On se souvient que la dernière fois que Saint-Exupéry quitta le sol de notre planète, ce fut à partir de l'île de Corse. (Depuis un certain temps je rumine un travail autour de cette figure envolée). Il écrivit une lettre avant de décoller, magnifique lettre dont nous avons parlé ici.
Croisant cette perspective avec le projet de ce blog qui est de recueillir les textes et points de vue qui hantent les esprits des lecteurs de littérature corse, je place dans ce billet deux textes qui se font écho, et qui dessinent pour moi un espace où l'on peut s'ébrouer un peu...
Premier texte : Un poème (chanté par Canta u Populu Corsu) de Ghjacumu Fusina (toujours adoré le changement rythmique entre le couplet et le refrain) : "Citatella da fà" (vous pouvez trouver ce poème dans le recueil "E sette chjappelle", chez Albiana. Je ne suis pas du tout sûr de comprendre le poème dans son intégralité (je vais essayer de le traduire pour moi-même). Un poème du désir : ce "tù chì voli" répété cinq fois. Une littérature corse de l'enthousiasme : en 1981, cet enthousiasme était peut-être plus "crédible" qu'aujourd'hui, certes... Un tel poème est-il encore possible aujourd'hui ? (Je me demande d'ailleurs pourquoi Fusina s'est inspiré de ce livre de Saint-Exupéry, le savez-vous ?)
Deuxième texte : Un extrait de "Citadelle", de Saint-Exupéry. Cet extrait, je l'ai lu et relu, d'abord je pense parce qu'il commence en mentionnant une "île" (ce qui m'attirait), et ensuite parce qu'il met en garde contre l'amour (vain) pour cette île (ce qui me heurtait), avec cette incroyable phrase : "Car tu ne trouveras dans ton île ni liberté, ni exaltation, ni amour". Bien sûr, tout dans ce livre inachevé n'est pas poli comme l'aurait voulu l'auteur, et son style peut irriter, la posture de son narrateur, cette parole d'injonction permanente, son imaginaire guerrier et religieux, ces images sans cesse reprises... Cependant, je me plonge avec ravissement dans le rythme de cette écriture, je m'accroche à certaines expressions, j'apprécie la tension spirituelle que propose l'auteur...
Non, je n'ai pas lu en entier "Citadelle", ni même à moitié, ce qui est aussi le cas de "E sette chjappelle" (je vais encore recevoir des tombereaux de lettres manuscrites - si, si, vous pouvez me croire, je ne plaisante pas - pour protester contre l'outrecuidance qui me pousse à parler tout de même de ces livres..., alors voir ici ma réponse, par avance ; et une autre réponse encore). Mais que cela n'empêche pas tous ceux qui ont lu l'intégralité de ces deux livres (de Fusina et de Saint-Ex) de nous faire partager leurs points de vue bien plus avisés ! Peut-être avez-vous une autre lecture de ces textes ? Vous l'avez compris, ce blog - en tout cas pour moi - fonctionne comme un activateur de mémoire (et non d'abord - ce qu'il peut être aussi - comme le réceptacle d'études approfondies ; il fait appel à la profondeur de nos mémoires...)
Allons-y, voici les textes, il faut bien revenir à eux, ils sont nos jeux essentiels !
CITATELLA DA FÀ
À mezu à la rena di u disertu
nantu à una spianata è à l'apertu
mediteghjalu puru u gestu offertu
tù chì voli murà
a petra di l'avvene
citatella da fà di speme per dumane
U nimicu circonda li to lochi
è ne vedi ognitantu li so fochi
chì ti facenu a spia s'è tù ghjochi
tù chì voli pisà
a to casa di mane
ùn ti manca da fà
pè le strade suprane
Chì tuttu hè scambiu è leia trà di noi
trà la guerra è la pace chè tù godi
è capiscimi avale s'è tù poi
tù chì voli sallà
l'amicizia di pane
cù lu sangue à metà
dì fraiata di cane
Ti sente sopr'à l'osse a pelle macca
quand'è tù stringhji li to pugni in stacca
l'ochji fissi nant'à la negra tacca
tù chì voli fighjà
u celu di dumane
è ci voli caccià
tutte l'idee vane
Ma dorme ùn poi più, ùn dorme mai !
è rifletti à quesse le veritai
chì t'avvinghjeranu tantu oramai
tù chì voli crepà
tutte le forze arcane
quelle di l'aldilà
inseme à le terrane.
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Je te veux dessiller les yeux sur le mirage de l'île. Car tu crois que dans la liberté des arbres et des prairies et des troupeaux, dans l'exaltation de la solitude des grands espaces, dans la ferveur de l'amour sans frein, tu vas jaillir droit comme un arbre. Mais les arbres que j'ai vus jaillir le plus droit ne sont point ceux qui poussent libres. Car ceux-là ne se pressent point de grandir, flânent dans leur ascension et montent tout tordus. Tandis que celui-là de la forêt vierge, pressé d'ennemis qui lui volent sa part de soleil, escalade le ciel d'un jet vertical, avec l'urgence d'un appel.
