atxaga, grand écrivain basque (espagnol) (que j’avais personnellement découvert
en lisant un billet d’Emmanuelle Caminade sur son livre« Obabakoak » ; toujours pas lu, furieuse envie de le faire). Ainsi
c’est le Mexique qui fut à l’honneur en 2011, puisque l’émigration béarnaise et
basque fut très importante aux Amériques (j’ai photographié avec mon portable
la photo de l’Hôtel d’Oloron, à San Francisco !). Et cette année 2012 fut
consacrée, sur proposition d’Eric Lortie, à un croisement avec la Corse.
Voici la
présentation de la manifestation écrite par France Jaubert-Bataille :
« Les
cultures régionales désignent la diversité des cultures à l’intérieur d’un même
pays et des points de similitudes peuvent tout à fait exister entre des zones
géographiques éloignées appartenant juridiquement à plusieurs pays.
La Corse,
autrement dénommée île de beauté, a connu de multiples influences culturelles.
Dans le Béarn comme au Pays Basque, les influences culturelles et historiques
sont également puissantes. Les liens qui existent entre le Béarn, le Pays
Basque et la Corse, reposent essentiellement sur la défense de la langue et une
culture identitaire forte. Le chant, polyphonique, sacré, traditionnel et la gastronomie,
soupe et fromage entre autres, renforcent la proximité culturelle.
Pour cette
3ème édition de Confluence des cultures, la CCPO est heureuse
d’accueillir une proposition de la communauté corse établie dans le Béarn avec
un programme centré sur la littérature et l’histoire, le chant et la
gastronomie.
Vous
remarquerez que, diversité et abondance obligent, nous avons choisi d’étaler
toutes les activités sur une semaine, avec des temps forts à ne pas
rater : à la Médiathèque intercommunale, au cinéma le Luxor, dans le hall
de la salle Jéliote et à l’église de Gurmençon. »
Alors voilà, je me propose ici de raconter ce séjour en suivant la chronologie,
en faisant le maximum de liens pour enrichir ce compte rendu... Bonne lecture,
bonne discussion peut-être ?
Mardi 23 octobre
On the road
De l'autoroute depuis Aix-en-Provence jusqu'à Pau, puis ces 35 kilomètres vers
les montagnes pyrénéennes, les premiers contreforts, des collines, des vallées
extrêmement vertes (il pleut souvent et il a plu pendant ces quelques jours).
Une ville aux toits gris, je trouve le panneau indiquant la médiathèque, je me
gare, il est 16 h 50 (l'inauguration du festival est à 17 h...).
Que vois-je ?
La médiathèque de la CCPO. Un bâtiment magnifique, une grande esplanade libre
devant une façade accueillante, des portes vitrées, un bâtiment en bois et en
verre (les vitres font tout le tour). Qu'est-ce que j'entends ? Un boucan
infernal ! Ce sont les gaves qui sont en crue. Bruit impressionnant et
somptueux. Je vais voir les flots furieux, magnifiques (rien à voir avec
l'écoulement tranquille dans la vidéo de présentation de la médiathèque, qui
vous permettra de mieux vous rendre compte des caractéristiques extraordinaires
de ce bâtiment). Poursuivons : j'entre et c'est une impression d'espace et de
calme qui me frappe : tout est ouvert, on aperçoit même largement l'étage
inférieur (littérature pour les enfants), rien n'est cloisonné et de derrière
les baies vitrées omniprésentes, on regarde les gaves se rejoindre à la proue
du bâtiment, l'imaginaire commence ses spirales. C'est un endroit génial pour
aller lire, rêvasser et travailler (c'est notamment là que j'eus à batailler
avec la récente polémique qui a eu lieu sur le blog, cela vous fait plaisir de
le savoir, j'en suis sûr).
