vendredi 5 février 2010

La "bouche amère" de Don Petru

Je le disais dans un précédent billet, je repense souvent à cette expression, utilisée par le personnage Don Petru lui-même, dans la pièce de théâtre écrite par Marie-Jean Vinciguerra (si vous la trouvez, perdue dans une librairie en Corse, bravo...).

La pièce est en trois actes eux-mêmes découpés en tableaux.

Voici le passage (acte III) :

CHANGEMENT DE TABLEAU
(On est dans le pallier. De chaque côté de la planche sur laquelle est couché le mort le choeur des vieux et celui des vieilles.)

CHOEUR DES VIEILLES EN PLEUREUSES
Ghjuvan Battì, à la Vadina dei Cani
Tu ne mèneras plus ton troupeau.
Tu ne chanteras plus sous l'ormeau.
Tu ne prendras plus les filles par la taille.
(Ensemble.) Il est mort le bien-aimé.
Celui-là sur la planche
Ghjuvan Battì, ce n'est pas toi.
Tu cours le maquis
Tu siffles les chèvres.

(On entend le culombu dans la vallée.)

CHOEUR DES VIEUX
Le vent crie dans les châtaigniers
Le mort appelle le mort
La vengeance qui l'a faite l'attende !

(Les vieux se mettent debout, les vieilles sont assises. Orsola apparaît soudainement.)

ORSOLA
Ô gens, laissez-moi parler
Ma bouche va dire ce qu'elle n'osa jamais
Ghjuvan Battì, c'est toi que j'aimais
Tu ne m'avais pas choisie
J'ai gardé mon secret
Si j'avais été à tes côtés
Avant d'atteindre ton coeur
La balle de l'assassin
Aurait trouvé le mien.
Si tu m'avais choisie
Je t'aurais donné un fils
Il aurait eu ta beauté
Une pluie d'étoiles rousses sur le visage
Ton sourire et cette même fossette.
Malheur à celui qui en te donnant la mort
M'ôte la vie.

CHOEUR DES VIEILLES
Nous veillerons seules
Les berceaux vides

VOIX OFF
La tramontane gémit.
Le village, désert.
L'olivier, sec.
La cheminée pleure des larmes de suie.
Vaine est la vengeance.
Que le feu vienne
et
Qu'il mange les souvenirs !

DERNIER TABLEAU
(La cuisine est dans une semi-obscurité. Petru toujours vêtu de noir.)

PETRU
À cause de ces folles, je suis la risée du village !
Les soeurs Bonavita amoureuses d'un berger lucquois !
Sur la place publique, ma soeur qui pleure ce traître.
J'ai tout perdu pour avoir misé sur l'honneur.
J'ai craché toute ma salive. Ma bouche est amère.


(J'y pense : avec le passage de "Nimu" cité dans le précédent billet, cela fait deux extraits d'oeuvres corses qui réutilisent une tonalité biblique (comme les "Psaumes" par exemple, cette écriture prophétique, écriture de l'imprécation, de l'appel et de la lamentation, alliant sècheresse d'expression et violence imagée).

(Je pense à la nouvelle traduction de la Bible, aux éditions Bayard ; par exemple, cet extrait du Psaume 31 (versets 6 à 17), traduit par Olivier Cadiot et Marc Sevin, évoquant un rachat que ne connaîtra pas Don Petru - et qu'il ne réclame pas d'ailleurs :

Entre tes mains je remets mon souffle
oui c'est moi que tu rachètes

Yhwh Dieu de vérité

Je hais les adorateurs du rien
moi j'ai confiance en Yhwh

Joie
oh joie à cause de ton amour

Oui tu as vu mon humiliation
tu sais ce qui pèse sur moi

Tu ne me livres pas à mes ennemis
tu diriges mes pas dans l'espace

Pitié pour moi Yhwh
usé par tout ce qui m'oppresse

Yeux et gorge et ventre dans le chagrin

Oh ma vie a disparu dans le chagrin
mes années perdues en soupirs

Ma force affaiblie par la faute

Usure
de mes os

Je suis la honte de mes adversaires
et de mes voisins encore plus

Je fais peur à mes proches
dehors on me fuit

Je suis oublié comme un mort

Loin
de soi

Vase en miettes

J'ai trop écouté les calomnies
cette terreur partout

Conciliabules contre moi
ils veulent me voler ma vie

Moi j'ai confiance en toi
Yhwh

Je te dis toi tu es mon Dieu
tout ce qui m'arrive est dans tes mains

Délivre-moi des mains ennemies et des persécuteurs

Que ta face illumine ton serviteur
sauve-moi dans ton amour

5 commentaires:

  1. Pour moi, ce texte ne "fonctionne" pas. Je n'y entre pas...Je trouve qu'il y a à la fois trop d'emphase et pas assez d'émotion.

    Mais il faudrait que je lise toute la pièce.

