dimanche 3 avril 2011

Une furieuse envie


Non, non (comme dirait Dom Juan, à la fin, chez Molière),

je ne commanderai pas ces livres par Internet (et pourtant j'en ai très envie !)... Tout simplement parce que je n'aurai pas le temps de les lire d'ici les vacances de Pâques et que je veux me réserver le plaisir de les trouver sur les tables des librairies bastiaises, pour voir comment ils sont mis en valeur, comment leur présence change ou pas l'atmosphère !

De quels livres est-ce que je parle ?

Les voici (et mon choix tout subjectif et évolutif est absolument injuste et cruel, je le sais) :

Aux éditions Colonna :
- "Fables inachevées" de Pierre-Joseph Ferrali (qui me semble être la traduction en français du recueil en langue corse "Davanti à u focu chì more", chez le même éditeur ; j'avais beaucoup aimé la nouvelle "L'omu chì marchja", voir le billet qui en parle ici ; et je me souviens de propos très élogieux de la part de Marcu Biancarelli et de Norbert Paganelli, billet du 2010-11-23)
- "Bastion sous le vent" de Marie-Jean Vinciguerra (j'ai pu en entendre quelques passages avant publication, et depuis j'attends sa sortie avec fébrilité : oui, ce qui m'avait frappé alors, et qui m'attire tant encore aujourd'hui, c'était la diversité des tons, des voix, solennelles ou grinçantes, voire très violentes, c'est cela que je veux lire !)

Aux éditions Albiana :
- les trois nouvelles sorties de la "petite bleue" (la collection "Centu Milla"), et plus particulièrement (nous avons la chance de pouvoir lire les premières pages, merci aux éditeurs !) :
- "Una manera..." d'un certain Dantea (pseudonyme bien sûr). Avec le désir (et la crainte) que ce livre n'en soit pas un de plus dans le style de l'invective désabusée sur la Corse mais qu'il propose une matière épaisse, une fiction qui dépasse les discours univoques
- "Ombre di guerra", de Jean-Yves Acquaviva, déjà pour le titre, et avec l'envie d'en savoir plus que ce que montrait l'extrait par lui envoyé et ici commenté
- et aussi le roman de Sampiero Sanguinetti, "Pietri Bey" : histoire d'un Corse homosexuel à la fin du XIXème siècle trouvant en Egypte le lieu de sa liberté !

Il y a bien d'autres ouvrages à découvrir ; vous pouvez parler ici de ceux qui conviennent à votre coeur !

Pour terminer, en écho à la liste (tout subjective et injuste) proposée par Marcu Biancarelli pour désigner dix livres corses importants de ces dernières décennies, je propose

un extrait de "Ecce Leo" (éditions Centofanti ; mais où trouver ce livre aujourd'hui ??),

extrait qui m'est resté en tête depuis que je l'ai lu en 1994 (parce que je l'ai immédiatement trouvé très juste et très injuste, et parce qu'il - pour moi en tout cas - me semblait à la fois balayer bien des illusions et ouvrir des horizons, d'une façon très courageuse, claire et directe, en plein coeur des terribles années 1990), même si par ailleurs je trouve le style assez décevant, plat, même si j'ai pu avoir l'impression parfois que l'intrigue égrène un certain nombre de clichés,

extrait qui voit le personnage principal, un jeune journaliste en rupture de ban affective et idéologique avec son île, se rendre à Madrid avec son amie Marina,

extrait qui se trouve dans le chapitre "Madriz me mata"...

extrait que je donne ici pour indiquer cette furieuse envie d'une véritable "movida" insulaire... :

Devant Guernica j'ai eu les larmes aux yeux.

Marina regardait les esquisses préparatoires dans le petit couloir qui menait à la salle où était exposée la toile de la mémoire collective. Un type de mon âge se tenait sur ma droite, il respirait de manière saccadée, un peu comme s'il reprenait son souffle. Je savais que je ne le connaîtrais jamais mieux qu'à cet instant précis. La conscience que nous avions de notre émotion était troublante. Nous étions deux inconnus, nés du hasard et silencieusement vivants, mêlés brusquement à un drame qui était aussi le nôtre. Nous avons quitté la salle en même temps ; alors qu'il regagnait la sortie, il m'a fait un signe de tête que je lui ai rendu. Sur ses lèvres, j'ai cru deviner un imperceptible sourire.


Dehors, le soleil fragile d'octobre enveloppait les contours d'une douce imprécision. Marina avait passé un bras sous le mien, rieuse et fébrile, elle savourait chaque minute de nos premières vacances. Sur les murs, les affiches d'Alaska, la Nina Hagen ibérique, et du dernier film de Perdo Almodovar nous rappellaient que nous avançions vers l'épicentre de la Movida. Ce gigantesque pied de nez insolent au franquisme et à l'Espagne blême et bistre de l'Inquisition.

Je me coulais, sans aucune difficulté, dans les horaires imposés par la ville. Le madrilène m'apparaissait comme le type même de l'urbain civilisé. Levé à dix heures, au travail à onze, la pause déjeuner à quinze et le dîner à vingt deux heures.

-
Pas la peine de se remuer avant vingt trois heures ! m'avaient dit des copains, rien ne bouge avant.