La photo qui choit
La porte à peine fermée, je me dirige vers la banque d'accueil et là, poum, une
photo de mon frère, Pascal, qui tombe presque à mes pieds ! Une photo qui
représente une tour génoise presque en ruines. Le patrimoine bâti corse qui
finit de sombrer à l'intérieur d'une médiathèque ultramoderne ! Fantastique
raccourci ! Je plaisante, l'accueil est chaleureux et commence la mise en place
pour l'inauguration.
On mange, on boit, on évoque la Corse, le Béarn et le Pays Basque (+ un coup
de fil mystérieux)
C'est une pièce agréable, on peut regarder à loisir les photos de PascalRenucci, (du littoral, de la ville de Bastia), son envie de décaler un peu le
regard, non sur l'objet saisi par l'objectif mais sur le moment, impalpable, de
ce saisissement, évidemment je ne serai pas objectif sur son travail, que
j'aime et voit évoluer sans cesse (j'avais énormément aimé ses montages photos
en noir et blanc, où le noir fait comme des trous dans l'image alors qu'il
dessine aussi des formes, etc etc).
Je présente les photos, j'explique et puis chacun évoque ses voyages en Corse.
Ah, le "voyage en Corse" (voir l'ouvrage de Michel-Vergé Franceschiqui fait le point là-dessus), c'est vraiment la matrice narrative la plus
commune pour évoquer la Corse, non ? ll y a aussi le "dossier spécial ceci
ou cela" dans la presse généraliste. Mais ce soir-là, ce furent surtout
des souvenirs chaleureux, qui ne cherchaient qu'à dire l'affection et surtout
pas à dire la vérité ultime sur l'île. Bernard Uthurry, maire d'Oloron-Sainte-Marie
et Jean-Etienne Gaillat, président de la CCPO, ont donc évoqué avec plaisir et
humour leurs rencontres avec l'île et ses habitants.
Nous nous régalons avec un buffet corse, comme il se devait, offert par une
nouvelle boutique, tenue par Caroline, "L'instant corse / Stondacorsa", et très bien achalandée.
Puis les chants béarnais ont retenti et ont fait trembler les murs. Parce qu'en
Corse le chant est d'abord et souvent une dramaturgie, certes très émouvante,
mais réduite, tandis que dans le Béarn ce sont des orgues de Staline, qui vous
soulèvent, et avec le sourire en plus. Les chanteurs d'Eysus (un village près
d'Oloron), liés par l'amitié, étaient mêlés aux Pagalhòs (qui s'accompagnent
d'accordéon, de violon et de guitare). Le Dio (vi salvi Regina) fut aussi
entonné, pour faire honneur, et de belle manière. Soirée très agréable donc,
premier contact. (Ah, il y eut aussi un coup de fil moins agréable, mais
extrêmement instructif, sur lequel je reviendrai en temps voulu... mystère,
suspense.)
Mercredi 24 octobre
Le matin
donc, à la médiathèque, entre 10 h et 11 h, j’ai pu m’adresser à une classe de
seconde du Lycée Jules Supervielle qui aurait dû avoir lu « La chasse denuit » (Gallimard) de Marie Ferranti mais qui, du fait d’absences de leurs
professeurs de français, ont dû reporter cette lecture à la fin de l’année
2012. La discussion s’est donc muée en séance de présentation, histoire de
donner quelques pistes pour questionner le roman de cet auteur. J’ai insisté
sur le fait qu’il mettait l’accent sur une pratique traditionnelle (la croyance
magico-religieuse au « mazzeru ») dans une histoire qui traverse le
XXème siècle (guerre de 14, 1938-1940 surtout, puis années 1950 ou 1960), c’est-à-dire
au moment même où cette croyance va disparaître avec la société traditionnelle
qui lui avait donné naissance. Il me semble que ce livre permet de questionner
ce que sont les croyances collectives, leur nature, leur rôle dans une société.
