dimanche 29 août 2010

Lecture en cours : "Où j'ai laissé mon âme" de Jérôme Ferrari


Le livre vient de paraître (cliquez et vous pourrez lire les cinq premières pages), chez Actes Sud ; il est signalé dans la presse papier (Canard Enchaîné, Monde des Livres, Magazine Pages - il y en a peut-être d'autres) ou sur le web (ici1, ici2, ici3). On lui souhaite bien sûr de trouver de nombreux lecteurs, de décrocher un prix d'automne mais surtout, surtout, on lui souhaite de participer à la vie de la littérature et de l'imaginaire, et notamment - j'ai bien dit notamment - à la vie de la littérature et de l'imaginaire corses : car la Corse est très présente dans ce roman, et plus explicitement que dans "Un dieu un animal" ! C'est l'auteur lui-même qui indique cela dans un article signé Philippe Perrier (voir ici).

J'en suis à la page 57, le livre en compte 154. Toujours un format bref chez Jérôme Ferrari, ce besoin, qu'il a évoqué lui-même je ne sais plus où, d'avoir besoin de prendre la mesure de l'histoire ; donc pas de gros pavé foisonnant ; cependant il a bien l'art d'entremêler les lieux (Corse, Indochine Algérie, Paris), de naviguer entre les époques (les années 1930, 1942, 1945, 1954, 1957, années 1990, "aujourd'hui") sous les impulsions de la mémoire. La mémoire du personnage Horace Andreani, par exemple, magnifique personnage animé par la loyauté, l'amour et la haine, l'obsession de la vérité, la volonté de témoigner, quelqu'un qui ne veut pas se raconter d'histoires.

Je vais citer (que ceux qui ne veulent pas connaître les pages 53 à 57 avant d'avoir lu les pages 1 à 52 lisent d'abord les pages 1 à 52 avant de continuer à lire ce billet), je vais citer, donc, les pages 53 à 57. C'est Horace Andreani qui parle, il s'adresse à André Degorce, et il évoque leur rencontre sur le champ de bataille de Diên Biên Phu mais aussi biend 'autres épisodes de sa vie. Ce qui m'a transporté dans ces quelques pages (et cela venait après la lecture des 52 premières pages, bien sûr et aussi après celle de la dernière page, je le fais souvent ça, c'est terrible et très bon), c'est la façon dont les événements, doux ou violents, les détails, presque sans aucun rapport entre eux, sont indissolublement joints et façonnent un objet monstrueux (mêlant corps désirés et corps mutilés), qu'il faut accepter dans son entier. Objet textuel monstrueux d'où surgit cette figure fascinante du jeune homme qui court sans réfléchir, dans un emballement aussi logique qu'absurde, sur son chemin de violence sans remords ; figure sombre qui hante l'imaginaire corse. (C'est pourquoi je trouve que le livre ne raconte pas vraiment comment les victimes deviennent bourreaux et finissent ou non pas l'accepter... il s'agit plutôt de confronter des personnages à l'atroce vérité : l'humanité est vide de toute valeur absolue ; rien jamais n'empêche la violence la plus atroce de combler ce vide. Mais cette vérité est-elle vivable ? Le lecteur est bien embêté... C'est vrai que les personnages de Ferrari semblent vivre leur vie comme s'ils étaient déjà morts...)

