Reçu il y a quelques jours déjà - mais j'attendais de pouvoir remettre la main sur mon exemplaire de "Septième ciel", dernier roman de Ghjacumu Thiers, avant de le publier - un récit de lecture de Pasquale Ottavi sur ce roman. Or, je ne le retrouve toujours pas, cet exemplaire ! Donc, voici le texte d'Ottavi auquel j'ajouterai bientôt les extraits par lui choisis. Une analyse fouillée qui m'a notamment ouvert les yeux sur un aspect pourtant évident des livres de cet auteur : ses personnages ne se parlent pas !... (Voir ici, ici et ici les billets précédemment consacrés à ce roman sur ce blog).
A noter que la version originale corse de cette analyse sera normalement publiée dans le prochain numéro de la revue "Bonanova".
Bonne lecture :
"Septième ciel" : quelques brèves réflexions
Le dernier roman de Jacques Thiers, "Septième ciel", a de quoi surprendre. Le titre même du livre, dès qu’on l’a entre les mains, déconcerte. Qui plus est lorsqu’on le découvre accompagné du sous-titre Rumanzu. Ajoutons-y alors la langue initiale du récit, en continuité avec le titre précité, le français : une femme s’y exprime en cette langue ; un français que nous qualifierons de « chez nous », pétri de mélange des codes : « … on n’a pas les pieds qui nous avancent du lit » (p.9) ; un français qui ouvre une fenêtre sur les langues en usage en Corse, tout au moins celles de son environnement spatiotemporel : nous allons en effet y retrouver le corse, le français, l’italien. Fermons le ban avec la discontinuité de la narration, de son absence de logique, tout au moins en apparence.
Une fois que l’on a pénétré au cœur du texte, on s’aperçoit que, du strict point de vue des faits, une seule et même scène nous est proposée, qui se déroule dans un avion, entre continent et Corse. Tout au long des chapitres, nous découvrirons des monologues muets, construits au fil des pensées, des phantasmes et des angoisses de personnages qui, tous, participent à un voyage en direction de l’île, tous y retournant plus ou moins, quelle que soit la langue qu’ils utilisent. L’un revient d’un voyage d’agrément, l’autre agit par nécessité ou guidé par un besoin personnel. Nous retrouvons ainsi une scène narrative très prisée chez l’auteur, ainsi que son goût pour l’étude psychologique : plusieurs personnages, en quelque sorte, ici, pensent tout en n’agissant/n’interagissant pas. Aucun dialogue ne prend forme entre eux, du début à la fin de l’histoire. Nous ne pouvons nous référer qu’à un seul point d’accroche : les soupçons réciproques que certains éprouvent, notamment le policier Antoni, auxquels on peut ajouter le dénouement d’une histoire dont le déroulement semble sans queue ni tête.
Une fois la lecture terminée, demeure une impression de malaise et de confusion, comme si tout ce que l’on a pu connaître en termes de -non-évènements n’avait été au bout du compte qu’une sorte de rêve dérangeant, teinté d’une étrange ambiguïté. Impression selon nous souhaitée et (habilement) entretenue par l’auteur au fil des pages. Dans ce nouvel opus, on retrouve en fait quelques unes de ses préoccupations fondamentales. A commencer par la question de l’identité : identité collective inaboutie, inassouvie, car éparpillée en mille bris, jugulée et comme prostrée dans les visions et représentations multiples des personnages présents à l’intérieur de la carlingue, avec en toile de fond l’échec d’une revendication collective, échec aux raisons diverses, qu’elles soient d’origine interne ou externe. Le tout en relation avec les difficultés qu’éprouve la société corse à élaborer et proposer une vision cohérente de son avenir, si tant est d’ailleurs que l’on puisse concéder à la population insulaire le statut de société à part entière. Une impression de paralysie se profile donc, que rend le mot agrancu, omniprésent dans A barca di a madonna, comme le fait remarquer à juste titre Anna Giaufret, qui finit par irradier l’ensemble de l’histoire. Ceci nous conduit à identifier une seconde constante dans l’écriture de Thiers, étroitement corrélée à la problématique identitaire, une sorte d’impossibilité ontologique à proposer une narration cohérente : « si les voix énoncent des vérités contradictoires, il est un obstacle qui fait écran encore en amont au dévoilement des faits : l’impossibilité énonciative ou le manque de fiabilité des narrateurs ». Ici, le soupçon de mensonge, ou de duperie (de farce ?), découle de la production des discours muets délivrés par les passagers, que renforce le climat de paranoïa entretenu par les préventions mutuelles de certains personnages qui s’estiment espionnés par l’un d’entre eux, lequel a toujours l’air de regarder ailleurs… Dernière constante, nous semble-t-il, la formulation d’une interrogation existentielle quant au sens même de la vie : quelle substance attribuer finalement à ce laps de temps que nous passons en ce monde, pourvus d’une conscience agissante et complète, au-delà du (des) lieu(x) qui nous a (ont) vu naître, grandir et vivre ?
