lundi 15 juin 2009

u ghjacaru neru

Lisant ce soir le recueil de poèmes "Forme animale" de Stefanu Cesari, je me prends à relire, et à relire encore trois des poèmes de la première partie, celle justement intitulée "Forme animale" (la seconde s'intitule "U carattaru di l'acqua").

Ce billet ne sera pas une analyse en bonne et due forme du recueil (y a-t-il eu d'ailleurs des recensions de celui-ci, des articles critiques - dans la presse ou dans les revues littéraires comme Avali, Bonanova ou A Pian'd'Avretu - , des échos de lectures sur des sites, des blogs ou des forums ? Je suis preneur.)

C'est un écho numérique après une première lecture rapide, parce que ces trois poèmes ont accroché mon oeil : arrivé au bout du dernier mot, il revient avec plaisir au premier (comme dans "Helter Skelter" des Beatles)... J'y reviendrai dans l'espace des commentaires (vous aussi peut-être, avec un regard différent sûrement ?)

(Pour une évocation de la poésie corse contemporaine, on peut voir, outre l'anthologie de Durazzo, la présentation de Paul-Michel Filippi sur le site de Transcript, l'article de Fusina dans le Mémorial des Corses, les propos de Nurbertu Paganelli, interrogé par André Chenet, sur son blog "Danger Poésie".)

Voici d'abord la version corse, originelle, et la version française (par l'auteur), originale.

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Ghjacaru neru

Trà no ci hè un ghjacaru neru
ci bastani dui o trè paroli di miseria :
parlemu
Ci hè l'ochji
castulenti
di l'animali
tra no
u puntià di a so fami
ci teni in corpu com'è u disiriu

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Entra in panni di a Bestia
runzà a lingua 'lla Bestia
licà a tarra è cunnoscia u silenziu
à u pilamu
Calpistà in u sangu
una furesta carnali
sciuma à i labbra
è invaddulà si in l'ochji di l'acqua
par apra
a pantaniccia

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Ti scrivaraghju in faccia tanti paroli vani
chì 'n u sguardu di l'altri parlarani
una fabeta di lingua
à fior' di visu una bucia calcosa
o micca, a saparè tu
calchì dulori ghjustu
capaci à di
u guasgi tuttu

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J'écrirai sur ton visage des mots qui ne servent à rien
tu ne parleras dans le regard des autres
qu'une langue incertaine
aux mensonges forcés
à même la peau

l'inutile douleur du tatouage
pour tout dire

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Entrer dans la peau de la Bête
gronder dans la langue de la Bête
lécher la terre connaître
le silence
au pelage
piétiner dans le sang
notre forêt liée écume aux lèvres
se vautrer

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Chien noir

Un chien noir entre nous
quelques mots de misère suffisent :
nous parlons
il y a l'oeil
étincelle
de l'animal
entre nous
l'intermittence de sa faim
lieu et corps du désir

17 commentaires:

  1. J'ai rendu compte sur mon site, il y a un an je crois, du remarquable ouvrage de Stefanu Cesari qui est un poète de la nouvelle génération à la voix poignante et originale. Moi non plus je ne souhaite pas disséquer ses textes car j'ai toujours quelques scrupules à déflorer la beauté surtout lorsqu'elle convulsive. Je laisse ce travail à d'autres et me contente de rêver sur le s poèmes...Reste que je perçois nettement cette lucarne grande ouverte sur la forme animale qui sommeille en nous, qui ressurgit lorsqu'on ne l'attend pas et qui parle cette langue déchirée et novatrice qui nous est pourtant coutumière. Je constate qu'avec Stefanu nous avons franchi un grand pas sur les chemins de la création. Je souhaite vraiment qu'il nous offre d'autres textes, à condition bien entendu, que le "ghjacaru neru" le lui permette. Rien n'est moins sûr, il est, lui, le maître dans sa propre niche et ne semble pas obéir aux sollicitations qui pourraient nous inciter à agir.

    Nurbertu Paganelli

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  2. J'aime ce "reste que"...
    La littérature devrait nous faire taire, mais parler du silence est notre vice ultime !

    Oui, j'aime aussi cette présence animale, qui ne soit pas celle des éléments classiques de la culture corse traditionnelle ; je ressens cela comme une confiance dans notre puissance de métamorphose.