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  2. Oui, il faudrait regarder l'ensemble du texte, sûrement. Il s'agit de la fin dans cet extrait, l'émotion est donc "préparée" par les scènes précédentes.

    L'emphase - le travail de formulation - est un élément important, qui s'assume comme tel dans cette tragédie. A la manière des tragédies antiques, je trouve (mais je me trompe peut-être) ; je pense à une pièce de Sophocle, par exemple, que j'avais lue il y a quelque temps, "Ajax". Extrait :

    Ajax : Ah ! servants du métier marin, vous qui vous êtes embarqués pour frapper le flot de vos rames,
    c'est vous, vous seuls, que je vois en état d'écarter de moi le malheur. Allez, allez, aidez-moi donc à me détruire.
    Le Coryphée : Parle mieux, et ne va pas, en appliquant à ta douleur un remède douloureux, aggraver encore ton désastre.
    Ajax : Tu le vois, le hardi, le vaillant, le héros qui jamais n'a tremblé au combat face à l'ennemi, celui dont le bras faisait peur aux fauves fermés à la crainte...
    Ah ! de quelles risées on m'outrage aujourd'hui !

    Mais la question reste, je trouve, de se demander si une telle forme (la tragédie) est encore viable aujourd'hui (si oui, à quelles conditions ?)

    Merci pour la réaction négative, c'est très utile.

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  3. Sur Don Petru

    L’extrait cité par François Renucci est remarquable :
    — Un mort
    — Deux vieux chœurs (les femmes et les hommes)
    — Deux jeunes cœurs (Orsola et Petru)
    — Deux rumeurs (le culombu, la voix off)

    LES VIEILLES, face au mort
    1. Elles décrètent la jalousie éteinte. — Il n’y a plus à surveiller jalousement où il conduit son troupeau et comment il se conduit avec les filles.
    2. Elles rendent au mort son individualité. — Il est ailleurs et gambade en siflottant. Autrement dit, débarrassé de sa gangue, il est libre.

    U CULOMBU, première rumeur
    La rumeur se fait entendre à travers un son inarticulé mais d’interprétation univoque : la violence diffuse dont le groupe se garde vient d’atteindre le seuil d’alerte.

    LES VIEUX
    Ils ne profèrent rien d’autre que leur adhésion à ce qui est et va de soi, et circule entre les êtres aussi naturellement que le vent entre les branches. Ils l’énoncent en deux tautologies : la mort est la mort, la vengeance est la vengeance.
    Autrement dit, sous les yeux des femmes, ils confirment leurs œillères.

    ORSOLA, face au mort
    1. La mort libère la parole et permet d’énoncer ce qui était tu.
    2. Ce qui était tu, c’est mon désir resté secret.
    3. J’avoue que je t’ai toujours regardé avec jalousie.
    4. Si l’assassin m’avait tuée (en plein cœur), tu serais vivant.
    5. Autrement dit, je me sens coupable de t’avoir inucchjattu et porté malheur.
    6. Mais je retourne le malheur contre celui qui t’a oté la vie.
    7. Puisqu’il m’empêche de poursuivre mes rêves d’amour et mes désirs d’enfant.

    LES VIEILLES
    Leur formule lapidaire peut se développer ainsi : femmes, nous sommes solidaires face aux cercueils pleins et solitaires face au berceau vide. Deux sujets de larmes. Le premier rassemble. Le second divise.
    Mais si le berceau se remplissait, aux larmes succèderait alors la salive en ses excrétions ordinaires : le crachat qui conjure la circulation de l’invidia, et le ragot qui la développe et l’exaspère.

    LA VOIX OFF, deuxième rumeur
    La voix off poétise le cadre (où gémir et pleurer dans un désert sec).
    Elle l’aseptise de quelques exhortations improbables (décrétant vaine la vengeance), éthérée (la manducation des souvenirs) et légèrement apocalyptiques (que le feu vienne).
    … passent le barde, le prêtre, leurs formules magiques et leurs bénédictions.

    (A venir, suite du commentaire de Xavier Casanova)

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  4. PETRU
    « J’ai craché toute ma salive. Ma bouche est amère. »
    C’est ainsi qu’il conclue sa propre entrée dans le ragot (qui a des vues, l’occhju, sur qui ?), dont il est la victime (risée), et dont il a percé le secret (la manifestation publique d’un désir, invidia, qui avançait masqué).
    « J’ai craché toute ma salive. » Il s’est risqué à parler dans le registre des femmes, de leurs ragots et de leurs secrets, non pas sous le mode retenu du stuppà qui conjure d’un postillon, mais sous le mode paroxystique de celui qui, excité, ne se contient plus et se lâche.
    « Ma bouche est amère. » De quelle amertume s’agit-il ? Peut-être celle de celui qui ressent sur sa langue sans vraiment réussir à l’articuler en mots combien la puissance est entre les mains des femmes dès lors que l’honneur conditionne l’accès à leurs faveurs. À votre insu, elles peuvent alors vous conduire à leur guise à une excitation où cracher davantage que votre semence. Au besoin, venin et plomb. L’honneur n’est rien d’autre qu’une manière de conserver à leurs yeux sa capacité à être sollicités par elles pour entrer dans leur jeu avec le rôle qui comblera au mieux leur propre désir. Conserver leurs faveurs. C’est-à-dire, conserver l’espoir qu’elles auront quelque menu service à vous demander, joignant autant que faire se peu l’utile à l’agréable…

