samedi 22 janvier 2011

Serait-il pertinent de jouer à nouveau "U Fiatu", "A Rimigna", "A Cabia", "Innò", "Prima tù", "Sogni di Soli" et "Missa pà i Ghjuvannali" ?


Bon, celui-là de titre c'est un vrai ! Non ?

...voyons, voyons, qu'ai-je lu dernièrement qui m'ait vraiment emballé ? Quelque chose qui m'ait ouvert de nouveaux horizons, qui m'ait étonné au sens fort, qui m'ait conduit à réfléchir et à imaginer ?

Réponse : "Par-delà le théâtre. Culture et politique en Corse (1972-1991)" de Dumenicu Tognotti, préfacé par Dominique Salini qui publie ce petit ouvrage dense (128 pages dans un format proche d'un "Que sais-je ?") dans la collection qu'elle dirige, "Hommes et territoires", aux éditions Dumane (quatrième trimestre 2010).

J'ai trouvé cet ouvrage absolument passionnant. Pour bien des raisons.

1. Dumenicu Tognotti raconte et décrit en détail une expérience théâtrale quasiment unique en son genre en Corse, et qu'il a mené durant une dizaine d'années (1972-1983) avant de se murer dans un silence total depuis l'ultime création produite en 1991 : un théâtre déroutant plongeant ses racines dans des mythes populaires que des mises en scènes radicales réactivent, pour entraîner le public dans une véritable expérience vitale. Le théâtre de D. Tognotti est décrit comme un théâtre du corps, qui n'est pas au service de la littérature mais qui se rapproche du cérémonial collectif. (Mais peut-être est-ce que je me trompe quant au caractère unique de ce théâtre ? j'ai tellement peu vu de pièces de théâtre corse ; voyons, dans mes souvenirs : "Paoli Boswell Bonaparte" - à Ajaccio, au cinéma Empire - et "Les frères corses" - à Marseille, au Toursky - de Francis Aïqui ; "Troïlu è Cressida" - à l'auditorium de Pigna puis au Toursky à Marseille - de Ghjacumu Thiers ; "51 Pegasi" de M. Biancarelli à Aubagne et à Ventabren ; les quatre pièces corses de Noël Casale à Marseille, voir tel billet à ce sujet ; c'est effectivement peu...).

2. Le projet de Dumenicu Tognotti fut de produire un théâtre "national", totalement inclus dans la lutte de libération du peuple corse, en vue de l'indépendance, donc sensible à tous les combats politiques y conduisant (Aleria, la création du FLNC et du mythe du "cagoulé", la répression politique et judiciaire). Un tel théâtre est-il encore possible et/ou souhaitable ? D. Tognotti répond par la négative. Personnellement, je trouve que nous avons besoin de la plus extrême diversité dans l'expression artistique et la lecture de cet ouvrage me fait regretter de n'avoir jamais assisté à aucune des pièces du Teatru Paisanu de D. Tognotti. (Je me souviens d'un article de Thiers dans un Kyrn des années 80 revenant sur le "scandale" qu'avait produit telle pièce - je ne me souviens plus laquelle - et tentant de défendre une expression théâtrale aussi radicale et politique ; il faut que je le retrouve ; mais peut-être que la recherche effectuée par Stefanu Cesari dans le cadre de ses études à l'université de Corti inclut l'ensemble des articles parus dans la presse à propos des représentations de Teatru Paisanu : Teatru Paisanu. Un teatru corsu di ricerca, DEA d'Etudes corses, Università di Corsica, 2002 ; espérons que cette recherche sera publiée un jour !)

3. Et d'ailleurs, chose à la fois merveilleuse et très dommageable, il nous est aujourd'hui impossible de voir les pièces de D. Tognotti : elles ne sont pas jouées, elles n'ont pas été filmées (à moins qu'on puisse en voir des extraits dans les deux films indiqués en fin d'ouvrage : Teatru corsu, u primu fiatu. FR3 Corse, 2007 par Jackie Poggioli et U spechju di un populu. La Troisième rive, 2008 par Denis Robert). Peut-être savez-vous par quel moyen on peut "voir" ces pièces ? Ne serait-il pas passionnant de "rejouer" ces pièces ? Par exemple, lors d'une rétrospective intégrale des créations de D. Tognotti ?

4. Ce qui m'a passionné par ailleurs dans cet ouvrage, c'est la façon d'entremêler réflexions sur le théâtre (depuis la tragédie grecque jusqu'à Grotowski) et micro-récits d'expériences vécues par l'auteur (notamment ses rencontres avec Grotowski, les discussions avec les habitants de Corscia avant une représentation de "A Rimigna", le travail avec Archie Shepp, Saveriu Valentini, Rinatu Coti ou Patrizia Poli). Réflexions et récits s'entre-nourrissent et font du livre à la fois un document particulièrement vivant et un art poétique clair qui ouvre à bien des discussions pour le théâtre corse d'aujourd'hui.

5. Un dernier point qui m'a beaucoup plu : l'auteur revient régulièrement sur les critiques qui ont été faites à ses pièces, explique ses intentions, réaffirme ses convictions, dans une radicalité qui peut paraître parfois intransigeante mais qui a le grand mérite d'éclaircir les débats. Par exemple, il réfute les critiques d'hermétisme et de volonté de créer un malaise chez le spectateur, en signalant que c'est l'attente d'un théâtre de la parole (ou du bavardage) ou d'un théâtre "militant" (qui se substituerait au vrai militantisme) qui crée le malaise chez un spectateur dominé par des formes culturelles qui empêchent de comprendre d'autres démarches.

