jeudi 15 novembre 2012

Nouveaux échos de lecteur : "Le sermon sur la chute de Rome" et "Murtoriu"

C'est Joseph Pollini qui nous envoie ces propos, qu'il soit chaleureusement remercié ! Multiplier les lectures, les discussions, voir comment les arts et la culture nous permettent de nous mettre à distance de nous-mêmes, de réfléchir sur nous-mêmes, c'est absolument essentiel : que voulons-nous vraiment ?...

Bonne lecture et bonne discussion peut-être.

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Cher ami,       
    - j'ai lu en octobre dernier le "Sermon sur la chute de Rome" de Jérôme Ferrari, dont on a tant parlé sur ce blog, bien avant l’attribution de son prestigieux prix littéraire et bien avant que ce pauvre Christophe Barbier en ait fait mention!
    J'ai beaucoup aimé cette leçon de philosophie donnée sous la forme d'une fable et/ou d’une parabole, qui a pour cadre et pour principaux acteurs la Corse et les Corses et qu'éclaire, de façon éblouissante grâce aux qualités littéraires de l’auteur, la lumière de Saint Augustin, dont le «Sermon » est sans cesse mis en relief par Jérôme Ferrari, dans une langue aussi claire que somptueuse.
    En effet, c’est en racontant l’aventure de deux intellectuels de retour au pays et désireux de faire revivre le bar d’un petit village corse, ce lieu de rencontres et d'échanges également apprécié par d’autres clients que ceux souffrant d’une addiction à l’alcool, que l'auteur conduit le lecteur à réfléchir sur l'impossible pérennité de nos actions humaines et sur la fragilité de tout ce que nous nous efforçons de réaliser, parfois avec la meilleure volonté du monde et ce quelle que soit la force de nos convictions.
    Car si tout semble se détruire sous la pulsion de ce qu'il y a de plus violent et de plus égoïste chez l'homme, surtout lorsque grande est son indigence spirituelle, voire intellectuelle, la réponse de Saint Augustin, et par là même il me semble de l'auteur, laisse persister un espoir et rappelle quels sont les lois qui régissent notre existence sur cette terre, dans ce monde.
    Cet espoir cependant n’apparaît que si l’on est capable d’observer avec lucidité ce qu'est réellement la condition humaine. C'est du moins ainsi que j'ai perçu ce magnifique ouvrage et je suis très heureux de constater qu'il a été écrit par un Corse, c'est à dire par un véritable amoureux de la Corse et un subtil et fin observateur de l'âme corse, cette "âme charnelle" comme disait Charles Péguy, qui est de toute évidence assez peu différente de celle des autres hommes. Belle leçon d’humilité et, à mon avis, appel à se mobiliser pour éviter un trop grand naufrage…
   