La discussion avec les enseignants a permis de mettre en évidence certaines
ambiguïtés sur le pourquoi et le
comment de la fabrication de certains clichés identitaires (en évoquant Mérimée
et Marcu Biancarelli). Rendez-vous était donc pris pour collecter les réactions
des jeunes lecteurs et entamer une discussion. Pour finir cette introduction,
je lus les premières pages du roman :
« Le
premier soir de pleine lune, au printemps, nous chassons la nuit, en meute.
Une fois
l’an, nous nous retrouvons, hommes, femmes et chiens, sous le grand chêne
blanc, près de la rivière. L’eau est la demeure des esprits. Celle des morts
qui n’ont pas encore expié leurs fautes et se cachent dans les eaux vives. Ce
sont les âmes errantes qui nous appellent dans les rêves. Alors ni le taureau
furieux ni le sanglier ni la chèvre égarée ne peuvent nous échapper. Cette
chasse de nuit désigne ceux qui vont mourir.
Nous
nous présentons face au vent. L’homme aux chiens dirige de la voix la meute et
les rabatteurs. Ils attendent sur les hauteurs, débusquent l’animal et le
poussent vers nous. Armés de pierres, de bâtons, de fusils, de poignards, nous
nous mettons en ligne et la battue commence.
Pour que
l’animal ne sente pas l’odeur de l’homme, certains se couvrent de peaux de
renards tués moins de huit jours plus tôt, d’autres s’enduisent le visage de
sang séché mêlé à de l’huile. Moi, non. Quelques heures avant la chasse, je me
prépare soigneusement. Je m’enferme avant le coucher du soleil, me lave et me
gratte la peau à la pierre ponce, me rase entièrement la tête et mets des
vêtements plus noirs que la nuit, lavés et laissés à l’air libre depuis trois
jours.
Avant de
commencer la battue, je ramasse un peu de terre, m’en frotte les paumes, en
respire l’odeur. Je n’ai ni fusil ni poignard. Mes seules armes sont un bâton,
la mazza, taillée dans un sarment de vigne, et mes dents. Je deviens l’animal.
Je suis le mazzeru, celui qui frappe et annonce la mort.
Dans le
cri de l’animal qui meurt, je reconnais la voix de celui qui a été désigné par
le sort, parfois je le vois avant même que l’animal ne soit abattu, autrement,
le regard de l’animal mort ne trompe pas.
Il en a
toujours été ainsi, jusqu’à cette nuit du printemps 1938. »
Entre 11 h
et 12 h, ce fut au tour de Pierre Gastereguy, auteur basque, qui vient de
publier un joli recueil de nouvelles, « Doux comme un mouton »
(éditions Astobellara). 12 nouvelles qui ont été lues en grande partie par uneclasse de seconde du lycée du IV-Septembre-1870. Leur professeur de français et
leur professeur documentaliste avaient bien préparé la chose et après beaucoup
de timidité de la part des jeunes élèves, la discussion a permis à l’auteur
d’insister sur quelques aspects importants de son recueil, notamment la mise en
évidence du besoin d’affection que nous cachons ou manifestons parfois
maladroitement.
