Une question un peu provocante occupe le titre de ce billet.
Depuis un certain nombre d'années, grâce aux efforts conjugués de plusieurs acteurs du monde littéraire corse (CRDP, Université de Corse, La Marge, Alain Piazzola, Associu Mimoria Bisinca, Editions Cyrnos et Méditerranée, Albiana, et je dois en oublier, pardonnez-moi !...), plusieurs livres très importants pour notre imaginaire (des "textes fondateurs" ?) ont été réédités :
- "L'anthologie de la littérature corse" de Mattieu Ceccaldi
- "L'anthologie des écrivains corses" de Hyacinthe Yvia-Croce
- "Vir Nemoris" de Giuseppe-Ottaviano Nobili-Savelli
- "Pesciu Anguilla" de Sebastianu Dalzeto
- "Dionomachia" de Salvatore Viale
- etc. (Comment complèteriez-vous cette liste ?)
En mai 2008, quelle bénédiction de voir revenir vers nous l'unique numéro de ce qui devait normalement devenir une "anthologie annuelle" intitulée "A Cispra" aux éditions Alain Piazzola !
Ce numéro unique avait été publié en mars 1914 !
Je me souviens d'avoir lu (mais dans quelle revue et quand ?, ce devait être dans les années 80, dans un numéro de Kyrn) que Ghjuvan Ghjaseppu Franchi considérait ce numéro unique de "a Cispra" comme un ouvrage fondamental pour la Corse (ce ne sont pas ses mots, mais en tout cas, cela a imprimé durablement en moi l'idée qu'il fallait que je le lise, le connaisse, le médite...).
Et voici que non seulement le texte est republié, mais qu'en plus, tous les textes en langue corse (car l'ouvrage contient des poèmes et des proses en langues corse et française) sont accompagnés de leur traduction en français, qu'une introduction et un avertissement (in lingua corsa) de Dumenicantone Geronimi ainsi qu'une postface et une conclusion (en langue française) de François Paoli encadrent le tout !
Bref, une véritable "nouvelle édition critique" comme l'indique la couverture. Je pense que c'est à ce prix que nombre des "textes fondateurs" de notre imaginaire littéraire peuvent pleinement jouer leur rôle aujourd'hui (qu'en pensez-vous ?).
Je vous laisse découvrir l'importance de cet ouvrage : les ambitions, l'enthousiasme et le volontarisme des deux auteurs (Saveriu Paoli et Ghjacumu-Santu Versini) ; les éclairages de Geronimi et Paoli très utiles et pertinents pour des débats actuels. Quelle a été votre lecture de ce livre ?
Ce qui m'a personnellement frappé, c'est la richesse des textes collectés par les deux auteurs de cette anthologie : poésie en langue corse, poésie en langue française, poésie amoureuse, nostalgique, patriotique, satirique, quelques proses de réflexion politique, linguistique, littéraire, un extrait d 'un autre auteur corse, Santu Casanova (autre "père fondateur", nous n'en manquons certes pas !).
Une bonne surprise : ils usent des deux langues (la corse et la française) ! Je vois là un soutien pour l'idée que nous avons tout intérêt à ne pas opposer les langues, les langages mais qu'au contraire il est bon pour la vie de nos imaginaires que nous multipliions les occasions et les modalités d'expression.
Je pense par exemple aux dix derniers poèmes de l'anthologie, tous écrits en français, intitulés : "Solitudes", "Soir", "L'enclos", "Au Liamone", "A toi", "Ce que dit Mont d'Oru", "A toi" (de nouveau !), "Ce que dit Monte d'Oru" (de nouveau !), "Au Liamone" (de nouveau !), et "Les cigales de Campu Pianu".
Comment lire ces textes ? Sachant qu'ils sont maintenant complètement oubliés alors qu'ils se trouvent à côté de poèmes en langue corse qui sont considérés comme magnifiques dans les anthologies (Yvia-Croce, Ceccaldi, Talamoni) - comme "Neve" ("Neva, neva è neva fiori.") ou "M'innamoru" ("L'aria accarezza, si vede stelle / Ind'ì l'ochji di tutte e zitelle.", et que l'on connaît bien grâce à la version chantée par les Muvrini, dans leur album "I Muvrini 85") ?
C'est pourtant aussi vers ces poèmes en langue française que je vais, même s'ils représentent certainement une pratique d'écriture datée (en 1914 déjà), mimétique d'un romantisme baudelairien, donc peu originale, et d'une qualité médiocre (mais êtes-vous d'accord avec ce point de vue ?).
Je vais vers ces poèmes porté par l'intuition que là aussi se dit quelque chose, et que nous pouvons l'écouter, en toute connaissance de cause, sans y voir un chef d'oeuvre, sans y chercher autre chose qu'une voix essayant de dire avec les moyens du bord, un sentiment banal et profond (le temps qui passe, la nostalgie de l'enfance, les regrets et les amours ratées) associé à des réalités très précises, véritablement vécues, d'un village corse et de son environnement.
Par exemple, avec le poème intitulé "Soir" :
Déjà l'ombre déferle aux fonds de la vallée,
Un angélus lointain vibre à toute volée
Sous la voûte sonore et candide du ciel.
Comme les jarres d'or d'où s'épanche le miel,
L'air est plein de parfums et de mansuétude.