    Je viens de discuter avec un lecteur assidu de Cesari. Discutant, nous en arrivons au point que voici : l'auteur traduit lui-même ses textes en français, mais cette version française n'atteint pas la force de la version originale corse.
    La version française serait à considérer non comme une oeuvre à part entière (ou alors de moindre qualité) mais comme un pont, certes travaillé, ouvragé, voire même différent, mais ayant comme principal fonction de guider les non-corsophones ou les corsophones moyens comme moi vers le texte original.
    Il faudrait donner un exemple, j'en parlerai à qui de droit.
    Pourquoi ne pas avoir choisi le parti d'une traduction littérale ? Le travail de traducteur en langue corse des poètes du monde entier (sur son blog "Gattivi ochja") doit influencer Cesari, avec cette recherche d'une traduction créatrice. Mais si la version française est moins riche, à quoi bon ?
    A suivre.
    Pour ma part, j'aime me rendre compte que la version française utilise des mots inconnus de la version corse et vice versa; l'entre-deux est peut-être encore une sollicitation - la plus agréable - pour nos imaginaires et nos désirs (d'ailleurs le poète ici écrit "desiriu" et non "desideriu", étrange, non ?, pourquoi ne pas garder la forme latine qui contient l'étoile sidérale ? à moins que je ne fasse une grossière erreur...)

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  3. Je suis moi-même assez perdue devant certaines traductions : ce sont d'autres textes en définitive, des contrepoints, mais parfois, la perte est dommageable.

    Par exemple, je trouve très belles ces trois lignes :

    U dulore ghjustu
    Per dì
    U guasgi tuttu

    Je ne retrouve pas la même magie dans :

    L'inutile douleur du tatouage
    Pour tout dire

    Mais je crois avoir déjà dit que je n'aime guère le bilinguisme systématique, la traduction à tout prix.

    En revanche, j'admire cette poésie très contemporaine, pure, déchirée.

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  4. Quant à moi, j'aime bien la présence de ce "tatouage" dans la version française, mot qui me paraît synthétiser beaucoup de choses (la peau, la marque, le signe, le corps à corps) et ouvrir des horizons qui ne sont pas dans l'original corse.

    Hypothèse : ce livre est bilingue au sens strict, écrit en deux langues, et c'est la totalité bilingue qui fait sens... Non ?

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  5. merci pour ces commentaires et pour cette fenêtre ouverte.

    juste quelques lignes quant à ce que l'on nomme "la traduction", parce que c'est quelque chose qui me tient à coeur, bien sur, quelques lignes quant à ces traductions qui n'en sont pas et à ce qui les fait naitre : l'étonnement.

    on parle peu de ce qui se passe dans la tête de quelqu'un qui parle deux (voire plus pour certains) langues. on parle peu de tout ce qui tressaute, grince, nait, meurt, brûle s'eteint, bref, produit du sens... on parle peu du balancement entre les langues, considerant l'une l'autre comme distinctes (en tant que système, c'est le cas) alors, qu'elles naissent et mascèrent dans le même paté de tête ! (oui ! oui !) les traductions de forme animale ne sont pas des traductions, l'écriture se faisant d'un texte à l'autre, souvent nés eux-mêmes de cet étonnement, cet entre-deux des langues, cette distance silencieuse. Dira-t-on jamais que notre conscience de la langue corse est telle CAR nous sommes bilingues (un monolingue aurait une perception des mots différentes, de leur paysage mental)

    comment expliquer que le mot "rosée" et le mot "bagnaghju" même s'ils ont pour référent la même "chose", ont en revanche des paysages mentaux tout à fait différents ?

    d'où le fait que les textes ne soient pas des traductions (quel interet sinon ?) car comment traquer la même "réalité" dans deux idiomes différents, que quelques galaxies séparent ?

    des choses me hantent (vraiment), celles qui relèvent de l'intraduisible, l'intellectualité du francais (terrible de lutter contre), la temporalité du corse, sa matérialité (et encore une fois la conscience de ces distances ne peut naitre que de l'entre-deux...)

    toute mon amitié à vous tous (j'ai déjà trop parlé, je me tais!)

    basgi basgi

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  6. Très intéressant, cela donne vraiment à réfléchir sur le monde mental en kaléidoscope du bi(pluri)lingue...