Je me souviens encore de ma surprise et, je peux vous le dire aujourd'hui, de ma déception la première fois que je vous ai vu, mon capitaine, je m'en souviens très bien, les récits de Jean-Baptiste m'avaient préparé à rencontrer une espèce de héros antique aux membres d'airain trempés dans les eaux noires du Styx et non le lieutenant juvénile et mélancolique que vous étiez alors, qui semblait si fragile, mon capitaine, et je me souviens que vous avez hoché tristement la tête en disant, mais qu'est-ce que vous venez foutre ici ? A quoi bon ? tout est terminé, c'est une connerie absurde, absurde et criminelle, et j'ai été blessé que vous ne vous sentiez pas reconnaissant envers ceux qui venaient mourir avec vous, mais il est vrai que vous m'avez blessé tant de fois, mon capitaine, sans même vous en rendre compte. Je vous ai dit que Jean-Baptiste vous embrassait. Vous m'avez répondu que cette commission justifiait complètement ma présence et, dans le fracas et la puanteur, vous m'avez souri. Vous avez crié pour me présenter aux survivants de votre section. Voici le sous-lieutenant Andreani, qui nous fait l'honneur de venir partager notre sort. Un caporal au bras bandé m'a adressé un vague salut sans s'arrêter de tripoter la radio. Les autres ne m'ont même pas regardé. Nos pièces d'artillerie pilonnaient au hasard, à travers la brume, le flanc de montagnes invisibles, un déluge de pluie et d'acier tombait sur nous avec une régularité implacable et, tout autour de nous, le champ de bataille se soulevait comme un effroyable océan de boue, avec ses tourbillons et la crête de ses vagues immobiles qui charriaient des débris de chair et de métal. Tout près de nous, un blessé gémissait avec une douceur qui m'a rappelé le hululement de la chouette dans les nuits d'août de mon enfance. J'ai entendu hurler dans toutes les langues du monde. Une main noire surgissait d'un talus comme pour saisir quelque chose d'inconcevable. J'ai essayé de vous rendre votre sourire et je n'avais toujours pas peur de mourir mais j'ai murmuré, c'est l'enfer, je m'en souviens très bien, c'est l'enfer, d'une voix tremblante que je ne me suis pas pardonnée, et vous m'avez dit, non, ce n'est pas l'enfer, lieutenant, mais c'est toute l'hospitalité qu'ont à vous offrir les maîtresses du colonel de Castries, Béatrice, Isabelle, Anne-Marie, Gabrielle, Claudine, Eliane, et toutes les femmes qui hantaient la mémoire de notre commandant au point qu'il avait donné leurs prénoms aux positions sur lesquelles il nous fallait alors mourir, et qu'auraient-elles pensé, mon capitaine, toutes ces femmes dont nous ne connaîtrons jamais le visage en voyant leur amant vieilli promener son long nez d'aristocrate et sa silhouette voûtée dans cet écheveau de tranchées puantes, au milieu de son armée de morts-vivants ? comment auraient-elles pu reconnaître celui qui leur donnait des rendez-vous secrets dans une chambre lumineuse aux fenêtres ouvertes sur le printemps parisien et frottait si audacieusement le gilet écarlate de son uniforme de cavalier à leurs seins nus ? J'ai si souvent pensé à elles, mon capitaine, sous le feu incessant, j'imaginais leurs corps parfumés allongés dans la chaleur des draps, la caresse de leurs mains, et je sentais que la terre qui nous engloutissait avait gardé quelque chose d'elles, la boue tiède comme leurs bras berçant doucement les mourants avant de les emporter dans ses profondeurs voluptueuses où plus rien ne pourrait les atteindre, il était alors si facile de se battre, si tentant de mourir, et je ne comprends pas comment j'ai pu oublier quel prénom de femme portait la position que j'ai défendue nuit et jour à vos côtés, était-ce Eliane, mon capitaine ? était-ce Huguette ? était-ce Dominique ? Je ne m'en souviens plus, moi qui me souviens de tout, je l'ai oublié, mon capitaine, comme j'ai oublié le prénom de la mariée algérienne, égorgée des années plus tard au bord d'une longue route désertique, entre