Et
l’après-midi, toujours à la médiathèque
J’animai
une discussion entre Pierre Gastereguy, le petit public de la médiathèque et
moi-même, à propos des ouvrages déjà cités de Pierre Gastereguy, Marie Ferranti
et d’Olivier Deck, auteur représentant le Béarn, qui ne put être présent ce
jour-là, malheureusement. À côté de nous se trouvait une table présentant les
ouvrages d’Olivier Deck et le recueil de Pierre Gastereguy, table disposée par
Thierry Fredrickson, libraire d’Oloron (La petite librairie, très belle
« petite » librairie généraliste indépendante, où j’eus le temps
de passer quelques dizaines de minutes, par trois fois, avec un grand plaisir,
j’y reviendrai). J’achetai ce jour-là l’ouvrage de Pierre Gastereguy (que
j’avais lu la veille grâce à un exemplaire de la médiathèque), ainsi qu’un
autre ouvrage d’Olivier Deck (« L’homme sans rire », éditions
Idlivres, 2003, que je n’ai pas encore lu). Je dis « autre » parce
que j’avais déjà acheté sur Internet « Le chant des passereaux »,
dernier volume d’une trilogie de cet auteur, consacrée à un personnage de femme
forte qui traverse la 2nde guerre mondiale et que l’on suit jusque
dans la guerre d’Algérie. Nous discutons aimablement autour de ces ouvrages, et
notamment du thème du « sacrifice » dans le recueil « Doux comme
un mouton ». Personnellement, c’est une courte nouvelle qui m’a étonné,
« Las estiretos », je l’ai lu comme un symbole de la naissance,
toujours douloureuse, de l’écrivain, passer à l’écrit, la violence certaine
qu’il représente pour l’enfant (en même temps que l’accès à un monde
extraordinaire, au sens plein du terme), il y a une comparaison avec un lapin,
etc etc. Je ne développe pas dans ce billet, mais il est possible que j’y
revienne dans un autre billet. Avec « Le chant des passereaux », nous
nous sommes interrogés sur la prégnance de la période historique de la 2nde
Guerre mondiale dans cette région du Béarn, et surtout de la Guerre d’Espagne,
des réfugiés, des camps (le camp de Gurs). La résistance, la collaboration, les
passeurs, tout est évoqué en faisant place aux comportements parfois ambigus
des uns et des autres. Le roman d’Olivier Deck est une série de sept cahiers
dans lesquels une mère écrit une sorte de confession destinée à son fils, afin
qu’il sache ce qu’elle a fait et vécu et pourquoi elle a décidé de le laisser,
temporairement, pour se rendre en Algérie, pendant la guerre du même nom, dans
le cadre d’une mission médicale.
Entre
midi et deux : le vieux cimetière d’Oloron
C’est tout
en haut du quartier de Sainte-Croix, celui qui fut le quartier espagnol
autrefois. Je fus gentiment accompagné car j’avais manifesté le désir de voir
la tombe de Jules Supervielle, poète que j’aime beaucoup. Le cimetière est
divisé en deux grands carrés, c’est dans le second que l’on trouve la tombe de
l’écrivain, quelque peu isolée des autres par un ovale d’herbe et de fleurs. Il
est enterré là avec sa femme. Mais je voulais surtout voir la tombe de sa mère
et c’est dans le premier carré que l’on trouve la plaque familiale signalant
que furent enterrés là, en 1884, son père et sa mère. (Ils moururent ensemble
accidentellement empoisonnés par une eau de mauvaise qualité, leur enfant
venait de naître la même année, à Montevideo, en Uruguay, où les frères
Supervielle avaient créé une banque.) Voici le poème (que je lisais, et dont je
me souvenais encore aujourd’hui d’expressions qui m’avaient frappé, comme – je
ferme les yeux – « cigales de cuivre, serpent de bronze… » je crois,
voici le poème) :
Le portrait
Mère, je
sais très mal comme l’on cherche les morts,
Je m’égare
dans mon âme, ses visages escarpés,
Les ronces
et ses regards.
Aide-moi à
revenir
De mes
horizons qu’aspirent des lèvres vertigineuses,
Aide-moi à
être immobile,
Tant de
gestes nous séparent, tant de lévriers cruels !
Que je
penche sur la source où se forme ton silence
Dans un
reflet de feuillage que ton âme fait trembler.
Ah !
sur ta photographie
Je ne puis
pas même voir de quel côté souffle ton regard.
Nous nous
en allons pourtant, ton portrait avec moi-même,
Si
condamnés l’un à l’autre
Que notre
pays est semblable
Dans ce
pays clandestin
Où nul ne
passe que nous.
Nous
montons bizarrement les côtes et les montagnes
Et jouons
dans les descentes comme des blessés sans mains.