    Mais je voulais seulement dire que ,quelquefois, il faudrait peut-être laisser le texte original résonner, se déployer, seul avec sa musique, tel qu'il est né, car à mon humble avis, il est souvent né dans une seule langue, une seule musique, ...non?

    Mais enfin, c'est le désir de l'artiste qui prime, et c'est une belle entreprise que de tenter de saisir cet "entre-deux", et surtout cette réalité mentale complexe, mouvante, insaisissable en définitive.

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  7. Tout le talent du poète bilingue est de transcrire très exactement la tension de l'émotion ressentie en amont du poème. Il me semble donc vain de juger moindre une "traduction" qui comme le précise Stefanu n'en est pas une. Il convient à mon sens, pour un lecteur de poésie qui ne serait pas moyen, d'appréhender le texte non pas comparativement mais pour la valeur poétique intrinsèque qu'il recèle en son idiome. En ce qui me concerne la poésie en langue française de Stefanu Cesari se situe très honorablement dans ce que j'ai pu lire de meilleur ces derniers temps et dans le droit fil de l’expression du
    « manque » d’un Dupin par exemple.
    Toutes mes sincères félicitations pour le prix des lecteurs corses qui vient de lui être décerné.

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  8. Pardon, la lectrice "moyenne" que je suis ne "jugeait" pas, du moins je l'espère, et n'a jamais dit que les textes en français de Stefanu Cesari n'ètaient pas beaux,bien au contraire, elle exprime seulement son scepticisme par rapport au bilinguisme en poésie, car il n'existe pas de "langue bilingue", et qu'il me semble que la musique d'une langue fait naître le poème bien plus que le sens ou le concept, mais ce poète pourrait me faire changer d'avis...

    Il a eu le prix des lecteurs? A mon tour de le féliciter sincèrement. En quelle langue, au fait? Non, je plaisante -))

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  9. A mon tour de dire, en tant que lecteur de poésie tout à fait moyen, tout le bien que je pense du livre de Stefanu. Et je rejoins Francesca sur le fait que le texte français, traduction ou adaptation peut importe, me pose effectivement un problème d'ordre esthétique.
    Je ne connais pas Dupin et si Anonyme du 19 juin voit en Etienne un auteur qui puisse lui être comparé, tant mieux, cela voudra dire que les poèmes en français du recueil peuvent être appréhendés de diverses manières, et j'accepte volontiers de ne pas avoir raison.

    Pourtant, pour avoir lu "Forme animale", et discuté avec l'auteur qui est un ami, et lui avoir exprimé mon sentiment, je maintiens pour ma part que je ne trouve pas toujours la force et la profondeur que le texte corse dégage. Je n'ai aucun problème (je l'ai déjà dit ailleurs)avec les livres ou les démarches bilingues, je trouve même que c'est ce qui peut porter au mieux notre création et la diffuser le plus rapidement possible. Mais je ne suis toujours pas sûr que les "traductions" soient ici égales, et moi je le dis je n'y ai pas trouvé mon compte à chaque fois. Ceci-dit c'est une maigre critique, qui trouve son compte dans l'ensemble des poèmes d'un recueil ?

    Mais si j'estimais que Cesari n'était pas un auteur aujourd'hui suffisemment grand pour être digne de recevoir aussi quelques petites critiques, je n'en parlerais même pas.

    Bon, o Stè, semu filici par tè, parchì 'ssu premiu u mireti. Una quistioni sì tù passi p'è i loca : di tutti 'ssi traduzzioni corsi chì tù faci annant'à u to bloggu, conti ni fanni calcosa ? Parchì quissi "l'adattazioni" i trovu straboni, è un libru di 'ssu suchju quì pudaria essa una maravidda.

    Scialatila p'è 'ssi nor' di Corsica.

    MB

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  10. Ah iè, sminticaiu :

    O Agò, t'aghju ricunnisciutu !

    Ah ! Ah ! Ah !