Béchar et Taghit, ma mémoire refuse de retenir les prénoms de femme, c'est ainsi, mon capitaine, si fort que je pense à elles, leurs prénoms s'effacent, et je ne sais plus si elle s'appelait Kahina, Latifa ou Wissam, mais je sais que des hommes qui ressemblaient comme des frères à votre ami Tahar l'ont tuée, et ils ont répandu dans la poussière toutes les pièces de son trousseau, d'affreuses chaussures dorées à talons hauts, des dessous en synthétique cousus de fausses perles, des robes brodées aux couleurs criardes, toutes les pièces d'argenterie tarabiscotée qui auraient dû noircir au fond d'un tiroir de la demeure conjugale et que le vent du désert a recouvertes de sable. J'ai lu son nom dans le journal en buvant du whisky sous le jasmin du Saint-George, comme au temps de ma jeunesse impitoyable, avant de rappeler le chauffeur de taxi pour qu'il me conduise vers la maison de famille que je m'étais inventée, j'ai lu son nom, mon capitaine, en me jurant de ne l'oublier jamais, et je ne m'en souviens plus. Elle n'était pas toute jeune, de cela, je me souviens très bien, elle avait un peu plus de trente ans et, assise à côté de son mari engoncé dans un costume tout nuef, en sueur sous le maquillage, alors que tous les invités de la noce tapaient dans leurs mains en chantant, je mourrais pour toi, Sara, tu es ma vie, Sara, elle devait penser en rougissant un peu de son impatience que son sang allait enfin être versé, mais pas comme ça, mon capitaine, pas comme il le fut ce soir-là, entre Thagit et Béchar, sur cette route que nous connaissons si bien. Le monde est vieux, mon capitaine, et nous n'échapperons pas à la souillure du sang, nous n'en serons pas absous, jamais, c'est notre malédiction et notre grandeur, je suis désolé d'avoir à vous le répéter, moi qui l'ai peut-être compris dès la nuit décisive de mes seize ans au cours de laquelle me fut révélé une fois pour toutes ce qu'allait être ma vie. C'était la fin de l'automne 1942, mon capitaine, je m'en souviens très bien, et mon cousin et moi avions trouvé un soldat italien en train de rôer autour de l'enclos misérable dans lequel ma mère élevait trois poules chétives, il était à peine plus âgé que nous et il tremblait de peur, il avait faim, mon capitaine, mais nous étions si indignés qu'on nous vole le peu que nous possédions, et si heureux de trouver quelqu'un à qui faire payer notre misère que nous l'avons tué sans réfléchir, à coups de pioche, dans un état d'exaltation presque surnaturel. Nous avons traîné son cadavre aussi loin que possible de notre maison, en dehors du village. Il avait sur lui la photographie d'une jeune fille au visage ingrat et deux lettres que nous avons déchirées sans les lire. Nous avons pris son fusil, son portefeuille, sa plaque et ses grenades et nous avons couru rejoindre les maquis de l'Alta Rocca, nous courions à perdre haleine et mon cousin s'est mis à geindre, qu'est-ce que nous avons fait, Horace ? qu'est-ce qu'on va devenir ? mais je ne lui ai pas répondu parce que ça ne m'intéressait pas. Mes mains étaient tachées de sang et la vie que j'avais connue était terminée. Je n'en éprouvais ni joie ni regrets. Je me contentais de courir et je savais que je suivrai ce chemin jusqu'au bout, en étouffant les murmures de mon coeur, et je l'ai suivi, mon capitaine, je l'ai suivi jusqu'en septembre 1943 au col de Bacinu, où les mitrailleuses de la division SS Reichsführer clouèrent mon cousin au sol, tout près de moi, en ne lui permettant de me laisser, en guise d'adieu, qu'un peu de son sang sur la joue, je l'ai suivi jusqu'à la poche de Colmar, en janvier 1945, et jusqu'en Allemagne et, par-delà les mers, sous les pluies de la mousson, je l'ai suivi jusqu'à vous, mon capitaine, vous que j'aimais tant. Je vous regardais et je pensais qu'il me suffirait de mourir ici pour que ma vie soit parfaite.
Bon, je retourne à ma lecture... (A propos de la photo, trouvée sur Flickr:The Commons :

