mercredi 10 août 2011

Vinciguerra / Ferrari : Prix du Livre Corse 2011

Soyons concis :

- le prix du Livre Corse 2011 (catégorie Fiction, langue française) a été décerné à "Où j'ai laissé mon âme" (Actes Sud, 2010) de Jérôme Ferrari. La remise du prix s'est faite le 31 juillet 2011, à Ghisoni. C'est Marie-Jean Vinciguerra, lui-même écrivain (entre autres), qui a prononcé l'éloge du livre. Une petite brochure éditée pour l'occasion inclut ce discours. Avec l'autorisation de l'auteur (merci à lui), je le transcris dans ce billet.

- pourquoi ?

- Pour plusieurs raisons :
1- il est le témoignage d'une lecture singulière, toujours précieuse.
2- il comporte une critique négative concernant la parole des personnages de ce roman (se fait ainsi jour la possibilité d'une discussion ; signalons aussi la présence d'une possible erreur factuelle, j'y reviendrai dans les commentaires si vous ne trouvez pas : j'aime bien imaginer ces jeux de cours de récré !...).
3- il est le signe que ce "jeune" auteur est (enfin ?) totalement reconnu dans son île (après une mention spéciale lors du prix du Livre Corse 2007 pour "Dans le secret" (Actes Sud), mais surtout après 4 prix nationaux : Prix Landerneau pour "Un dieu un animal" (Actes Sud) et pour "Où j'ai laissé mon âme", les prix Roman France Télévisions, le Grand Prix Poncetton de la SGDL, le Prix Initiales".
4- il est peut-être le signe que l'autre puissant romancier corse de notre époque, Marcu Biancarelli, sera peut-être honoré par un prochain Prix du Livre Corse (dans la catégorie "langue corse", "Murtoriu" ne méritait-il pas plus le prix que "L'Ultima Pagina" en 2010 ?).
5- il est l'occasion pour nous de réclamer, avec un cri d'amour, la création d'un site internet qui permette à tout un chacun de consulter la liste de tous les ouvrages primés depuis 1984 ainsi que les propos tenus lors des remises de prix. (A quand un travail de recherche sur le rôle des prix - il y aussi celui de la Collectivité Territoriale de Corse, celui des Lecteurs de Corse - dans l'évolution de la littérature corse ?)
6- ? (placez ici votre question, votre remarque, etc.)

Voici le discours de Marie-Jean Vinciguerra à propos de "Où j'ai laissé mon âme" :

Cri d'amour sous un ciel de malheur

Jérôme Ferrari avec son sixième ouvrage atteint une parfaite maîtrise dans l'art du récit. L'épigraphe - une citation tirée de l'oeuvre majeure de Mikhaïl Boulgakov (Le Maître et Marguerite) - nous donne une clef pour la compréhension d'un roman qui pourrait s'inscrire, miracle, dans la tradition des grands Russes (Tolstoï-Dostoïevski). Elle nous ouvre "ce chemin de lune" qui, après la traversée du désert, nous conduit au dieu caché et donne sens à la responsabilité de l'homme et de Ponce Pilate : y a-t-il péché quand Dieu s'absente ?

Au premier plan, trois personnages : le capitaine André Degorce, le lieutenant corse, Horace Andreani - son frère d'armes de Dien Bien Phu -, qui de victimes deviendront bourreaux et, enfin, ce Tahar, commandant de l'ALN au sourire énigmatique. Trois portraits physiques et moraux inoubliables. Cinquante ans après les terribles événements d'Algérie où les deux officiers se sont rendus coupables d'actes de torture, le lieutenant Andreani dans un monologue intérieur scandé d'un poignant "mon capitaine" dit son amour-haine pour ce "frère" qui l'a humilié et dont il condamne les "états d'âme" (scrupules, remords), "les élégances dérisoires" (ne fait-il pas rendre les honneurs au chef terroriste ?), l'orgueilleuse "pose". Il dénonce son idéologie faite d'abstractions hypocrites qui, au nom de "l'efficacité" servent à justifier une "mission" de tortionnaire. Comportements paradoxaux que ceux de ces deux bourreaux. Le lieutenant corse rejoint par esprit de "loyauté" l'OAS ! Et la justification d'efficacité ne cache-t-elle pas chez le capitaine une fascination perverse pour la torture ? Lequel de ces deux officiers mérite le plus le qualificatif de traître ?

Le capitaine a perdu la foi, mais il reste taraudé par le sentiment de la faute et l'angoissante certitude qu'il n'y a plus de rédemption par le châtiment dans un univers d'où Dieu s'est retiré.

Le mal est à l'oeuvre dans l'homme, surtout lorsqu'il est pris dans l'engrenage de la guerre qui peut transformer le guerrier en bourreau. Travail d'introspection sans fards, cruelle mise à nu de deux "âmes" qui se débattent dans un labyrinthe ! En ce désert, il n'y a plus place pour les larmes, "la pureté du chagrin". Le capitaine se considère comme un réprouvé. Il ne trouve pas de réconfort dans les versets de la Bible.

Le récit s'ordonne sur trois jours d'agonie(s), de chemin de croix et de mise en croix sous un ciel mauvais dont le bleu délavé contraste avec la beauté du ciel corse d'un bleu profond. La Corse pour les deux officiers est évoquée avec nostalgie comme un paradis perdu ("A Piana, son coeur n'était pas vide. Il n'avait pas honte de lui-même.") L'âme du capitaine s'est desséchée. Il ne trouve plus les mots de tendresse. Le destin l'a emporté si loin qu'il ne reviendra jamais.

Reste le mystérieux sourire de Tahar, noble signe de mélancolie et de lucidité. Belle leçon de tendresse et d'héroïsme serein ! Le sourire de ce rebelle ouvre un chemin : il nous assure de la dignité de l'homme.

Il faut découvrir au-delà du dit le non-dit et en filigrane les Images cachées : la femme corse du capitaine n'est-elle pas plutôt qu'épouse "Mater dolorosa" ? Et la question : "Mon dieu qu'avez-vous fait de moi ?" ne fait-elle pas écho au "Mon dieu pourquoi m'avez-vous abandonné ?"

Le narrateur nous emporte dans la houle glacée et fiévreuse des monologues du lieutenant. Il nous fait participer à la douloureuse prise de conscience du capitaine Degorce. Mais, s'est-il investi en eux par excès en leur prêtant sa voix, l'éclat de son style, sa vision pessimiste du monde ?

Serait-ce provocation de notre part que de lire ce récit comme une réponse à l'imploration du Kyrie Eleison et du Christe Eleison (Seigneur, ayez pitié de nous, Christ, ayez pitié de nous !).

L'imprécation devient prière. Le miserere sera entendu. Il y aura un châtiment pour les deux bourreaux. Damnés, ils nous sauvent. Sens est donné à l'aventure humaine et tout son poids à la responsabilité de nos actes.

L'amour du lieutenant corse aura été le plus fort.

"Nous ne nous quitterons pas. Et c'est l'heure où je me penche doucement vers vous pour murmurer à votre oreille que nous sommes arrivés en enfer, mon capitaine - et que vous êtes exaucé."

2 commentaires:

  1. Voilà bien les Français. Ils tournent à tout vent.
    William Shakespeare Richard VI, acte III, 3, la Pucelle

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  2. Guglielmu, merci pour le commentaire, mais je crains de ne pas le comprendre tout à fait. Pourriez-vous expliciter votre point de vue ?

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