    - J'ai lu également le livre de Marcu Biancarelli cette année, avant la Toussaint, dans sa traduction française bien sûr car la lecture du corse (surtout pour un tel texte), que je n'ai jamais étudié (il nous était même interdit de le parler au lycée Marbeuf de Bastia, où s’est déroulée mon enfance), m'aurait demandé de gros efforts et j'avoue que j'ai eu envie, depuis la lecture de sa traduction en français, de me procurer l'original, publié en 2009.
Tu as qualifié de "sublime" le livre de Marcu Biancarelli, dans ton texte nous invitant à lire toute une série de livres publiés en corse et/ou par des Corses.
Je l'ai lu aussi et j'ose, pour l'intérêt et le plaisir que permettent ces échanges, donner un point de vue légèrement différent, celui d'un lecteur "de la commune espèce", le mien.
 - Il est indéniable cependant que j'ai aimé cet ouvrage, comme la plupart des intervenants sur ce Blog (et sur FaceBook où s’est aussi déroulée une longue discussion). Sa traduction en français m’a en effet semblé magnifique.
- J'avoue cependant avoir éprouvé moins de plaisir, mais pas moins d’intérêt, à cette lecture que pour celle du livre de Jérôme Ferrari, même si tous deux ont pour cadre la Corse, pour acteurs des Corses et que chacun rapporte une histoire bien triste...
Je vais essayer de m' en expliquer.
- Je n’ai nullement l’intention de comparer ce qui n’est pas comparable mais je dis simplement que je n'ai pas ressenti, comme vient de l’affirmer, avec son emphase habituelle, Christophe Barbier (dont la suffisance m'est aussi insupportable), qu'il s'agit là d'un texte qui "nous emmène au grand large"; tout simplement sans doute en raison de son côté très noir, de son extrême violence et de certains portraits au vitriol de voyous sanguinaires et crétins, même si ces descriptions qui sont d'un réalisme parfois insoutenable, servent bien la fiction.
- J'ai bien compris, il me semble, la nécessité de ces portraits et de ces situations où s’entremêlent le racisme parfois, la xénophobie souvent (un seul exemple : "o Lucchisò", terme auquel j'ai moi-même été confronté face à des Corses, «pur sang», indigents et immatures) ou encore l’arrogance et la suffisance d’un automobiliste qui est fier de garer son auto dans un lieu réservé et interdit au public et d’en profiter pour ridiculiser et humilier d’insignifiants touristes continentaux. D'ailleurs que de "Pinzuti" repoussants et de "Mange merde" dans cet univers... Des détails me direz vous, nécessaires pour forcer le trait !
- Mais j'ai moins compris les raisons qui poussent le narrateur, qui ne peut être confondu avec l'auteur bien sûr puisqu’il s’agit d’un roman, c'est à dire avant tout d'une fiction, à quitter la Corse et à s'expatrier dans un pays qu’il croit plus calme et où il pourrait mieux s'isoler du monde, l'Espagne ; alors que son pauvre ami, cet autre innocent qui le considère comme son « maître », lui préfère l’Italie!
Comme si les problèmes "identitaires" et ces nombreux signes de décadence, sources principales de divisions, n'existaient pas ailleurs!
- Il s’agit d’une fiction me dit-on avec insistance, ce que je ne peux ignorer mais dans chaque roman il y a aussi me semble-t-il assez souvent une part d’autobiographie.
Et dans le cas présent cette part pourrait être non négligeable. Par ailleurs, même si cela était vrai ce n’est pas bien grave et c'est assez banal, mais ce n’est pas cela qui a créé chez moi un malaise, c’est son excès de réalisme et la crudité des situations décrites, ingrédients qui habituellement ne m’offusquent pas mais qui dans le cas présent m’ont paru non indispensables, et peut-être même contre productifs, pour servir l’analyse qui est faite de cette situation totalement décadente.
Mais sans doute ai-je mal compris et/ou me manque-t-il une case ?
- Il faudra donc que je relise le livre de Marcu Biancarelli, à la recherche de la part d'amour enfoui, de la Corse, des Corses et de l'homme en général. Celle-ci ne m’a pas sauté d’emblée aux yeux et ce  malgré la façon, admirable et émouvante, dont le narrateur rapporte les sentiments qu'il éprouve envers ses deux amis, et de Mansuetu en particulier, l’un des personnages les plus innocents de cette « ballade ».
Il est vrai que les épisodes les plus douloureux, dont celui se rapportant à la vie et la mort de Mansuetu justifient grandement le choix du titre « Murtoriu ».
- Je suis certain cependant que le monde n'est pas aussi noir, même s'il peut parfois l'être, et je ne crois pas que ce soit actuellement le cas, en Corse.
- J’avoue avoir aussi été déçu, dans un texte intitulé « Murtoriu », par l’absence de réflexion ou de références culturelles sur ce qui a imprégné la Corse et les Corses depuis au moins 15OO ans. Je fais là allusion à l’influence de nos traditions, modelées par le religieux, c’est-à-dire par tout ce qui a façonné, et façonne encore me semble-t-il, nos comportements moraux, ou éthiques si ce terme doit être préféré ou, autrement dit, tout ce qui se rapporte aux racines « judéo-chrétiennes » de notre société. Il s’agit là d’un fait incontestable, dont il ne faut avoir aucune honte et dont il ne faut surtout pas tirer des arguments pour justifier le rejet et le mépris d’autrui, ou de celui qui est différent de nous !
En tous cas la solution n'est point, à mon avis, la fuite.
- Mais revenons au récit de Marcu Biancarelli.
Malgré les réserves que je viens d’exprimer, qui en fait sont avant tout des regrets,  je réaffirme qu'il ne m’a pas échappé combien cette description des situations les plus indignes et des événements les plus douloureux vécus par le narrateur, traduisent avant tout l'intensité de sa souffrance et de son désespoir devant ce qui est présenté comme un inexorable déclin. Ils sont en effet la preuve d'une perte du sens et des repères les plus traditionnels, ceux qui constituent les valeurs que nous aimons tous et que tous les Corses, dignes de ce qualificatif, s'efforcent de défendre et de promouvoir.
Mais l'acharnement (mot peut-être excessif) dont l'auteur fait preuve pour décrire des scènes d'horreur, où l'ignoble côtoie parfois la bestialité, qu'il s'agisse de meurtres d'innocents (Mansuetu ) ou de voyous débiles, ou encore de pulsions sexuelles dégradantes qui n'ont rien à voir avec l'amour (avec peut-être une exception, empreinte de culpabilité, les liens établis avec sa délicieuse cousine !), était-il vraiment indispensable?
Certes oui pour exprimer la souffrance et l'horreur, mais sans doute pas pour souligner combien l'âme corse a perdu de sa noblesse, cette âme qui est en principe commune à tous les Corses et à tous les êtres humains, où qu'ils soient et d'où qu'ils viennent.
Mais il se peut que je fasse erreur et que j'aie mal compris.
C'est cela aussi me semble-t-il l'un des plaisirs de la littérature, permettre à chacun d'y voir et de ressentir ce qui lui est propre, de s'autoriser à interpréter ce qu'il lit comme il l'entend et à partager avec d'autres son point de vue, lorsqu'il le juge utile ou s'il en éprouve le besoin et ce malgré ses possibles propres handicaps et insuffisances...
Mais qu’il me soit au moins permis de douter, surtout à propos de la Corse et du "glas" que Marcu Biancarelli fait retentir si violemment, du bien fondé de tels procédés littéraires, malgré leur capacité d'éveil, il est vrai tout à fait incontestable...
Ce n’est là qu’un point de vue, le mien !
Je recommande néanmoins, fortement, la lecture de ce livre.