Triumphant dog sitting atop a gun surrounded by gunners, France, during World War I

Triumphant dog sitting atop a gun surrounded by gunners, France, during World War I. Proudly perched on top of what looks like a howitzer, this pet dog was the regimental mascot of the artillery gunners also gathered round the gun. Despite the many dangers posed by life in and near the front line, many regiments kept pet dogs and cats. Keeping a regimental mascot also helped to maintain the troops morale.

There were so many artillerymen fighting in 'the war to end all wars', that, on many occasions, there were more gunners supporting an offensive than infantrymen leading the attack. Given the massive number of infantry soldiers that regularly went 'over the top', this lone fact offers a revealing insight into the devastating power of artillery units during World War I.

[Original reads: 'OFFICIAL PHOTOGRAPH TAKEN ON THE BRITISH WESTERN FRONT IN FRANCE. The mascot of a battery who are kept very busy shelling the Germans.']

digital.nls.uk/74549082)

10 commentaires:

  1. Merci pour ce fragment éclairant. Dans le contexte de la littérature participative initialisée par ton blog, et désormais reconnue, j'ai développé tes liens sur le mien. Je crois aux feux croisés. Tu verras…

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  2. Xaviex, merci pour abonder ainsi la ronde ! Alors, et cette page préférée ? Je viens de finir le livre, la dernière partie est très très forte et le livre dans son ensemble m'est parue une synthèse magnifique de l'oeuvre de Ferrari, le "moment algérien" des personnages étant une entrée parmi d'autres vers "l'enfer". Il y en a d'autres dans les autres livres de l'auteur, tout cela donne envie de relire l'ensemble !

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  3. RONDE PRELIMINAIRE. — Il n'est de meilleure lecture qu'une lecture fondée sur des attentes. Et donc de meilleure manière de se préparer à lire qu'en travaillant ces attentes. Une sorte de foreplay à la chinoise où l'acte textuel commence très en amont, accumulant dans un dévoilement progressif, lent, retardé, enrichi, l'énergie dont il est bon de se doter délicieusement soi-même pour partager en plénitude l'énergie concentrée dans le texte que l'on pénètre.

    ENFER ET PREFERENCES. — Quant à mes pages préférées, je sais d'avance que ce sont les pages 56-57 et 95-96. Ce sont celles qui, dans l'édition actuelle, partagent « Où j'ai laissé mon âme » selon les proportions du nombre d'or. D'ailleurs, où s'est interrompue ta première lecture ? Ensuite, que s'est-il passé lorsque tu étais dans les parages des folios 95-96 ? Cette question ne va-t-elle pas provoquer un retour en arrière ? « L’enfer » ne se partagerait-il pas aussi selon cette « divine proportion » ? Tu me diras…

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  4. Bonjour à tous,

    Personnellement, je n'ai pas de page préférée. J'ai toujours du mal à choisir des extraits dans les livres de Jérôme Ferrari tant ces derniers constituent pour moi un tout que je lis d'une traite avant de le laisser décanter...

    Et je regarde toujours François comme un martien quand je le vois capable de s'arrêter au bout d'une cinquantaine de pages pour vaquer à ses occupations - ou ses addictions - favorites, à savoir écrire un énième billet pour donner ses impressions ou inciter les autres à les transmettre !

    Pas totalement d'accord avec Xavier Casanova non plus : il y a encore meilleur qu'une lecture fondée sur des attentes, du moins des attentes conscientes et précises. Je préfère l'abandon de sa propre énergie qui décuplera le processus chimique de la rencontre avec le concentré textuel, cette plongée du négatif argentique dans le bain révélateur !

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  5. Xavier,
    je ne sais plus quelle heure il était lorsque j'ai lu les pages 95 et 96 de "Où j'ai laissé mon âme"... Je viens de les reprendre (ce ne sont pas mes préférées, mais c'est la scène au cours de laquelle le prisonnier Tahar décèle chez le geôlier Degorce sa perte de foi, c'est tout de même important...)

    Ma première lecture s'est interrompue après la page 57, afin d'écrire le billet (oui, Emmanuelle, je fais cela souvent, poser le livre, relire un passage, lire la dernière page ; le dernier ouvrage que je me souviens avoir lu "d'une traite", dans "la fièvre" - cette fameuse lecture "absorbante et voluptueuse" dont parle Stevenson - c'est "La Créature" de John Fowles ; cela ne veut pas dire que les livres lus depuis ne m'ont pas enchanté !)