Un cierge
coule chaque nuit, gicle à la face de l’aurore,
L’aurore
qui tous les jours sort des draps lourds de la mort,
A demi
asphyxiée,
Tardant à
se reconnaître.
Je te parle
durement, ma mère ;
Je parle
durement aux morts parce qu’il faut leur parler dur,
Debout sur
des toits glissants,
Les deux
mains en porte-voix et sur un ton courroucé,
Pour
dominer le silence assourdissant
Qui
voudrait nous séparer, nous les morts et les vivants.
J’ai de toi quelques bijoux comme des fragments de l’hiver
Qui
descendent les rivières,
Ce bracelet
fut de toi qui brille en la nuit d’un coffre
En cette
nuit écrasée où le croissant de la lune
Tente en
vain de se lever
Et
recommence toujours, prisonnier de l’impossible.
J’ai été
toi si fortement, moi qui le suis si faiblement,
Et si rivés
tous les deux que nous eussions dû mourir ensemble,
Comme deux
matelots mi-noyés, s’empêchant l’un l’autre de nager,
Se donnant
des coups de pied dans les profondeurs de l’Atlantique
Où
commencent les poissons aveugles
Et les
horizons verticaux.
Parce que
tu as été moi
Je puis
regarder un jardin sans penser à autre chose,
Choisir
parmi mes regards,
M’en aller
à ma rencontre.
Peut-être
reste-t-il encore
Un ongle de
tes mains parmi les ongles de mes mains,
Un de tes
cils mêlé aux miens ;
Un de tes
battements s’égare-t-il parmi les battements de mon cœur,
Je le
reconnais entre tous
Et je sais
le retenir.
Mais ton
cœur bat-il encore ? Tu n’as plus besoin de cœur,
Tu vis
séparée de toi comme si tu étais ta propre sœur,
Ma morte de
vingt-huit ans,
Me regardant
de trois-quarts,
Avec l’âme
en équilibre et pleine de retenue.
Tu porte la
même robe que rien n’usera plus,
Elle est
entrée dans l’éternité avec beaucoup de douceur
Et change
parfois de couleur, mais je suis seul à savoir.
Cigales
cuivre, lions de bronze, vipères d’argile,
C’est ici
que rien ne respire !
Le souffle
de mon mensonge
Est seul à
vivre alentour.
Et voici à
mon poignet
Le pouls
minéral des morts,
Celui-là
que l’on entend si l’on approche le corps
Des strates
du cimetière.
Jeudi 25
octobre
Médiathèque
intercommunale, service patrimoine
On
m’autorisa (merci infiniment) à compulser deux classeurs conservant des textes
autographes de Jules Supervielle. Jeudi matin, 10 h, je compulsai. Je pris en
photo quelques morceaux de ces lettres envoyées par le poète, ou d’un tapuscrit
corrigé, « Les mains photographiées » (magnifique poème, là aussi).
Ou bien encore une sorte de questionnaire d’éditeur que Supervielle a rempli à
la main, en vue de préparer l’édition de « L’enfant de la haute
mer », un de ses récits les plus célèbres. Certains mots étaient barrés,
il s’y était repris à deux fois pour renseigner la rubrique
« Biographie ». Intéressant de voir qu’il signalait alors trois
titres d’œuvres poétiques : Débarcadères, Gravitations (où l’on trouve le poème « Le
portrait », c’est le premier du recueil), Oloron-Sainte-Marie. Emouvant de voir des photographies
de lui, assis dans son bureau.
(Juste
avant cette exploration, j’ai pu apercevoir quelques incunables dans le fond
ancien, notamment une bible en basque.
