jeudi 18 février 2010

Charles Timoléon Pasqualini

Depuis que j'ai lu les articles qui leur sont consacrés dans l'Anthologie des écrivains corses de Hyacinthe Yvia-Croce, je pense à Lorenzo Vero (1865-1890) et Charles Timoléon Pasqualini (1840-1866) comme à un étrange couple de poètes : morts très jeunes tous les deux, le premier était ajaccien (je me souviens que son poème cité par Yvia-Croce évoque le golfe, la lumière diurne puis nocturne jouant sur ses vagues, il faudra que je le retrouve et que je le cite ici : il fait partie des textes qui se sont glissés entre moi et le golfe), le second était campilais ! Né et mort à Campile, mon village. Deux poètes de langue française qui représentent une pratique lyrique romantique : esprits déchirés par les espoirs et les désenchantements, sentimentaux, métaphysiques ou politiques.

Eh bien je feuillette à nouveau ce soir le recueil posthume de Pasqualini, "Choses du siècle et choses du coeur" (titre assez plat et peu attirant d'ailleurs), réédité chez Lacour en 1998. Je feuillette et je feuillette encore, à la recherche d'un poème et je suis sans cesse arrêté dans mon élan : les alexandrins et les octosyllabes se succèdent et ne parviennent pas à me captiver... J'entends un ronronnement un peu creux, des emportements lyriques un peu excessifs. Vero et Pasqualini représentent-ils d'une certaine façon l'impasse d'une littérature mimant la norme et répétant des formules vieillies ? Y a-t-il des poèmes de ces deux auteurs qui vous ont enchantés ?

Et puis je trouve finalement ce poème-là, parce que je veux tout de même citer un de ses poèmes, il est tout de même de mon village ! Et puis ce poème-lettre contient assez de prosaïsme pour équilibrer la rhétorique et les vers, je m'accroche à cette "ancre" (Pasqualini avait été médecin dans la marine marchande).


MES NOUVELLES

Malgré vos conseils trop fondés
J'ai levé l'ancre - et toujours bonne,
Madame ! vous me demandez
Des nouvelles de ma personne,
Des mers de l'Inde, du bateau
Qui me conduit, de mon voyage,
Comment on peut vivre sur l'eau
Et si je suis devenu sage ;
Car me voilà depuis deux ans
Entre la Ligne et le Tropique,
Tantôt sur les flots gémissants,
Tantôt sur les sables d'Afrique.
Charmants climats ! pays heureux
On rôtit à l'air en décembre,
Mais en juillet, mois très frileux,
Je puis séjourner dans ma chambre.
Ma chambre ! Ah dame ! un grand vizir
N'a pas pareille bonbonnière,
Trois pieds de large et, sans mentir,
Presque aussi longue qu'une bière,
J'y loge bon nombre d'amis,
Gais vivants, races incertaines ;
Cent pieds, moustiques, rats, fourmis
Et des cancrelats par centaines !
Où donc est le barde bourru
Qui trouve l'onde peu constante ?
Bêtise ! jamais coeur féru
Ne rêve plus fidèle amante,
Curieuse comme un oisif,
Malgré consigne et sentinelle
Trop souvent chez moi, sans motif,
Elle accourt par excès de zèle.
Il faut la voir courir, jaser
Et sautiller sur mon visage,
Comme un oiseau, comme un baiser,
Comme un enfant sur le rivage.
Hélas ! Qu'apporte-t-elle ? Rien !
Toujours l'ennui, toujours la brume
Qui me dérobe mon Éden,
Parfois aussi quelque bon rhume.
Et la terre ? on y devient fou,
On est entouré de Malgaches,
On a des cases de bambou,
On peut se nourrir de pistaches,
On voit ce que nul ne rêvait,
De beaux guerriers tout nus, Madame,
Des rois comme s'il en pleuvait
Déguenillés à fendre l'âme ;
Des Armides aux crins suiffés
Aux pieds crottés, à la peau noire,
Des vieillards, mendiants fieffés,
Des enfants laids comme un grimoire.
On sue, on baille, on dormirait
Sans mille insectes indociles ;
La lèpre ou la gale à souhait,
La fièvre jaune et les reptiles.
Sur le rivage on va s'asseoir,
On nage, c'est fort salutaire ;
Mais gare aux requins ou bonsoir !
A cela près on peut s'y faire.



A propos de Charles-Timoléon Pasqualini, on peut lire avec profit l'article d'Eugène Gherardi dans le "Dictionnaire historique de la Corse".
Et notamment ceci : "Charles-Timoléon Pasqualini laisse toutefois à la littérature corse d'expression française, une oeuvre poétique et de critique littéraire de très grande tenue bien que fort inégale. (...) La lecture de ses poésies traduit la tristesse et la mélancolie d'un poète qui dès l'adolescence est hanté par la mort et par le triste destin qu'il semble présager. C'est une mise à nu profonde et très maîtrisée de l'âme du poète que l'on découvre dans l'oeuvre. Ses attaches religieuses le rapprochent des courants issus du catholicisme social. A la manière de Victor Hugo, le jeune poète corse refuse les dogmes. Il s'interroge, médite et raisonne sur un Dieu qui doit finir par éclairer le songeur."

2 commentaires:

  1. J'aime bien quand même, le style est étonnamment familier malgré une forme qui se veut classique...

    j'aime l'image de la mer assaillant le marin comme une gamine fougueuse :

    "Elle accourt par excès de zèle.
    Il faut la voir courir, jaser
    Et sautiller sur mon visage,
    Comme un oiseau, comme un baiser,
    Comme un enfant sur le rivage"

    Pour les poètes de cette époque écrivant en français, je me prends à rêver : est-ce qu'écrivant en corse ils n'auraient pas été moins "creux", moins plats, moins ronronnants ...? Ils entraient dans un corset qui n'était pas le leur, leur pensée se réfractait à travers un prisme ...non?

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  2. Il me semble qu'Eugène Gherardi est certainement une des personnes auxquelles il faudrait poser ces questions. Il faut regarder en détail ses deux livres :
    - Esprit corse et Romantisme (2004, chez Albiana) : http://www.albiana.fr/descriptif-esprit-corse-et-romantisme_239.html
    - Politique et société en Corse (2006, chez Sammarcelli)
    J'avais lu le premier crayon en main, mais il faut que je le reprenne, ma mémoire est malheureusement défaillante.
    Par ailleurs, Gherardi est un des contributeurs principaux du "Dictionnaire historique de la Corse", dans lequel il doit y avoir des informations (je vais y refaire un tour).

    Mais la question est passionnante : quelqu'un comme Pasqualini évolue certainement dans un contexte trilingue (corse, italien, français + le latin), comme bien d'autres auteurs de cette époque (De la Foata écrivait dans les quatre langues) et il serait très intéressant de pouvoir visualiser (avec des couleurs et des mélanges de couleurs) les répertoires linguistiques de tous ces écrivains, leurs compétences, leurs usages, leurs évolutions... ah...

    Oui, je trouve aussi que la poésie de Pasqualini a tout de même cette richesse de l'humour, parfois très sombre dans d'autres poèmes, je le vois ici avec l'expression "par excès de zèle".

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