Dans la Calle Serrano, Marina ressemblait à la balle d'un joueur de squash. Elle criait des noms qui ne me disaient pas grand-chose. Adolfo Dominguez. Pedro Lobo. Manuel Pina. Je finis par comprendre qu'ils étaient les membres les plus doués de la grande famille des stylistes et créateurs de mode. Pour ma part, je n'étais capale de citer qu'un seul nom : Sybilla. Ce que je fis d'un air dégagé et les mains dans les poches devant une Marina favorablement impressionnée. Ce fut dans la Conde Xiquena qu'elle tomba en extase, das la boutique de Joachim Berao, un créateur de bijoux. Elle acheta plusieurs bracelets et colliers pour sa boutique, pendant une heure qui me parut interminable, elle s'entretint passionnément avec la vendeuse. Sur le seuil, je rêvais d'une bière glacée accompagnée de la ronde magique des tapas.

-
Ça va faire un malheur ! prédit Marina en sortant enfin de la boutique.

Si l'on pouvait définir la Movida comme un concentré bouillonnant d'énergie et de créativité baroque, il suffisait de marcher dans la ville, nez au vent pour s'en rendre compte. Chaque soir, nous nous frayions un chemin dans les bars bondés pour atteindre le comptoir, pour discuter et rire au milieu des éclats de voix alanguies par les effets de la "chocolate".


Je me fondais sans retenue dans cet éparpillement incontrôlé de jours et de nuits, dans tout ce qui donnait au sud de l'Europe un foisonnement de mouvements flamboyants. Petit à petit, je découvrais une jeunesse que chez nous, l'immobilité et le goût du malheur avaient enfermée en elle-même. La conscience que nous n'étions, en Corse, que des poussières grises figées dans une éternité morose, ne me quitta plus.


A Madrid, les nuits grouillaient d'incitations à la fête. Il ne s'agissait pas de boire pour se perdre dans l'oubli, mais de défier les ombres jsuqu'au point le plus dense et le plus brûlant de la vie.
-
J'ai l'impression d'être sur une autre planète !, me confia une nuit Marina, alors que nous dansions, portés par les vagues d'El Universal, une des discothèques branchées. Je pensais au jour où la Movida ne serait plus qu'une petite fête répétitive et récupérée par les milieux de la publicité, persuadé que malgré tout, cette fin là ne changerait rien à l'enthousiasme de la jeunesse espagnole. Pendant ces deux semaines à Madrid, je me nourrissais du panache de cette jeunesse en pleine mutation, je vampirisais leur insolence inventive. Dans cette ville, je puisais la lumière dont nous étions cruellement privés. Jamais auparavant, je ne nous avais vus, nous autres insulaires, aussi ternes. Gavés de conformisme petit-bourgeois, censeurs consciencieux et avides d'honneurs. Jamais révélation ne fut aussi fulgurante.

Une carte postale que j'avais envoyée à Alex disait : "Madriz me mata". Madrid me tuait, moi aussi. Elle me mettait à genoux devant son imagination sans limites. Madir me tuait parce qu'elle me disait à l'oreille que nous étions fichus, que nous n'étions que des ombres esseulées, des jeunes petits vieux amorphes, sans aucune flamme dans le regard.

Madrid me tuait parce qu'elle était ce que nous aurions dû être si nous l'avions vraiment voulu.


J'ai toujours entendu mes tantes et ma mère dire, "
Pensa à u peghju è l'induvinerai" (Pense au pire et tu sauras l'avenir). Je ne vais pas chercher plus loin notre incapacité viscérale au bonheur.


Bon, eh bien, finalement j'ai écrit ici l'intégralité de ce chapitre.

Et cela me fait penser que "Murtoriu" et "A Barca di a Madonna" évoquent eux aussi l'Espagne (plus précisément, Barcelone). Un tropisme espagnol dans la littérature corse ? Quelque chose comme une figure de l'avenir ? Pour contrebalancer le présent insulaire déprimant et la figure italienne, qui appartiendrait plus au passé ? Questions, questions...

Mais... vous n'êtes pas obligés d'être d'accord avec moi !

(l'image)

6 commentaires:

  1. Librairie le Point de Rencontre.3 avril 2011 à 15:40

    Justement nous recevrons Pierre Joseph Ferrali à la librairie le 12 avril pour une discussion autour de son recueil de nouvelles Davanti u focu chi more.
    Nous lui poserons peut-être la question de la liste...

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  2. J'espère qu'il n'y a pas que le titre qui t'interpelle parce qu'il n'est pas de moi !

    JYA

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  3. Françoise,
    bien sûr "la question de la liste", bien sûr, il faut lui poser, et relayer sa réponse, ce serait génial.

    JYA,
    ah oui, de qui est le titre alors ? Et non, bien sûr, il n'y a pas que le titre, il y a aussi le nom de l'auteur !! Bon, je plaisante : je dois sincèrement dire que je ne sais pas trop à quoi m'attendre, et il n'y a rien de grave ! Mais le 18 ou le 19 avril je serai dans les librairies bastiaises et je vais me régaler.

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  4. Moi j'aimais mieux le titre originel "Secreti"...

    Francesca

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  5. Ah, mais alors, de qui est le titre ? Est-ce le choix de l'éditeur ? Personnellement je préfère "Ombre di guerra" à "Secreti" qui paraît paradoxalement trop clair.

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  6. Mais de qui donc est ce titre ? Sangu'la miseria ! Au moins, on parle du titre, c'est toujours ça...

    JYA

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