6. Pour finir (et je voudrais citer bien des pages, mais le mieux est que vous vous précipitiez sur cet ouvrage que je trouve essentiel pour connaître et comprendre le passé de la Corse mais aussi pour réfléchir aux expressions artistiques contemporaines), je cite un passage (pages 40-41) que je trouve important, parce qu'il me semble contenir une force positive, alors que l'auteur émaille tout son livre de jugements très pessimistes sur la situation actuelle de la Corse. Ce passage évoque la question de la mise en scène de "A Rimigna", pièce consacrée au procès inique et à la mise à mort de plusieurs Niolins en 1774 par l'armée française :

"Si le thème central de la pièce est sans équivoque, si le conflit mis en scène et rapporté fidèlement nous assurait d'une adhésion partisane des spectateurs, il n'empêche nous nous sommes alors trouvés face à la difficile question d'une écriture dramatique spécifique. À une époque où l'affirmation de la corsitude suscite dans tous les actes de la vie quotidienne une véritable frénésie, le théâtre se doit d'être au diapason. Il doit lui aussi jalousement s'affirmer comme étant exclusivement corse, débarrassé de toutes les influences connues. Il doit être reconnaissable par des signes qui lui appartiennent en propre. Il doit donc inventer un langage qui lui soit singulier, immédiatement identifiable comme étant corse. Cela ne veut pas dire qu'il doive reproduire des traits culturels connus. L'identité n'est vivante et palpable que dans le mouvement, que si elle exerce sa faculté de se remettre perpétuellement en question. L'identité n'est jamais acquise. Et si notre théâtre ambitionne une reconnaissance de corse, il doit alors posséder la capacité de faire reconnaître l'inconnu. A Rimigna, nous l'avons dit, n'est la récit d'un épisode tragique de notre histoire, c'est un spectacle de notre temps qui entend considérer notre aujourd'hui dans la perspective d'hier, et notre hier dans la perspective d'aujourd'hui. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre une démarche qui milite en faveur d'un théâtre contemporain et national. Dans A Rimigna, ce qui appartient exclusivement à l'histoire, au passé, aux ténèbres, est symboliquement représenté par des mannequins géants vêtus de bure, aux têtes difformes et effrayantes. L'interprète qui lit la sentence porte un masque pour bien signifier que son monde et son temps ne sont pas les nôtres. Par contre, les acteurs qui revivent l'annu di a disgrazia sont vêtus comme tous les jeunes Corses de leur temps pour bien indiquer que leur histoire continue. Les manifestations de l'inconscient collectif qui peuvent découler de la confrontation au passé ne doivent pas les conduire sur les voies de la recherche d'un improbable âge d'or. L'enracinement est ici souhaité pour sa fonction cathartique, en ce qu'il permet de faire tomber les masques imposés par une société d'autant plus répressive qu'elle est régentée par un pouvoir politique illégitime.

On voit bien que si le théâtre s'empare de l'histoire comme prétexte, il est lui-même prétexte à l'histoire. Il est déjà, dans notre esprit, le véhicule qui doit nous révéler une vie dont l'évidence est incertaine. Enfouie sous cette mauvaise herbe qu'est
a rimigna, cette vie est pourtant là, loin d'un ailleurs invraisemblable. Elle ne demande qu'à ressurgir en abondance comme un cours d'eau dont on aurait trop longtemps obstrué la source."

(la carte postale)

2 commentaires:

  1. Merci pour ce témoignage et , c'est sûr, cet ouvrage fera partie de mes prochaines lectures. On est un peu surpris, au fond, que la période 70-80 ait produit un tel nombre de pièces de théâtre alors que ce genre semble aujourd'hui délaissé dans notre île.C'est dommage car le théâtre offre un contact direct avec le public et permet de sortir de la relative solitude dans laquelle se trouvent, par exemple, ceux qui écrivent et ceux qui lisent. Relative bien entendu puisque les blogs et les rencontres permettent bien des échanges.
    Il me semble que le relatif déclin de la production théâtrale est en partie dû au contexte de notre époque qui a vu s'évanouir bien des illusions, contraignant ainsi le créateur à éviter les actions collectives comme l'est, par définition, une oeuvre théâtrale. Seuls les groupes de chanteurs tiennent encore mais pour combien de temps ?
    Personnellement, je repense à cette époque avec une certaine nostalgie car la défiance des uns envers les autres était moindre qu'aujourd'hui et l'action collective encore possible.
    Mais je m'aperçois que je commence à parler comme un vieux con alors je vais me taire.....
    Merci encore une fois pour cette évocation qui a le grand mérite de poser un problème !

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  2. Norbert,
    merci pour le commentaire
    Je ne sais pas si on peut dire que les années 90 et 2000 sont moins riches en théâtre que les années précédentes ; il faudrait un recensement complet, une étude de l'évolution. Il me semble qu'il existe tout de même plusieurs compagnies (Alibi, Point, Locu Teatrale, le Teatrinu, les rencontres de Robin Renucci, Unità Teatrale, Nénéka, I Stroncheghjetta, et, mille pardons, j'en oublie, je cite de mémoire) qui font un boulot à l'année. La production théâtrale d'un Ghjacumu Thiers par exemple est continue depuis les années 70.
    Enfin, le théâtre, comme le cinéma d'ailleurs, et l'ensemble des arts visuels, souffre d'un déficit d'accès : il faudrait des répertoires de pièces régulièrement jouées et pouvoir acheter des vidéos intégrales de pièces qui ne sont plus jouées.
    Bon, personnellement, je pense que le rêve d'une aventure collective nous fait peut-être défaut aujourd'hui plus qu'hier mais les difficultés à travailler collectivement doivent bien exister depuis que le singe s'est mis debout,non ?
    J'attends bien d'autres réactions, réponses, questions, et aussi ta lecture, Norbert, de cet ouvrage de Dumenicu Tognotti.

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