Tiédeur des murs, des vieux toits, lichens, béatitude
De tes soirs fastueux o ! mon village gris,
J'évoque votre extase et les noms désappris
Des lieux-dits bien aimés où mon enfance est toute,
Et je ferme les yeux. Et l'automne et la route
Et l'enclos qu'habitait une étrange douceur,
Et du torrent obscur la cantilène, soeur
De l'éternel sanglot de la mer monstrueuse,
Et les monts du levant, et la mousse, et l'yeuse,
Et les ravins fumants comme des encensoirs,
Surgissent, souvenirs. Ombres, peuple des soirs.
Voilà une des cartouches tirées par le vieux fusil qu'est cette anthologie nommée "Cispra". Mot déjà ancien et désuet du temps de Paoli et Versini, nous rappelle Geronimi, et qui désignait "issu vechju fucile à scaglia, cù una canna longa longa. Dice ch'elli u purtavanu i guarrieri di e milizie corse à i tempi di Paoli."
Je crois me rappeler que Clément Paoli (le fameux frère de Pascal) était un excellent tireur ; utilisait-il une "cispra" ? Et pensait-il qu'un jour, le nationalisme littéraire de Versini et Paoli, proposerait d'associer un tel objet à des poèmes lyriques inspirés du romantisme français ? Et que finalement, la fameuse revue à numéro unique de 1914 remplacerait totalement l'arme du XVIIIème siècle ?
Ce blog est destiné à accueillir des points de vue (les vôtres, les miens) concernant les oeuvres corses et particulièrement la littérature corse (écrite en latin, italien, corse, français, etc.). Vous pouvez signifier des admirations aussi bien que des détestations (toujours courtoisement). Ecrivez-moi : f.renucci@free.fr Pour plus de précisions : voir l'article "Take 1" du 24 janvier 2009 !
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Bravo, pour Cispra et son merveilleux poême.
RépondreSupprimerA sa lecture, resurgit de ma mémoire une photo prise de ma terrasse, face aux monts du levant, dans le vertige des cinq cents mètres de chute pour être au fond de la vallée, dans ce village gris, tellement gris.
Par cette fuite du soleil derrière la Punta qui nous domine et laisse l'ombre envahir peux à peux notre espace. Par ces rideaux de brumes qui montent du torrent et enrubannent de coton impalpable les rochers, le maquis et les chataîgners. Par cet Angélus qui résonne et donne la réplique à celui de notre église et souhaite le bonsoir, la fin du jour, le repos mérité et la paix dans nos âmes torturées.
Merveilleux poême qui parle à tous et nous réunit.
Incroyable blog qui soulève déjà tant de tempêtes... "que le soleil brille et le vent se calme".
C R
Merci pour le commentaire.
RépondreSupprimerHeureux de voir que ce poème ait ainsi joué son rôle de machine à faire "surgir" les "souvenirs" comme il est dit dans le dernier vers.
Il semble que l'auteur l'ait lui aussi pensé comme un langage qui "réunit".
Je suis par contre moins sûr qu'il y parvienne avec chacun de ses lecteurs.
D'ailleurs la littérature doit-elle viser nécessairement une communion totale de tous les lecteurs ?
De plus, la forme de ce poème ne m'enchante pas véritablement (ses rimes suivies, son rythme régulier, son vocabulaire)... mais je ne sais pourquoi il me plaît par certains côtés : la "mer monstrueuse" et puis aussi cette "étrange douceur" assez énigmatique, qui habite un "enclos".
(Tiens cela me fait penser que nous pourrions écrire un poème qui fasse l'inverse : appariant un enclos monstrueux et l'étrange douceur que recèle la mer...)
Et finalement je conçois et j'accepte avec gratitude qu'une telle forme poétique soit une des plus aptes à solliciter nos émotions.
Que les vents soient doux pour le âmes aux longs cours !
le site letia-catena.fr publie un commentaire sur la naissance de A Cispra et le merveilleux poème de Ghjacumu Santu Versini. Je vous le livre avant que vous alliez vous même lire le site. Vous trouverez ce commentaire dans la rubrique "personnalités rattachées à Letia sur le site.
RépondreSupprimerLe poème de Ghjacumu Santu Versini, Neve, publié dans l' unique numéro de A Cispra, est désigné comme un exemple éclatant de la richesse de la langue et de la puissance de la poésie corses. Toutes les générations l'ont étudié depuis 1914, pour la profondeur des sentiments qu'il exprime et qu'il suscite dans la description, quelquefois simplement suggérée, de la vie rurale. Au sein de la châtaigneraie on perçoit la rigueur de l'hiver et la chape de désolation jetée sur nos villages de montagne. On ressent la tritesse qui a tout recouvert et qui s'efface devant la majesté du panorama. Les vers claquent ou coulent; ils décrivent, avec des mots simples mais forts, l'âme de la montagne corse, laborieuse et rude. On distingue la vie traditionnelle qui se développe malgré les rigueurs hivernales. Ces vers nous communiquent jusqu'aux odeurs que l'on ressent les jours de neige, autour des séchoirs qui laissent échapper une fumée aux parfums reconnaissables par les initiés mais uniques, ceux qu'exhale le bois de châtaigner qui se consume.On entrevoit autour de ces séchoirs le peuple industrieux qui s'affaire malgré la rudesse hivernale de nos contrées. Ghjacumu Santu Versini nous dit là, Eccu a maesta di u nostru Rughjone. Dans ce texte qui, avec la neige, nous parle aussi des fleurs qu'elle transporte et du blé qui est prêt à élancer ses épis, on discerne et l'on devine la force du printemps qui ne manquera pas bientôt d'éclater.
Merci pour votre visite et votre commentaire.
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