samedi 12 septembre 2009

Prenons les choses à l'envers : cummenti (5) - Couvertures bariolées, ciseaux dorés, gâteaux en forme de roue...

Marie-Gracieuse Martin-Gistucci est-elle un auteur oublié ? Est-ce à juste titre ? Qui a lu ses livres ? Qui voudrait parler de ses lectures ?

Voilà quelques questions absolument capitales !

Il y a longtemps - du temps d'Ajaccio - j'ai lu ses nouvelles (surtout son premier recueil, "L'île intétieure", et puis le second, "Le miroir fantasque" ; je ne me souviens pas vraiment de "Jours ajacciens") mais pas ses deux romans, "Port de la lumière" et "La mère inconnue". Elle a aussi écrit différents articles sur la culture corse dans la revue "Etudes corses", était spécialiste de littérature italienne et a notamment traduit les oeuvres d'Antonio Gramsci.

J'ai raconté dans un autre billet ma rencontre avec elle, la lettre qu'elle m'envoya, et l'importance pour moi de la nouvelle intitulée "La confession du solstice".

Voici - déterré, au même titre que le Muscone d'Avretu, "pour voir" - un cummentu écrit il y a quelques années et placé sur le site Interromania. Peut-être rencontrera-t-il un écho, ou suscitera-t-il l'envie de lire, et de relire, les oeuvres de Marie-Gracieuse Martin-Gistucci (écrivain corse et ajaccien ; mais je ne crois pas l'avoir trouvée dans le "Dictionnaire égoïste d'Ajaccio" de Constant Sbraggia, ouvrage que je lis avec un certain plaisir ! j'y reviendrai). Elles ont été éditées par La Marge et Jean-Jacques Colonna d'Istria.

En 2002, le cummentu disait donc ceci :

Marie-Gracieuse Martin-Gistucci est l’auteur de trois recueils de nouvelles et de deux romans en langue française, tous publiés aux éditions La Marge. Elle a aussi écrit en langue italienne et en langue corse. Son oeuvre, importante, survit pour notre bonheur à sa récente disparition. Le commentaire qui va suivre voudrait être un hommage à sa mémoire.

La dernière nouvelle, « Encore sur ce navire... », du premier recueil de nouvelles, L’île intérieure (1987), commence ainsi...


Mais les rêves...

Mais les rêves reviennent ; les mêmes ou d'autres ? D'autres, mais les mêmes, et parfois ils me surprennent, mais souvent je les reconnais.

Le bateau glisse, se déchire un passage en pleine terre. Je sais que cette terre est la Sardaigne, je le sais même si rien ne le dit. C’est une rue pavée de dalles qui se ressoudent derrière la poupe, à peine passée. Et le navire est haut, noir, hissant sa fumée aux cimes de ses deux cheminées, et du navire on peut descendre pour acheter des choses dans les boutiques qui bordent la rue. Mais après, même si on a trouvé l’argent pour payer, les lires qu’on n’a jamais, et acheter quoi ? Des couvertures bariolées, des ciseaux dorés, des gâteaux en forme de roues, il faut pouvoir rattraper le navire qui se sauve, et on ne le peut pas toujours et alors le navire s’en va, inexorable ; il abandonne le voyageur dans la nuit de la rue, lumineuse et surpeuplée l’instant d’avant et qui s’est faite soudain déserte, un désert uni de pavés, sans la moindre trace du passage d’un aussi grand navire... Et c’est la solitude et hors de portée est la chaleur des cabines, le refuge dans la lumière ; le grand navire s’est effacé à l’horizon de la rue vide. Il n’y a plus personne, plus rien.

Et ce même navire, si on est resté à bord, il va, dans l’aube, aborder des rives attendues, une terre bleue par la distance qui se précipite. Et l’on n’a pas le temps de se préparer, de rassembler les bagages ; il faut s’en aller, vite ; déjà tout le monde est parti.

Et le navire encore, mais cette fois je sais où il va, il va vers l’Afrique ; il glisse dans un liquide froissement de satin ; il n’a pas eu besoin de s’étrangler à travers les rues sardes, il est en haute mer. Et la mer se fait verte, presque jaune, moirée de volutes roussâtres. J’approche alors de cette autre terre vers qui la nuit je m’essouffle, on approche de Tunis. Et voilà que le navire enfile l’étroit chenal, l’interminable chenal d’eau de mer à travers l’eau basse et stagnante du Bahira, eau presque terre. Au bout, au bout (si on arrive au bout) je sais qu’il y a la maison de mon père, que je serai chez moi, dans ma ville. »


Commentaire


Un personnage prend la parole et nous fait part de son intimité. Quoi de plus intime en effet qu’un rêve, ce réseau d’images oscillant entre la transformation du passé et le fantasme de l’avenir ?