De l’art
du contraste et de l’étonnement
18 h,
hall de la salle Jéliote (salle de spectacle portant le nom d’un chanteur lyrique originaire du
Béarn et qui fit carrière sous Louis XV). C’est un Corse d’Oloron, Pierre-Louis
Giannerini (un ancien du lycée Fesch, promotion 1962), ancien professeur
d’histoire, historien, animateur culturel infatigable qui propose une
conférence sur Pascal Paoli, diaporama à l’appui. En une heure et demie,
l’essentiel est dit depuis les débuts de la Révolution corse (1730) jusqu’au
premier exil anglais de Pascal Paoli (1769), et le conférencier a bien insisté
sur le fait que Paoli était une figure des Lumières, qui a placé la Corse sur
le devant de la scène européenne et en pointe de l’évolution politique.
Voltaire fut mis largement à contribution. Les ouvrages de Michel
Vergé-Franceschi (Paoli, un Corse des Lumières) et d’Antoine-Marie Graziani (Pascal
Paoli, père de la patrie corse) ont été chaudement recommandés. J’ajoutai deux titres en
fin de conférence à l’attention du public : l’épopée inachevée en latin de
Giuseppe Ottaviano Nobili-Savelli, Vir Nemoris, écrite en 1770 par un des premiers
étudiants de l’université paoline, à la gloire de Circinellu et de la
Révolution corse (traduction en français par François-Michel Durazzo,
éditions Albiana) ; le roman historique échevelé et extraordinaire de l’italien
Francesco Domenico Guerrazzi, publié en 1860, intitulé Pasquale Paoli ou la
déroute de Ponte Novu (traduction par Petr’Antò Scolca, éditions Albiana).
Les
personnes du public avec lesquelles j’ai pu discuter m’ont dit découvrir
absolument tout de cette figure et surtout son importance, son caractère
novateur, et ainsi mieux comprendre la Corse actuelle. C’est tant mieux, à
l’heure où l’on peine à chercher des modèles nobles et positifs dans
l’imaginaire insulaire et où la figure de Paoli n’est pas totalement reconnue
dans l’île elle-même (voir les remous que provoque la prochaine mise en place
d’une statue de Pascal Paoli devant le Palais de Justice d’Ajaccio, notamment sur un site qui s'inquiète d'une éventuelle prochaine autonomie accrue de la Corse : http://www.france-corse.fr/, site sur lequel on trouve quelques billets évoquant les écrivains corse, j'y reviendrai, en même temps qu'un petit tour vers le site de plus en plus riche d'Interromania).
21 h,
une salle du cinéma Le Luxor : Florent Paris, qui dirige le cinéma Le Luxor, a bien voulu
diffuser le premier long-métrage de Gérard Guerrieri, X-Making (Injam
poroductions, 2003). Mais, mais… (ce fut l’objet du coup de fil mystérieux de
mardi soir), il se trouve que la copie du DVD qu’il avait reçue comportait
quelques problèmes techniques, d’où – fait extraordinaire qui ne fut pas pour
faciliter la réception, mais bon, nous faisons tous avec les aléas de la
vie ! – quatre coupures qui nous imposèrent quatre minutes de silence dans
la lumière retrouvée de la salle de cinéma… Furent donc évacuées plusieurs
scènes : une scène de tentative de tournage d’une scène pornographique
dans le cimetière de Bastia, une scène d’explosions sur un terrain vague
provoquées par les deux acteurs porno, une scène de tentative de suicide (de
l’actrice porno) dans une baignoire. Bon, rien de gravissime finalement,
puisque le fil narratif du film était tout de même compréhensible. Je dois
avouer que la quinzaine de personnes dans la salle n’a pas beaucoup apprécié ce
film, encore moins Florent Paris. Les critiques ? Eh bien, un film sans
scénario, à la photographie médiocre, trop de films en un seul film, la
présence étrange de la psychologie des acteurs porno dans un film dont ce ne
semblait pas être le sujet, un langage vulgaire, inutilement grossier, une
vision extrêmement noire de la Corse… Tout cela fit dire au premier participant
du dialogue qui a suivi la projection : « Vous êtes sûr que ce sont
des Corses qui ont fait ce film ? » ou encore « Mais à quoi ça
rime ? Qu’est-ce qu’il veut dire ? »
Rassurons-nous,
il y eut des personnes pour apprécier le film, qui l’ont trouvé drôle et
décapant (mais ils n’ont pas pris la parole en public ce soir-là !).