La complexité de l’écriture, chez Thiers, naît sans aucun doute de ce faisceau, de cet entrelacs d’interrogations fondamentales. L’auteur refuse une quelconque attitude de connivence avec le lecteur, bien qu’en apparence chaque personnage semble s’adresser directement à lui tout autant qu’au narrataire. En mélangeant volontairement les langues, avec un art consommé (l’argument du voyage fonde et justifie une sorte d’extra-territorialité des codes linguistiques et de leur usage multiple), il pose le problème des constituants intrinsèques de l’identité du peuple corse dans le monde actuel : s’agit-il encore de clamer, sur un mode anachronique, l’incantatoire union du peuple, de la nation et de la langue, alors qu’actuellement tout concourt à signifier la mixité foisonnante des rencontres et des échanges humains, culturels et linguistiques, dont on semble en mesure de tirer parti au bénéfice de sociétés plus ouvertes et plus humaines ? La difficulté à identifier un sens précis à la vie, aux évènements qui s’y produisent, ceux qui rapprochent ou qui séparent les gens, en particulier lorsque la perception de la réalité s’exprime dans la polyphonie des voix -et des langues-, révèle une vision très singulière de ce en quoi peut consister le sentiment de présence au monde, à la réalité, du point de vue de l’individu. Celui-ci demeure, en dernier recours, la seule instance légitime, apte à exprimer la vérité du monde : elle n’appartient qu’à lui, de façon stricte, dans toute sa subjectivité. Enfin ce roman nous propose, comme l’ensemble de l’œuvre narrative de l’auteur, un certain point de vue quant à l’acte d’écriture, très vraisemblablement hérité de la pensée littéraire de la fin des années cinquante, selon laquelle le poids du doute pèse sur la création littéraire comme sur l’écriture romanesque en général (la lecture de l’épilogue en rend suffisamment compte). Posture que l’on retrouve chez Beckett et Camus. Une sorte d’interrogation première, essentielle, quant au sens de notre itinéraire de vie personnel, de tous les faits et de toutes les croyances que nous désirons y déposer, engranger et assumer, dans le cours pétri d’incertitudes de notre propre cheminement.
Ce blog est destiné à accueillir des points de vue (les vôtres, les miens) concernant les oeuvres corses et particulièrement la littérature corse (écrite en latin, italien, corse, français, etc.). Vous pouvez signifier des admirations aussi bien que des détestations (toujours courtoisement). Ecrivez-moi : f.renucci@free.fr Pour plus de précisions : voir l'article "Take 1" du 24 janvier 2009 !
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Di colpu stu Blogu s'hè discitatu è chì ricchezza!
RépondreSupprimerChì piacè d'accoglie à Emmanuelle chì face ancu u sforzu di leghje appena in corsu (ch'elli a si dicanu tanti Corsi ch'ùn lu facenu stu "sforzu" :ùn seria un piacè??)
Chì piacè d'accoglie à Pasquale Ottavi(serà a prima volta?) cù a so lettura precisa di G.THiers.
A specialità di Thiers hè d'ùn esse mai induve u lettore u puderia aspettà, ci hè sempre 'ssa incertitudine, 'ssa interrugazione chi face riflette, dà una distanza cù l'idee fatte o strafatte chì ci empienu u cerbellu. Si vede torna quì in a nota di Pasquale nantu à "Septième ciel" : ùn aghju più ch'una cosa à fà : LEGHJELU (l'aghju digià nantu à a tavula da notte) è vultà quì dopu! -))
Eccu un altru parè - di Paulu Michele Filippi - nant'à u rumanzu "Septième ciel", l'avia ricevutu è po l'avia mandatu à u forum di Musa Nostra ; eccu l'indirizzu :
RépondreSupprimerhttp://musanostraforum.forum-actif.net/votre-1er-forum-f1/litterature-corse-t4-75.htm#203
Bona lettura !