Nous voici donc sur un navire qui nous transporte dans une géographie personnelle à la fois connue ou explicite et étrange ou implicite. Un triangle méditerranéen se dessine : la Sardaigne, la Corse (« des rives attendues ») et la Tunisie. Mais rien n’est simple ! La littérature est là pour le dire. La relation entre l’origine corse et l’enfance tunisienne est entravée par la présence de la terre sarde, d’où l’image paradoxale sur laquelle s’ouvre la nouvelle : « Le bateau glisse, se déchire un passage en pleine terre. » L’esprit déchiré du personnage prend ainsi la forme d’un navire qui tente difficilement, douloureusement, de relier entre eux des pans d’enfance (comme la méditerranée relie - ou ne relie pas - une île occidentale et une rive africaine). Cette douleur se ressent même quelquefois dans la syntaxe du discours du personnage : l’abondance des conjonctions de coordination « et » et « mais » précipite le rythme et produit un effet d’accumulation et de juxtaposition étranges d’événements divers qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus.

Marie-Gracieuse Martin-Gistucci nous propose une ouverture où les éléments du réel enfantin sont retravaillés par les rêves angoissés de l’adulte, encore et encore, comme l’indique le titre. Et c’est peut-être là une des voies d’une littérature corse, ici et maintenant : une littérature où la hantise donne forme à des thèmes majeurs comme l’enfance, le souvenir, l’ici et l’ailleurs, l’identité. Le mot hanter, en effet, associe ce qui est le moins familier (le fantôme qui vient nous effrayer, un navire qu’on voit « s’étrangler à travers les rues ») à ce qui l’est le plus (le lieu que l’on fréquente habituellement, « la maison de mon père »). Bien souvent dans les nouvelles de Marie-Gracieuse Martin-Gistucci une sourde culpabilité est la cause des hantises et obsessions des personnages. Leur prise de parole se veut alors enquête pour expliquer cette culpabilité, matière même de l’enquête (puisque les souvenirs sont aussi des mots) et remède. Car une fois dite, la hantise peut devenir une part assumée de l’identité et de l’imaginaire personnels.

Mais ce que nous rappellent le titre comme la première phrase de cette nouvelle est que cette prise de parole est à renouveler sans cesse : « ...les rêves reviennent... » C’est bien que le métier à tisser, littéraire ou non, de l’identité, individuelle ou collective, ne s’interrompt jamais.

9 commentaires:

  1. Avia lettu tandu "L'île intérieure" perchè m'era piaciutu u titulu, è avia prezzatu u stilu lindu di MGMG, un veru stilu persunale di scrivanu, cù sta capacità di scavà prufondu ind'è l'anima (corsa...umana...), ma ùn aghju memoria è ùn aghju u libru sott'à a mane per dà elementi precisi cum'è ciò ch'è tù voli tù...


    Bellu strattu, faci bè di parlà di 'ssa scrivana forse un pocu "sminticata", cum'è tù dici, è hè un peccatu, vistu chì ci sò poche poche donne in u paisagiu literariu corsu...

    Sta "culpabilità" ci vecu un simbulu forte chì pò spiecà assai fatti sociologichi: guarda puru quantu i Corsi anu l'abitudine di "culpabilizà" per tuttu ciò chì stalva di gattivu in Corsica o pè malfatte cummisse da Corsi...

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  2. C'est très beau ! Et je suis aussi , comme Francesca, sensible au titre du recueil, à celui de la nouvelle également.
    Mais vous ne précisez pas l'éditeur.
    Pour qu'une oeuvre survive il faut la diffuser.
    Dites-nous au moins quels titres sont encore actuellement disponibles et chez quel éditeur.

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  3. Désolée, j'ai lu en diagonale !
    Mais ces éditeurs "La Marge" et "Colonna d'Istria" me sont totalement inconnus...

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  4. Francesca, mi piace assai issu tema di a culpabilità. Mi pare esse ghjuvativu pè capisce i sforzi ed e difficultà di a nostra sucietà.
    Hè un tema impurtantissimu ind'è Marie-Gracieuse Martin-Gistucci.

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  5. Emmanuelle,

    Jean-Jacques Colonna d'Istria est une figure importante de la culture corse, fondateur des éditions La Marge, qui n'existent plus, mais aussi de la Librairie La Marge à Ajaccio (rue Emmanuel Arène) (qui existe toujours, a été rachetée par les éditions Albiana, s'est agrandie).

    J'allais - quand j'habitais Ajaccio - toutes les semaines, je crois, dans sa librairie. Monsieur Colonna d'Istria était là, à fumer un cigare ou la pipe, je me souviens de cette odeur de tabac, ce sont des souvenirs très forts : c'est là que mes parents m'ont acheté pour la Noël "La recherche" de Proust (dans l'édition Bouquins, sous la direction d'un Corse, Bernard Raffalli !).

    Il dirige aujourd'hui les éditions Colonna, voir ici le site : http://www.editeur-corse.com)

    D'accord avec vous : il faut pouvoir diffuser des livres non épuisés ! Lorsque nous nous rencontrerons, je peux vous prêter mes exemplaires (qui se trouvent dans la bibliothèque de l'amicale corse d'Aix). Mais il faudrait que je demande à Monsieur Colonna d'Istria ce qu'il en est du fond des éditions La Marge. Ou demander aux descendants de Marie-Gracieuse Martin-Gistucci.