Rassurons-nous encore, le dialogue a permis de faire comprendre la démarche du
cinéaste : il s’agit d’un film qui parle de ce que c’est que faire du
cinéma en Corse aujourd’hui. La difficulté, le désir d’audace, la volonté de
critiquer, de provoquer, de secouer des carcans (psychologiques, économiques,
politiques, identitaires). Alors, bien sûr, on peut gloser sur ses faiblesses,
réelles, (oui, il y a des longueurs), mais il importe de voir les deux moments
qui, selon moi, regarde ce monde miné par le désir de prédation individuelle
avec une certaine affection (une affection qui ne débouche pas sur une vraie
relation, certes, mais qui sauve un tant soit peu les personnages) :
quelques plans sur une chambre d’un vieil appartement bastiais (avec photos,
bibelots, tableaux et vieux meubles), le faux dialogue entre Mister Mojo
(l’acteur porno) et un maghrébin, autour d’une cabine téléphonique (« Tu
sais que nous sommes des frères éloignés ? » dit le premier au
second, qui ne comprend pas où il veut en venir).
Bref, le
contraste fut fulgurant entre la conférence et le film, et c’était, je le crois
toujours, un bon moyen de montrer que la culture corse repose aujourd’hui sur
des artistes audacieux, qui se donnent des libertés, connaissent leur histoire
tout en ne s’interdisant pas de la prendre à rebrousse-poil (pour entendre quelques propos du cinéaste, voir ici cette émission de France culture consacrée à l'amour en Corse, merci à Pierre-Louis Giannerini de nous avoir signalé la chose).
Vendredi
26 octobre
La
beauté originelle et toujours renouvelée du conte
Au foyer
culturel de Gurmençon (petite commune qui jouxte Oloron, juste après Bidos),
j’ai pu être émerveillé par la mise en voix, en musique et en scène (en
français et en occitan – version landaise, le gascon donc) de deux contes
traditionnels landais recueillis à la fin du XIXème et au début du XXème
siècles par Félix Arnaudin (1844-1921). Le conte, bien dit, avec cette science
des inflexions de voix, des expressions du visage, de la participation du
public et des silences entrecoupés de musique ou non, est toujours un moment
extraordinaire, la matrice de tous nos arts. Public nombreux (des enfants de
maternelle et d’école primaire, dont certains fréquentent une calendreta
d’Oloron (école privée où l’on enseigne l’occitan), des vieilles personnes
venues d’une maison de retraite (et pour qui le gascon fut une langue de
l’enfance)), public conquis : rires, interrogations, surprises,
émerveillement poétique.
Je discutai
ensuite avec la conteuse Marie-Hélène Cauhapé qui me dit le plaisir intense
qu’elle prenait à conter ainsi et découvrir tous les jours les beautés de
l’occitan et ses versions gasconne ou béarnaise. Voir ici le site de
« Tres e ua », l’association qui propose ces contes. Les deux contes
du spectacle furent « La méchante marâtre » (dite « la
tante » dans la version occitane) et « Les fées de la dune de
Bombet ». (Je les ai racontés à ma fille, et malgré la piètre qualité de
mon récit, le conte a fait son office, elle fut surprise, horrifiée, rassurée,
amusée…)
Les
chants : basques, béarnais, avec des morceaux de chants corses.
