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Enfin, quand je dis "je lis", on pourrait écrire "nous lisons", car vous pouvez lire, tout comme moi, le long entretien (bonheur !, car il développe les trop brèves pages consacrées à la poésie corse contemporaine dans "
Ecrire en corse") que Jacques Fusina accorde à Jean-François Agostini...
Cet entretien en 16 longues pages et 7 questions sert de préface au numéro 44 de la
revue Nu(e) (revue de poésie de Béatrice Bonhomme et Hervé Bosio, éditée à Nice) qui contient 217 pages de "poésie corse". En effet, la revue est la première publication (mais est-ce vrai ?) à proposer un choix de poèmes de poètes corses écrits soit en français soit en corse, publiés soit par des éditeurs insulaires soit par des éditeurs continentaux. Il me semble que les précédentes anthologies ne comprenaient que des écrivains de langue corse. Personnellement, je me réjouis de cet appariement des langues (qui était aussi celui de la mythique revue-au-numéro-unique-de-1914 :
A Cispra), d'autant plus que certains des poèmes sont traduits en langue corse, certains écrits en langue sont traduits en français, circulation heureuse entre les deux langues d'écriture de la littérature corse contemporaine.
J'ai lu l'ensemble de la revue et ce qui me frappe c'est la belle diversité des styles pour une expression poétique d'abord profondément lyrique ; certes le poète dit "je", presque tout le temps, mais en même temps il ne se contente pas de son moi, il raconte ses façons de sentir et d'appréhender le monde (et dans le cas des poèmes de Marcu Biancarelli on assiste même à un mélange entre récit et poésie qui est totalement déconnecté du lieu insulaire et travaille les figures inventées par Dostoïevski). Bon, voilà un propos général qui ne mange pas de pain, je vous l'accorde ; je reviendrai dans un autre billet sur les poèmes qui me trottent encore dans la tête (je pense à ceux de Fusina qui égrènent les moments du réveil et du café du matin, on y sent un léger humour, délicieux, face au désarroi du poète qui tente de dire quelque chose ; je pense à ceux de Durazzo, son "Livre des couleurs" - j'aime tout particulièrement le poème intitulé "Biancu 1" -
est-ce que cela augure d'une prochaine publication en recueil ?; je pense à la page 87, sorte d'explication d'Alanu di Meglio, intitulée "Ecrire de l'île", qui pourrait sonner comme le tranquille manifeste de la nouvelle poésie corse, libérée des mots d'ordre :
"pour moi (car je ne prétends qu'à la subjectivité), c'est tenter de dépasser la prétention d'écrire une page d'un collectif tout en ne reniant rien." Pas mal, comme projet ?
Qui ne conviendrait pas à tous nos auteurs, peut-être, mais en même temps il est possible que tout soit dans le jeu entre "dépasser" et ne "rien renier"...
non ? ; je pense enfin à l'extrait de "
Derrière le fleuve" de Joël Bastard, réjouissant va-et-vient entre la Corse et le Mali, ou plutôt entre le Mali du poète résident et la Corse du poète enfant ; je pense... mais chut, pour la prochaine fois ;
à moins que vous ne me devanciez et vous exprimiez à propos de votre poème préféré dans cette magnifique sélection ?).
Que voulais-je dire ? Mon impression générale face à ce volume : l'impression de se sentir en prise directe avec une poésie vivante, totalement libre, dense, imprévisible. Mais j'y reviendrai, donc.
Pour le coup signalons tout de suite ce qui me chiffonne quelque peu :
- on ne sait pas toujours (presque jamais) si les poèmes proposés sont inédits ou pas.
- on ne sait presque jamais si les poèmes ont d'abord été écrits en corse ou en français, avant d'être traduits dans l'autre langue (et par quel traducteur d'ailleurs ?)
- on se demande d'ailleurs pourquoi certains poèmes sont présents dans les deux langues et certains uniquement en langue française.
- on aimerait disposer d'une bibliographie des poètes présents dans le volume (outre les photographies de Maddalena Rodriguez-Antoniotti, on compte donc des poèmes de - dans l'ordre d'apparition dans le volume - Jacques Fusina, Jean-Paul Angeli - que je ne connaissais pas du tout -, Joël Bastard, Marcu Biancarelli, Stefanu Cesari, Alain di Meglio, Francescu-Micheli Durazzo, Nadine Manzagol, Danièle Maoudj, Marcel Migozzi, Hélène Sanguinetti, Lucia Santucci, François Viangalli).
Voilà à quoi je pense pour le moment, vous trouverez peut-être d'autres éléments qui vous posent problème. Parlons-en.
Mais dans tous les cas, il reste pour moi que le volume propose un panorama particulièrement réjouissant de l'expression poétique corse ou en relation avec la Corse. J'utilise cette expression un peu compliquée car Joël Bastard explique dans un petit préambule qu'il "ne souhaite pas être catalogué poète corse dans l'île et hors de l'île". D'où le titre de la revue :
CORSE
13 poètesMais l'essentiel est bien de rassembler des textes qui font leur office littéraire en rapport avec la Corse d'aujourd'hui, non ? Peu importe les sentiments et les identités des poètes. Je m'empresse d'ajouter que je ne porte aucun jugement sur le choix de Joël Bastard, chacun est libre, et qu'il ne me gêne nullement. Au contraire, il me semble qu'une littérature contemporaine fonctionne d'autant mieux qu'elle n'est pas sclérosée en centre versus marges et que nous pouvons faire jouer les textes entre eux, d'où qu'ils viennent, surtout quand ils nous proposent des objets et des histoires plutôt que des idées et des discours. D'ailleurs, Joël Bastard a une expression superbe et très concrète (et très alléchante) pour conclure le préambule où il explique qu'il est "né à la poésie en Corse" :
"Je suis né à la poésie en Corse une truite dans la main dans une rivière qui pour toujours coule en moi. Dans la besace : des tranches de pulenda dans un linge fariné, des plumes de geais, un lance pierre, un couteau, des hameçons et un harmonica. À la seule évocation de tout cela, l'écriture frémit comme une frappe dans l'huile bouillante." Superbe, non ? (
Vous n'êtes pas obligé d'être d'accord... je sais, je me répète.)