    Oui, il y bien des manières "d'aborder" une oeuvre, en n'en sachant rien (mais est-ce vraiment possible ?) ou bien en la "connaissant" déjà de longue date du fait de tout un nuage de discours préalables. La dernière fois que j'ai vu un film sans en connaître l'intrigue ou le thème, c'était un film israélien, "Ajami", je ne m'attendais pas à quoi que ce soit, même si bien sûr le fait d'aller voir un "film""israélien""avec un nom ne référant précisément à rien pour moi" suscitait déjà en moi des "idées" ou des "sentiments" (conflit, violence, fraternité, témoignage, fiction...).

    (suite dans le commentaire suivant)

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  6. (suite du commentaire précédent)

    Emmanuelle, tu aurais dû signaler dans ton commentaire l'article que tu consacres à "Là où j'ai laissé mon âme" !! C'est l'article le plus fouillé et le plus précis que j'ai lu jusqu'à maintenant. Il m'a passionné ; il faut que je lise "La Maître et Marguerite", maintenant (depuis le temps que j'en entends parler !). Et cette référence à Wagner m'a conduit sur Deezer pour écouter l'acte III de Parsifal. Il y a plusieurs points avec lesquels je ne suis pas d'accord.

    Premier point : tu écris, "Un roman différent également car il se déroule essentiellement en Algérie et non en Corse – l'île y est peu évoquée -, un pays où l'auteur a enseigné pendant quatre ans il y a quelques années." Je suis d'accord avec toi sur la beauté des pages décrivant l'Alger contemporain (fruit du regard de Ferrari qui y a passé quatre années qu'il juge souvent comme très importantes pour lui - voir par exemple dans l'émission Alter Ego du 21 novembre 2009 sur France 3 Corse Via Stella : http://www.kewego.fr/video/iLyROoafJdBB.html). D'ailleurs il est "terrible" (et logique) de voir que l'auteur prête son regard à un tortionnaire abominable !
    Par contre, je trouve que la Corse n'est pas si peu présente que cela dans l'ouvrage. "Un dieu un animal" peut être lu sans qu'on sache que le personnage est corse (il est un insulaire venant d'un village qui se meurt). "Là où j'ai laissé mon âme" inscrit la Corse dans la marge de l'Empire français en train de mourir ; elle est évoquée trois fois comme "la terre ingrate de mon/notre enfance" ; les personnages corses sont nombreux : Horace Andreani, la femme de Degorce, Paul Mattei et à Diên-Biên-Phu, ces trois hommes sont réunis (et "naissent" ensemble, durant la bataille et dans le camp vietminh) ; Degorce pense souvent à ses vacances d'avril 1955 à Piana, seul moment de bonheur de tout le livre (me semble-t-il) ; Andreani évoque son enfance dans les années 30 dans son île, mais aussi et surtout le début de son chemin de violence avec le meurtre du jeune soldat italien en 1942. Donc la Corse, même discrètement, borde toute l'histoire et d'une façon très contrastée (je ne veux pas dire par là que Besançon et sa région, où étudiait Degorce, l'Indochine, les rues d'Alger et le désert ont moins d'importance ! Mais enfin, la "matière corse" est intimement mêlée à tous les lieux évoqués dans le roman.

    Deuxième point : je n'arrive pas à voir comme toi la force du pardon, la rédemption accordée par l'auteur (et ses lecteurs), je n'y arrive pas, il faut que je reprenne le livre et que j'enlève mes lunettes noires ! Tu laisses de côté l'abjection à laquelle se livre Degorce - lui aussi, tout autant qu'Andreani - et qu'il ne semble pas pouvoir communiquer à sa femme (le texte parle d'un "gribouillis illisible" lorsqu'il se met à se confesser par écrit). La voix qui clôt le livre est celle d'Andreani qui accueille Degorce en "enfer".