Car tu ne trouveras dans ton île ni liberté, ni exaltation, ni amour.
Et si tu t'enfonces pour longtemps dans le désert (car autre chose est de t'y reposer du charroi des villes), je ne sais qu'un moyen de l'animer pour toi, de t'y conserver en haleine et de le faire terreau de ton exaltation. Et c'est d'y tendre une structure de lignes de force. Qu'elles soient de la nature ou de l'empire.
Et j'installerai le réseau des puits assez avare pour que ta marche aboutisse sur chacun d'entre eux plus qu'elle n'y accède. Car il faut économiser vers le septième jour l'eau des outres. Et tendre vers ce puits de toutes ses forces. Et le gagner par ta victoire. Et sans doute perdre des montures à forcer cet espace et cette solitude, car il vaudra le prix des sacrifices consentis. Et les caravanes ensablées qui ne l'ont point trouvé attestent sa gloire. Et il rayonne sur leurs ossements sous le soleil.
Ainsi, à l'heure du départ, quand tu vérifies le chargement, tires sur les cordages pour juger si les marchandises balancent, contrôles l'état des réserves d'eau, tu fais appel au meilleur de toi-même. Et te voilà en marche vers ta contrée lointaine qu'au-delà des sables bénissent les eaux, gravissant l'étendue d'un puits à l'autre puits, comme les marches d'un escalier, pris, puisqu'il est une danse à danser et un ennemi à vaincre, dans le cérémonial du désert. Et, en même temps que des muscles, je te bâtis une âme.
(...)
Faible et pitoyable est la joie que tu tires de fausses structures, en te les inventant par jeu. Car si tu aimes ce diamant il te suffirait de marcher vers lui à petits pas et de plus en plus lentement pour vivre une vie pathétique. Mais si ta marche lente vers le diamant est d'un rite qui t'enserre et t'interdit d'accélérer, si en poussant de toutes ses forces contre lui ce sont mes freins que tu rencontres et qui t'interdisent d'accélérer plus, si l'accès au diamant ne t'est ni empêché absolument - ce qui te le ferait disparaître en signification, le changeant en spectacle sans poids - ni facile, ce qui ne tirerait rien de toi - ni difficile par invention stupide, ce qui serait caricature de la vie - mais simplement de structure forte et de qualités nombreuses, alors te voilà riche. Et je ne connais point autre chose que ton ennemi pour te le fonder et je ne découvre rien ici qui puisse te surprendre car je dis simplement qu'il faut être deux pour faire la guerre.
Car ta richesse est de forer des puits, d'atteindre un jour de repos, d'extraire le diamant et de gagner l'amour.
Mais ce n'est point de posséder des puits, des jours de repos, des diamants, et la liberté dans l'amour. De même que ce n'est point de les désirer sans y prétendre.
Et si tu opposes comme mots qui se tirent la langue le désir et la possession, tu ne comprends rien de la vie. Car ta vérité d'homme les domine et il n'est rien là de contradictoire. Car il faut la totale expression du désir et que tu rencontres non d'absurdes obstacles mais l'obstacle même de la vie, l'autre danseur qui est rival - et alors c'est la danse. Sinon tu es aussi stupide que celui-là qui se joue, à pile ou face, contre lui-même.
Si mon désert était trop riche en puits, il faut que l'ordre vienne de Dieu qui en interdise quelques-uns.
Car les lignes de force créées doivent te dominer de plus haut pour que tu y trouves tes pentes et tes tensions et tes démarches, mais doivent, car toutes ne sont point également bonnes, ressembler à quelque chose qu'il n'est point de toi de comprendre. C'est pourquoi je dis qu'il est un cérémonial des puits dans le désert.
Donc n'espère rien de l'île heureuse qui est pour toi provision faite pour toujours comme cette moisson de quilles tombées. Car tu deviendrais ici bétail morne. Et si les trésors de ton île que tu imaginais retentissants et qui une fois abordés t'ennuient, je te les veux faire retentir, je t'inventerai un désert et les distribuerai dans l'étendue selon les lignes d'un visage qui ne sera point de l'essence des choses.
Et si je désire te sauver ton île, je te ferai don d'un cérémonial des trésors de l'île.
Ce blog est destiné à accueillir des points de vue (les vôtres, les miens) concernant les oeuvres corses et particulièrement la littérature corse (écrite en latin, italien, corse, français, etc.). Vous pouvez signifier des admirations aussi bien que des détestations (toujours courtoisement). Ecrivez-moi : f.renucci@free.fr Pour plus de précisions : voir l'article "Take 1" du 24 janvier 2009 !