Revenons à nos moutons, c'est-à-dire à l'entretien de Jacques Fusina par Jean-François Agostini ; voici les 7 questions, histoire de vous apâter
(car pour les réponses, il va vous falloir vous fendre de 20 euros auprès de la revue Nu(e) ! - Bon, il est vrai que le site de la revue ne mentionne pas encore ce numéro 44 - quel dommage ! - je vous renvoie donc ici à un billet de Norbert Paganelli, qui salue lui aussi la sortie de ce volume et donne l'adresse de la revue à laquelle il vous faudra écrire ; à quand une possibilité de commander par Internet ?) :
1. L'imaginaire d'une majorité de nos auteurs était étroitement lié à la tradition poétique orale en langue corse, peut-on dire qu'il reste des traces de cette oralité dans l'écrit contemporain ?
2. En quoi, forte de cette double ouverture, la poésie contemporaine corse se différencie-t-elle de la production continentale, en d'autres termes quelle serait d'après toi la part commune la plus significative, fond et forme, aux poètes corses au-delà, bien entendu, de leur singularité ?
3. Vers quelle période se produit le "basculement", d'une poésie que nous qualifierons de "traditionnelle", vers la modernité ?
4. Tu dis que la création, en poésie particulièrement, ne se porte pas si mal, as-tu observé le regroupement de certains genres, ce que l'on appelait autrefois des écoles, un registre se détache-t-il de l'ensemble ? Quels auteurs sont susceptibles d'incarner cette modernité ?5. La poésie corse est-elle reconnaissable ?
6. On assiste actuellement à la multiplication de lectures, rencontres, festivals et autres événements poétiques sur l'île, tu as été membre du comité de rédaction de la revue "Le Puits de l'Ermite" qui, dans les années soixante-dix, jouissait d'une haute réputation, penses-tu possible l'émergence d'un laboratoire original de poésie capable, pour reprendre une célèbre formule, "d'étonner le monde" ?
7. Quelle a été l'influence de ton parfait bilinguisme sur ton oeuvre poétique ? Penses-tu avoir assingé à telle langue, consciemment ou inconsciemment, un registre différent de l'autre ?Passionnantes, ces questions, non ? Les réponses sont souvent précises, prudentes, informées. Je voudrais simplement ce soir citer un extrait d'une de ces réponses (celle correspondant à la question 5. Il s'agit du moment où le poète se transmue devant nous en lecteur de poésie, et cite, oui, cite, un poème aimé (il s'agit d'un poème de Jean-François Agostini, justement), et revient sur les mots cités, évoque sa façon de les lire, c'est proprement fantastique (même lorsque c'est exprimé dans le style calme, prudent et transparent de Jacques Fusina), écoutez plutôt :
"Autre rencontre, celle de ta poésie dont l'oeuvre m'est à présent bien connue et que j'apprécie comme une des toutes premières qui se constituent aujourd'hui chez nous alors même qu'elle est publiée chez des éditeurs spécialisés extérieurs à l'île : j'ouvre, par exemple, un mince recueil de 2008 intitulé Era ora (d'un titre en corse qui signifie "Il était temps !", éd. Les Presses littéraires, avec des illustrations de Gérôme Fricker) et lis une page au hasard : La mer ne roule plus/Les pierres de la tour/relevée Pas plus que le figuier attenant/n'y trempe les pennes/de son geai En attente/La main provisoire/effleure la déroulé/des monts Index tendu/où pointe un hibernacle.
Les signes d'appartenance au midi y foisonnent (la mer, le figuier...) dont quelques-uns me sont plus familiers encore (la tour, le geai, le déroulé des monts...) et me rapprochent de cette écriture alors qu'elle n'est traditionnelle ou ordinaire ni par l'organisation très moderne (enjambements inattendus et coupures asymétriques, absence de ponctuation, parataxe dominante) ni par l'expression lexicale parfois recherchée ou précieuse (pennes, hibernacle). L'ensemble, qui mérite assurément un tout autre approfondissement que ce survol occasionnel, présente donc pour moi des éléments d'accroche qui me semblent liés à l'évocation, si ténue fût-elle, du lieu au sens large qui les inspire."Même dans un contexte un peu léger comme celui-ci (ouverture du livre au hasard, "survol occasionnel" du poème), je ressens une profonde émotion à découvrir la réalité d'une lecture ; et tout en écrivant ce billet, j'imaginais les pensées et les émotions de Jean-François Agostini écoutant Jacques Fusina évoquer devant lui un de ses poèmes :
où se trouve la poésie corse, à ce moment précis ? Entre Fusina et Agostini et le livre ouvert, et moi écrivant ce billet, et vous le lisant.
One more time (et ce, sans respecter la disposition originale du poème, désolé !) :
La mer ne roule plusLes pierres de la tour
relevée Pas plus que le figuier attenant
n'y trempe les pennes
de son geai En attente
La main provisoire
effleure le déroulé
des monts Index tendu
où pointe un hibernacle.(
La photo)