    Je sais par exemple, par Angèle Paoli, qu'il existe un "journal" de Jacques Gregorj (autre auteur qui m'est cher). Et voilà la situation des petites littératures émergentes comme la corse : des manuscrits qui ne deviennent pas des livres, des livres publiés qui ne font pas de bruit ou qui s'épuisent.

    Bien sûr ce blog est destiné aux lecteurs réels et à leurs lectures (réelles ou rêvées), donc un certain nombre d'ouvrages évoqués ne seront pas accessibles à d'autres : c'est l'occasion de demander des rééditions (il y en a eu quelques unes très bien faites, et indispensables ; d'ailleurs voilà un bon sujet de recherche, non ? : l'édition du livre corse via les rééditions, quels livres, pourquoi, comment, avec quels effets sur la constitution de cette littérature ?).

    Une autre possibilité : organiser des lectures. Le club de lecture corse, en partenariat avec la librairie All books and co à Aix pourrait être une occasion pour faire vivre des oeuvres devenues inaccessibles.

    Donc je vais voir ce qui est toujours disponible, en attendant !

    Merci pour vos commentaires.

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  6. on s'endort, on s'endort! Attenti...-))

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  7. Il était entré dans la pièce. Tout y était comme avant, lors de chacune de ses venues : murs blancs couverts de mots, noms et phrases.
    Mais cette fois-là la pièce était vide d'occupants.
    Personne.
    Il attendit - quelques minutes ou quarante jours, on ne le sut jamais.
    En refermant la porte derrière lui, une sourde crainte (qu'il devait admettre avoir éprouvée depuis le début de cette aventure) se répandait dans son corps : il avait vécu dans l'illusion, aussi belle que ridicule.

    La littérature corse n'avait jamais existé !...

    Si sente sempre u tonu ind'è u celu d'Ecchisi sta mane ; serà pussibule di arrubà lu un pocu d'energia !...

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  8. Tuttu ùn era statu ch'un sunniacciu...

    Iscendu da a casa, guardò à l'intornu : eranu e case di sempre, alte, di petra grisgia zuccata chì parianu palazzi, ma chjosi, muti, freti, neri, frusti...

    Era u solu abitante di stu paese, ma sin'ad avà, inchjudatu davanti à a so tastera d'urdinatore o in u so futtogliu di lettura di a Bibbiuteca chì pigliava i trè quarti di a casa, ùn si n'era ancu avvistu. Solu u campu santu lucicava, quallà ci era l'illusione di una forma di vita : e candele rosse di i Morti eranu sempre accese è brusgiavanu dipoi dui ghjorni.

    Un mughju spavintosu intrunò l'aria di nuvembre, ribumbò nantu à a serra è si perdì in un mare di nivuli chì s'avvicinava (a meteò l'avia annunciatu : "alerte rouge sur l'intérieur, orages violents, la population est appelée à la plus grande prudence, évitez les déplacements, risques importants dans les régions de montagnes dévastées par les incendies"

    Era un stridu inumanu, un stridu di l'altru mondu, chì fece scappà e curnachje, e ghjandaghje è i cignali pè 'sse machje.

    U stridu di l'ULTIMU CORSU.

    Ma nisun essare umanu l'hà intesu....



    Un mughju spaventosu

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  9. Francesca,
    votre petite histoire me fait penser au travail qui s'effectue sur le Foru Corsu qui, outre des discussions, propose à chacun d'écrire - en langue corse - des petites histoires à contraintes (poursuivre un même début, évoquer un thème particulier, etc.). Je me souviens de quelques-unes dans le style gore qui m'avaient bien amusé.

    Que puis-je dire ?

    Il faut se rendre à l'évidence : un blog reste un endroit très attaché à son créateur/animateur/modérateur. Cela doit décourager un certain nombre de personnes d'y participer soit parce qu'elles ne partagent pas les mêmes points de vue soit parce qu'elles ne désirent pas entrer en écho, discuter, etc.

    Depuis le début de ce blog, un certain nombre de discussions ont eu lieu (et je répète ici que ce n'est pas le seul lieu où ont lieu de tels débats autour de la littérature et des livres corses). J'en suis ravi.

    Mais la raison d'être première de ce blog est de donner à lire ce que les lecteurs lisent et aiment lire : citons les pages que nous aimons !

    Le dialogue est d'autant plus riche qu'il se heurte aux textes eux-mêmes (rendus visibles par les citations longues).

    Cela me fait penser que je vais citer une page d'une nouvelle de Mondoloni sur la fin apocalyptique de la Corse, histoire de revenir sur cette crainte collective récurrente (que je ne veux pas partager, en fin de compte).

    Alors... ces pages... où sont-elles ?

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