    (suite au commentaire suivant)

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  7. (suite du commentaire précédent)

    Troisième point : le rapport que tu fais avec l'oeuvre de Boulgakov (je ne juge pas de sa pertinence puisque je n'ai pas lu "Le Maître et Marguerite") te conduit à une dérive (au combien excusable) lorsque tu dis "regretter" que le personnage de Marguerite soit si peu réutilisé par Ferrari. Et l'impuissance de Jeanne-Marie me semble plus significative que la puissance de Marguerite.

    A part cela, j'ai trouvé très éclairantes tes remarques historiques : les dates, Massu, Bigeard, Aussaresses, Larbi Ben M'hidi, etc. La date du premier jour du roman coïncidant avec la date de publication de la lettre de Jacques de Bollardière (dénonçant la torture). Enfin ta lecture m'a enrichi, et donné envie de retourner vers le livre. (Les simples présentations de l'intrigue, même élogieuses, m'ennuient ; je pense par exemple à celle qu'on peut lire dans le magazine "Pages").

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  8. @ François

    D'abord je suis ravie que tu ne sois pas d'accord car ce qui est intéressant c'est bien de confronter des lectures différentes !

    1) Oui, je trouve que l'on ressent beaucoup moins la présence de la Corse ( cela aidera peut-être même ce roman à avoir du succès !). Qu'il y ait plusieurs personnages corses me semble très accessoire, moins l'évocation de l'attraction pour la carrière militaire et les colonies ou l'existence de solidarités familiales. Mais je trouve cette évocation moins signifiante par rapport à la problématique centrale - ou du moins celle que je juge telle - du roman que ne l'était l'évocation de la désertification des villages corses et de l'ennui d'une jeunesse désemparée dans "Un dieu un animal".
    Par ailleurs la nostalgie qui imprègne les pages algérienne pour moi l'emporte ( peut-être en partie parce qu'elle rejoint ma propre nostalgie , tout comme la "matière corse" rejoint la tienne )

    2) Si tu ne vois pas la force du pardon c'est peut-être parce qu'elle s'entend plus qu'elle ne se voit ( inutile d'enlever tes lunettes noires !).
    Il n'y a pas que le contenu du texte qui fait sens, il y a aussi sa musique et je suis très sensible à l'écriture de Ferrari, à sa recherche d'harmonie ( j'entends parfois la "cinquième note"!).
    Une harmonie des contraires qui ne s'exprime pas que dans la mystique soufie. Le Vendredi Saint,vendredi printannier, c'est cela, à la fois un jour de deuil et d'enchantement.La foi dans la "résurrection", le renouveau, la vie ,exprimée par le pardon.
    Et si j'insiste sur cette référence Wagnérienne liée tant au thème de la rédemption qu'au style de l'auteur , c'est que je l'ai vraiment entendue !
    ( Je suis dans une phase très musicale en ce moment, tu le verras d'ici peu dans mon article sur "Le Maître et Marguerite")

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  9. (suite)
    3)
    Le rapport que je fais avec l'oeuvre de Boulgakov n'est peut-être pas du tout pertinent et, à vrai dire, cela n'a pas beaucoup d'importance.
    Je me suis bien laissée dériver,mais honnêtement car entraînée par les références d'un auteur qui recourt aux mythes judéo-chrétiens et faustien revisités par Boulgakov pour réveiller tout un réseau de résonnances - qui donne une grande puissance poétique à son texte - mais qu'il ne peut en aucun cas maîtriser !

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  10. Emmanuelle,
    merci pour tous ces développements ! C'est bien cela que j'aime et désire voir se dire (ici ou ailleurs) : les manières singulières de lire des lecteurs réels.
    Ta précision sur la musique du style de Ferrari me donne envie de relire différemment le livre. Et puis d'écouter "Parsifal" en entier ! Tes associations d'oeuvres te portent d'ailleurs à un raffinement extraordinaire : ton dernier commentaire est chiffré "18:57" !! (Ce qui est aussi la date de publication de "Madame Bovary" et des "Fleurs du Mal"...)

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