Le concert
à 21 h dans l’église de Gurmençon avec les « Chanteurs d’Eysus » (ils
sont 12 hommes) et le chœur de femmes « Basa Andereak » (elles sont
8) de l’association des Basques de Pau « Lagun Eta Maïta ». Grand
moment, très sympathique, chaleureux, convivial qui s’est poursuivi ensuite
assez tard dans une des salles de la mairie de Gurmençon, toujours autour du
plaisir du chant. Chants béarnais, chants basques, mais aussi chants corses
(merci aux chanteurs d’intégrer ainsi des chants dans d’autres langues, comme
le font régulièrement nombre de groupes corses, l’album « Cu hè
dinù » de Canta est symbolique à cet égard), disais-je, car le chœur
féminin reprit « Scorsa la to vita » et « Companero » de Canta
u populu corsu et les hommes entonnèrent le « Dio vi salvi Regina ».
Puissance des voix (surtout masculines) et plaisir du chant.
Samedi
27 octobre
Le café littéraire pour finir
Préparée le
matin avec Pierre-Louis Giannerini, la discussion de l’après-midi (15 h) autour
de la littérature corse a passionné la petite dizaine de personnes du public.
Mais heureusement, tout a été enregistré et, dès que possible, je placerai le
lien vers l’écoute de ce moment.
Monsieur Giannerini est revenu sur certains points importants : la grande productivité des éditeurs corses, leur sérieux, la qualité des livres produits, dans tous les domaines ; l'importance des chanteurs et des musiciens dans le succès et le renouvellement de la poésie en langue corse ; le caractère spécifique des "chjami è rispondi" (même si quelque dans le public a signalé qu'une joute oratoire similaire existe au pays basque).
En résumé, j’ai
insisté sur le fait que la littérature corse pouvait être placée sous le signe
du multiple : multiplicité des langues (latin, italien, corse, français),
multiples et féconds rapports entre l’oral et l’écrit, aujourd’hui encore,
intervention de multiples acteurs dans sa fabrication contemporaine (et
notamment des lecteurs au moyen des cafés littéraires, forums, réseaux sociaux,
sites et blogs sur Internet). Eléments que je répète à l’envi sur ce blog. Je
vous passe donc les détails. J’ai insisté sur le fait que la littérature corse
actuelle était très active, productive, novatrice, parfois de façon
contradictoire. Que la génération du Riacquistu (« réappropriation »
culturelle des années 1970 et 80) est maintenant en dialogue et en débat avec
les nouvelles générations. J’ai enfin signalé l’importance de quelques ouvrages
et auteurs (tous ceux cités sur ce blog à longueur de temps). J’ai renvoyé à la
lecture des ouvrages maintenant possédés par la médiathèque. J’avais apporté
notamment « Variétés de la mort » (2001, éditions Albiana) de Jérôme
Ferrari et une dame me l’ayant emprunté mardi soir me le rendit samedi en
faisant savoir qu’elle avait été assez étonnée de n’y trouve « que du sang
et du cul » ! J’espère que nous pourrons reprendre ce dialogue par la
suite.
Pour
illustrer la vitalité de la littérature corse, j’ai fait écouter
« Ciucciarella blues » (la version folk dure) par Pierre Gambini
(version personnelle, inspirée du blues américain, de cette traditionnelle
berceuse, que l’on trouve sur la BO de la saison 4 de la série télé
« Mafiosa » ; entre parenthèses, il faudrait regarder dans le détail mais il me semble que Pierre Gambini modifie quelque peu le texte, non ?). Après en avoir fredonné les premiers vers avec
Pierre-Louis Giannerini, j’ai lancé la musique et je dois avouer qu’elle a
étonné et pas forcément convaincu le public présent ! Pour certains même,
il ne fallait pas toucher à une berceuse traditionnelle… Ce qui justifiait
pleinement les innovations de Pierre Gambini et de la culture corse en
général !
Voilà, je
publie ce compte rendu en l’état, au fur et à mesure, je le complèterai. Bonne
discussion si vous voulez revenir sur tel ou tel point.