    Les vieux mâles sont là pour attester qu’il en est ainsi et qu’il ne peut en être autrement. Le survivant, quoi qu’il dise, est toujours plus crédible que le mort pour énoncer les lois de la survie, et les faire passer pour les lois de la vie, avec la bénédiction de celles qui en ont la clef, qui langent les nouveaux nés et qui toilettent les morts.

    C’est vrai que, Marie-Jean Vinciguerra donne à sa pièce des tonalités bibliques. Il est, avec ce qu’il faut de lyrisme maîtrisé pour s’y aventurer, au cœur même de ce qui se trame dans toute bonne tragédie antique : un déchirement devant certaines évidences qui se révèlent dans leur tragique cruauté ; face auxquelles il est plus simple de se taire et de fermer les yeux ; face auxquelles il est moins risqué de tout au plus ricaner et d’en faire une macagna. On peut aussi, parfois, briser théâtralement quelques idoles encombrantes et hurler « Je hais les adorateurs du rien » (Ps 31, v 8).

    Xavier Casanova

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  5. Je place ici, un peu tardivement (mille excuses), un commentaire envoyé par Paulu Castagnu (merci) :

    "Le beau texte «Bouche amère» de Don Petru (Mais qui était ce dramaturge que je présume ecclésiastique ? Loin de l’Ile, l’information n’est pas évidente) dont je viens de prendre connaissance me conduit sans avoir probablement la culture littéraire et philosophique suffisante à penser à une fonction de catharsis dans les chœurs de la tragédie antique sur lequel s’est exercé l’esprit de Nietzsche.
    L’on y trouve la vérification de l’intuition de Nietzche et son dévoilement de l'opposition entre les sources dionysiaque et apollinienne de la culture grecque.
    Le recours à la figure de la honte est très présent dans ce texte et notons aussi que cette tension qui passe par la «maïeutique» du logos va être reprise par Freud pour user d’une nouvelle thérapeutique dont il y a eu forcément des antécédents et dans la longue histoire de la pensée.
    En même temps, il est certain qu’une influence de l’ancien testament y semble plus présente que l’esprit ultérieur et plus en rupture avec l’ancien testament que l’exégèse ne le commente. Dans ce texte graphie même de Yahvé, donnée à l’expression de la divinité. Nous fait entrer dans un univers qui n’est pas celui des latins et de leur droit écrit.
    Cette influence ne proviendrait-elle pas plus de l’ancienne Judée et de ses monothéismes ? L’on n’y a trouvé bien sûr pas dans cette dramaturgie, mais tel n’était pas son objectif ni sa dimension intérieure, le jeu du magique et de l’ironie du monde grec restitué par Jean-Pierre Vernant. Ne passons pas trop vite, cependant sur la culture latine, car nous le savons l’hellénisme façonna grandement le monde latin et lui survécut par Byzance et son héritage culturel.
    Nous sommes bien l’expression appelant à la mort émanant du chœur dans le souffle d’Abraham plutôt que dans la thématique du pardon véhiculé à la fois par la nouvelle alliance et les manuscrits de la mer morte, du «christos» relu par Paul de Tarse.

    Ce texte ne visait certainement pas à un certain relativisme, lequel refuse de placer dans les mêmes dimensions le divin et le Caesar et son représentant, lequel ne devait pas se trouver très à l’aise et a laissé le souvenir pas vraiment sympathique de Pilate.
    Le thème de la vengeance y est directement suggéré par ce texte dramatique et fait penser à la terrible pratique de la vendetta que Pasquale Paoli s’efforça d’éteindre. Le texte fait aussi penser au chef-d’œuvre de Shakespeare : «Roméo et Juliette" et aux familles ennemies violentées par l’amour de leurs jeunes.
    Si nous pouvions être polyglottes et lire des traductions venues de l’aire culturelle orthodoxe, nous avons parfois une toute autre vision du cycle de la passion. Il n’est qu’à penser à Dostoïevski et à l’humour baroque et étincelant du «Maître et Marguerite» de Boulgakov avec mélange baroque du fantastique et du réel se donnant rendez vous dans la Russie des soviets et ce avec l’écrivain ; le maître qui nous fait revivre la passion située à la fois dans le Moscou de Staline et au 1er siècle à Jérusalem avec un Ponce Pilate qui ne sait se sortir du jeu de forces que les passions religieuses et politiques ont déchaînées et vont culminer dans la guerre des juifs qu’écrira Flavius Josèphe."

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