    MB

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  11. Par contre un petit désaccord à exprimer avec Francesca, tout en sachant très bien qu'elle est prête à revoir son scepticisme : le bilinguisme en poésie me semble être une excellente chose. Des auteurs capables de fonctionner dans plusieurs langues et de proposer des démarches créatrices plurielles me paraissent être des merveilles à préserver. Cesari en est une.

    Mais nous avons déjà eu des pépites bilingues qui valaient autant en corse qu'en français, je pense notamment à Jacky Biancarelli on s'en doutera.

    Le débat n'est-il pas plutôt, mais il faudrait alors le déplacer ailleurs : "l'obligation d'un bilinguisme créatif", dû à un désespoir mesurable de nombreux auteurs de langue corse peu lus dans le texte, n'est-il pas quelque chose qui mérite une vraie réflexion ?

    Moi ma réponse est la suivante : la CTC, les mécènes, les éditeurs, doivent se donner la main pour que des auteurs en langue corse créent dans cette langue sans se soucier des traductions, qui seront faites par des gens compétents payés pour ça. Et dans des délais supportables par un être humain.

    Bon, j'ignore pourquoi je parle de ça ici. Sans doute parce que je suis moi même à deux doigts de ne plus jamais écrire la moindre ligne en corse. Ou parce que ça faisait trop longtemps que j'étais sérieux.

    MB

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  12. 'ssa quistioni di traduzzioni miritaria un bigliettu intrevu (incù a so glosa, abbastanza longa, sicuru)

    o MB, ancu ha' ricunnisciutu à Ago !!!

    e Jacky si miritaria più che un bigliettu !!!

    l'argumentu di u bilinguismu creativu mi pari più che sanu. s'e u rapportu di i lingui faci sensu...

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  13. Hè vera ciò ch'ellu dice MB pè e traduzione di tanti pueti d'altrò, una campa u Blog "Gattivi ochja" di Stefanu Cesari. Tante perule, tante scuperte, di sicuru, ci vuleria à pensà à fanne un libru.


    Eiu m'amusu à fà un pocu listessa nantu à u "foru corsu" cù i pueta chì mi piacenu, ma nisun paragonu ( ci vuleria à "travaglià" un pocu di più, à u minimu). È a facciu solu in corsu (iè, a sò, sò monomaniaca, di sicuru, è d'altronde hè una regula di quellu foru, lol)

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  14. AH è ci hè un antru affare chì mi sò scurdata di dì : Ci sò l'HAIKU nantu à u Blog "Gattivi ochja"

    Allora quì, o Sgiò Cesari, l'Haiku facenu parte di e mo manie, allora vi basgiu i pedi!

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  15. Eccu un cartulare nant'à u pueta Jacques Dupin (ùn u cunniscia micca ancu eiu) : http://remue.net/spip.php?rubrique90

    Una publicazione di i puemi tradutti di "Gattivi ochja" hè una bona idea. Ma un libru chì permette u dialogu incù u situ Internet.

    Un dialogu trà a carta è u screnu ; l'inchjostru è u numericu ; n'avemu bisognu !

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  16. Saviez-vous que Stefanu participe aussi à des ateliers poétiques, en Corse et en Italie ?

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  17. Chère Angèle,
    oui, Stefanu m'a indiqué des sites italiens avec lesquels il est en contact, il faut que je creuse aussi ce sillon, nous y reviendrons. Peut-être en parlerez-vous, vous aussi ?

    Merci pour le lien vers votre site (et un de vos billets consacrés à Stefanu Cesari) caché dans votre nom, vous avez choisi le même poème que moi ! Je ne l'avais pas vu chez vous avant de le choisir pour ici ! C'est bien le signe que cette oeuvre vit...

    Nous pourrions presque constituer un dossier complet sur ce poème, qui l'a lu, comment, pourquoi, les versions corse et française, le fond du poème, sa diction ici et là, son importance dans le livre, pour l'auteur, ses liens avec d'autres oeuvres, l'histoire des mots, de la traduction ou de l'écriture bilingue, l'histoire de la fable amoureuse dans la littérature corse et dans les autres, l'imagination de ce que l'autre pourrait répondre, sa réaction, le roman lové au coeur de ces quelques vers, etc, etc... : une véritable bibliothèque se cache dans ce poème, non ?

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