Pas le temps d'un "vrai" billet.
Assis à table, aujourd'hui, je vois, en face de moi, coincé dans une pile parmi d'autres, sur une étagère, le livre d'Edouard Glissant, "Tout-monde" (1993). Je vois sa tranche. Je repense à de nombreux passages de ce "roman" (des Martiniquais traversent le monde, après la Seconde Guerre mondiale - tiens, là aussi, il est question, à un moment, d'Indochine et d'Algérie, et aussi de Corse ; mais aussi d'un certain Stepan Stepanovitch dont toutes les phrases finissent par un point d'exclamation, racontant sa guerre).
Alors, ce soir, ces quelques lignes :
Marie-Galante, une nappée de transparences. La Dominique au contraire, une seule roche de bois et de rivières mêlés. Au point que vous oubliez qu'il y a les habitants qui s'accrochent sur les bords des côtes, qui s'éparpillent dans les ravines et sur les rares plats. Les derniers Caraïbes aussi, réfugiés ou déportés là pour la dernière vie, comme un résumé tacite de ces histoires de défrichage et de massacre (celui-ci précédant celui-là par condition nécessaire) qui avaient balayé le continent, des Nevadas au Sertão, et les Îles. La Dominique, un noeud de branchages de troncs d'eau déversée.
Les deux lumières, l'une d'étalement fugace, l'autre de dense opacité, conjuguèrent leur obscur au coeur du poète. Que vit-il alors, dans le balancement de ces paysages, si proches et si lointains ? Il vit le pays de Corse, qu'il n'avait pas approché pendant qu'il parcourait autour de Cargèse, qu'il n'avait pas eu le loisir d'essayer de connaître vraiment, emporté qu'il avait été par cet irréel qui l'avait trituré à vif et ne lui avait laissé en mémoire que l'image, cette fois bien mélancolique, d'Atala.
Une agrégée d'italien à cette heure, c'était sûr, et si douce avec ses enfants, et qui se demandait parfois comment avaient viré ces poètes ? Et elle avait gardé, c'est sûr, le même équivoque pouvoir d'intuition, cette manière gentiment absente d'apprécier choses et gens, qui avait fait qu'il avait pu la rapprocher d'une autre image d'absence et de simplicité, celle de Geneviève la Clermontoise.
Il vit le pays de Corse, dont il avait sans doute aussi préservé en lui-même des sortes d'indications fugitives, une réserve secrète de connaissances, qui lui revenaient maintenant.
"Le Tout-monde", eût-il suggéré à Mathieur Béluse, s'ils s'étaient rencontrés à ce moment-là. Vous ramassez en vous suffisamment de terres et de roches pour continuer la dérive, mais parfois vous redistribuez une part, quelque part, tout au loin dans un autre lieu. C'est ce qui lui advint, quand il voulut concilier en lui Marie-Galante et la Dominique : il retrouva tout simplement la Corse.
Le mélange, non par agitation mais par superposition, des légèretés de broussailles, des halliers, que nous appelons rhasiés, et des épaisseurs de brousse, de forêt, où le vert devient bleu et parfois comme noir avec, partout autour, la mer qui s'adapte tout autant à la clarté des végétations des fonds ou des plateaux qu'aux profonds des grands bois d'en-haut.
Un tel rameutage d'énergies élémentaires eût sans doute semblé futile à Roger, qui entre-temps, s'était fait connaître comme le plus secret, et le plus secrètement méconnu, des grands poètes français. Une distance avait grandi entre eux. Le combat des fruitailles et des salaisons avait fini par s'apaiser, mais il avait laissé le champ vide et les voix éteintes. Roger eût murmuré que les mots ne valent que dans l'entour de leur silence, où ils consument sobrement.
L'amateur de contes, driveur d'espaces, qui n'estime la parole qu'à ce moment où elle chante et poursuit, peut-être se devrait-on de lui trouver un autre nom que celui de poète : peut-être chercheur, fouailleur, déparleur, tout ce qui ramène au bruissement dévergondé du conte. Déparleur, oui, cela convient tout à fait.
Il reconnaît qu'en différence du monde qu'on sillonne avec impertinence, le Tout-monde vous laisse à percevoir que ces pays que vous avez déchiffrés, continuent au-loin-de-vous (et ainsi n'êtes-vous pas le démarqueur d'identités que vous avez cru, qui définit les pays simplement par les nommer dans leurs saveurs,) et ne cessent d'amarrer leur souffrance, de balancer leur bonheur, de courir au-devant de la vitesse irrémédiable et du Chaos qu'on ne peut vraiment pas, celui-là, nommer.
Ils continuent, ces pays, de pousser chacun son soleil vers sa couche de chaque nuit, sachant bien - ô le plus ardent des lieux-communs - qu'il lui reviendra au jour d'après.
Ce blog est destiné à accueillir des points de vue (les vôtres, les miens) concernant les oeuvres corses et particulièrement la littérature corse (écrite en latin, italien, corse, français, etc.). Vous pouvez signifier des admirations aussi bien que des détestations (toujours courtoisement). Ecrivez-moi : f.renucci@free.fr Pour plus de précisions : voir l'article "Take 1" du 24 janvier 2009 !
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