5 commentaires:

  1. Ma foi,la liberté du créateur est totale, il façonne son personnage à son idée. Combien de Corses d'ailleurs n'ont-ild pas eu la même envie de quitter la Corse à certains moments de folie meurtrière, comme en ce moment?
    Dans le roman c'est aussi un écho au sentiment du grand-père Cianfarani rentrant brisé de la grande guerre et trouvant la Corse en déshérence, donc loin d'être un refuge.

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  2. Non pas un commentaire mais une information peut-être passée inaperçue: Libération du samedi 18 novembre lui a donné carte blanche dans "la semaine d'un écrivain"....

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  3. Raffini Marie-Paule17 novembre 2012 à 18:41

    J'ai lu dans la foulée "Murtoriu" puis "Le sermon"...J'ai été frappée par la similitude des tons même si celui de Ferrari est plus retenu; par la similitude des thématiques même si celle de Biancarelli est plus violente; par la similitude des personnages même si ceux de Ferrari sont plus réfléchis. Violence, noirceur,disparition d'un monde ou des mondes, la soeur ou la cousine salvatrice, légèreté concédée à un monde de brutes. Est-ce la patte de Ferrari que l'on retrouve dans la traduction de "Murtoriu"? Est-ce la patte de Biancarelli qui assassine le projet de Matthieu? Jeu de miroirs,complicité d'écrivains,osmose des langues et des cultures? Comment trancher? Je vous invite à lire. Pour commencer.

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  4. Donc une citation, un court extrait de la semaine de Marc Biancarelli, le dernier paragraphe: "Le cru 2012 a été assez exceptionnel. Je le pense. Les auteurs qui ont publié cette année des textes de grande qualité se nomment entre autres Sylvana Périgot, Laure Limongi, Marie Ferranti, Paul Desanti, Patrizia Gattaceca ou encore Etienne Cesari. Je manque de place pour l'exhaustivité, mais tous, dans des maisons d'édition de différents standings, en Corse, à Paris, et même à New York, témoignent d'une Corse qui s'exprime dans les arts et compense parfois une parole politique défaillante. Ce n'est pas une littérature de béni-oui-oui, mais elle raconte des mondes, et un monde en particulier, mieux qu'aucun anthropologue n'en parlera jamais. Un des mérites - et pas le moindre - du prix Goncourt de Jérôme sera aussi de nous permettre de faire entendre par delà les tragédies et le sang, les voix qui disent un pays de créativité, d'espoir et peut-être un jour aussi de paix."

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  5. Raffini Marie-Paule17 novembre 2012 à 20:28

    C'est une vision de la Corse plus sereine mais non moins douloureuse que je présente dans le roman LA CURE, paru en septembre dernier. Une Corse quittée, enfant, dans les année 60 sans avoir le choix. On peut le lire, aussi. Il est distribué par DCL.( Marie Josse-Raffini)

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