"Ah..." !
RépondreSupprimerEt merci pour ce "lien" rafraîchissant vers un billet antérieur à ma découverte de ce blog qui m'a permis de savourer - pleinement - la "typoscription" de Xavier Casanova ...
De Jacques Fusina, cet écho (merci !) :
RépondreSupprimer"Cher François-Xavier,
Non pas des lettres manuscrites, comme tu le craignais, mais un mail bien ordinaire et prosaïque pour te remercier d'abord d'avoir évoqué dans ton blog "Citadella da fà", cette chanson emblématique du groupe Canta et pour te donner une indication, simple orientation de lecture, sur le/les sens possibles de ce texte.
Je reprends donc ce qui est noté page 183 du bel ouvrage collectif publié par Albiana en 1995:
"Le second disque de l'album commence par Citadella da fà, une composition de Fusina sur un argument insolite tiré du "Citadelle" de Saint-Exupéry : un seigneur berbère bâtit sa citadelle terrestre au milieu des sables, et voulant également fonder la citadelle morale dans le coeur des Hommes, il médite sur leurs vertus et leur action terrestre. L'ennemi, par sa présence voire sa menace, constitue une réalité dont il s'agit non seulement de tenir compte mais qu'il faudrait encore considérer comme une sorte d'apport dès l'instant qu'il entre dans le système des échanges qui maintiennent l'être en éveil. Il y aurait beaucoup à dire sans doute sur le rapport à la Corse d'une telle hypothèse de réflexion, mais la musique magnifique de Natale Luciani, l'harmonisation intelligente et la sophistication des arrangements et bruitages obtenus à l'enregistrement, la voix porteuse d'un Guelfucci qui a su admirablement 'se mettre en bouche' ces mots comme s'ils eussent été siens, font de la pièce une petite merveille."
Il y aurait encore à gloser sur le texte même mais une chanson est un tout (musique, voix, scénographie, interprétation...) dont le texte (daté à vrai dire de 1981, année de mon retour en Corse après 20 ans de vie parisienne!) n'est bien entendu qu'une partie. Ces débuts de la décennie 1980 furent riches de créations culturelles nombreuses et bien entendu d'espoir de changements politiques et sociaux, devant des chantiers qui se présentaient comme très complexes pour les acteurs que nous étions, face à des adversaires résolus et à des montagnes de problèmes. Travaux de Sisyphe aussi, puisque nous en avons déjà appelé à Saint-Ex...et mystères et arcanes des chemins possibles pour leur résolution... Dans ce long chapitre intitulé "Esthétique de Canta" de l'ouvrage cité plus haut j'ai traité ainsi ma vision générale de la production du groupe aux côtés d'autres contributeurs comme Thiers ou Turchini qui ont traité des aspects différents."
Bonjour, je cherche la traduction des paroles de la chanson car, si je devine certains mots, le sens m'échappe, "tù chì voli" par exemple cela veut dire quoi?
RépondreSupprimerSophie
Bonsoir, Sophie.
RépondreSupprimerUne courte recherche sur Internet ne m'a pas permis non plus de trouver une traduction en langue française de "Citadella da fà".
"Tù chì voli" signifie "Toi qui veut", me semble-t-il.
Mais je crois que vous pourriez faire quelque chose : porter cette demande de traduction à l'auteur lui-même via un blog, "Una sì tù", qui propose, petit à petit, tous les poèmes chantés de Jacques Fusina dans une triple traduction : française (par JF), allemande (par Gerda-Marie Kühn) et néerlandaise (par Marilena Verheus) ! Chaque billet contient bien sûr aussi le texte original en langue corse ainsi qu'une vidéo avec la version chantée.
Pour l'instant il n'y a pas "Citadella da fà", qui est un des très grands classiques de Fusina et de Canta u populu corsu, comme vous le savez.
N'hésitez pas, je suis sûr que votre demande sera accueillie favorablement : http://unasitu.blogspot.fr/
(Leur adresse électronique : macm.verheus@quicknet.nl)
Une des chansons que j'adore (texte de JF et musique de A Filetta) : "Ma dì cio ch'è tù voli" ("Tu peux dire ce que tu veux...") : http://unasitu.blogspot.fr/2011/05/ma-di-cio-che-tu-voli.html
A bientôt.
Message de GerdaLena du 18 septembre 2012 :
RépondreSupprimerÙn avia micca lettu stu missaghju, ma sò felice di pudè annunzià chi da quì à pocu emu da lampà "Citadella da fà" cun e so traduzzione nant'à "Una sì tù". Dopu à una pinciulata estiva appena troppu stesa u bloggu ripiglia fiatu!
Ici le lien vers le poème, la chanson, les traductions sur "Una si tù" : http://unasitu.blogspot.fr/2012/09/citadella-da-fa-1981.html
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