samedi 27 novembre 2010

"La vie, parlons-en." (Jean Rouaud)


Tandis que la vie numérique de la littérature corse bat son plein (voir les sites de Corsicapolar, Musa Nostra, Gazetta di Mirvella, Tarrori è Fantasia, Invistita, Isularama et Terres de femmes - et j'en passe ; d'ailleurs, voici quelque chose d'intéressant à voir émerger : le couple Gazetta di Mirvella et Tarrori è Fantasia, le premier servant de creuset - forum sans attrait visuel - au second - blog soignant son apparence ; oui on peut lire comment Ghjuvan Filici conseille Ruclinonu pour améliorer l'écriture de "L'alchimistu" : passionnant : de la littérature corse en train se faire, devant nos yeux !)... donc, tandis que cette vie numérique bat son plein, disais-je, je me détourne à grand peine de ces lieux de perdition où se croisent le pire et le moins pire (attention, ironie), pour, comme il le faut,

ouvrir un livre en papier.

Ce que j'ai lu dans ce livre en papier me trotte dans la tête depuis plusieurs mois. (Est-ce un critère suffisant pour faire accéder ces pages au firmament de la littérature corse ? Chì ne sò eiu ? Poca quistione ! Uffa ! Et maintenant, à la question de savoir ce qu'est la littérature corse, je renverrai systématiquement à la merveilleuse réponse de Fernand Ettori - autorité que personne n'osera contester - et qui se trouve à la fin de cet article d'Angèle Paoli, qui le tient de la bouche même de Jacques Fusina (si avec de telles fées penchées sur le berceau d'une littérature encore à naître on y arrive pas, je rends mon tablier !)...

Oui, donc, ce livre en papier qui trotte...

... que raconte-t-il ?

Une histoire d'amour.

Comment ?

Par un dialogue entre ELLE et LUI (j'écris "ELLE" avant "LUI", parce que c'est "ELLE" qui ouvre le dialogue, avec un très engageant "Tu imagines ?" et c'est encore "ELLE" qui le conclut avec un superbe "J'imagine").

Et de quoi parlent-ils ?

De la Corse, de la Loire-Inférieure, de la vie, d'Ulysse et du Christ, d'Ajaccio, et des êtres qui tentent de s'aimer. Toujours pensé que le golfe d'Ajaccio était fait pour les êtres qui tentent de s'aimer. (Un grand roman d'amour - je veux dire un amour réel, concret, pas des clichés - dans la littérature corse, cela existe-t-il ?... Il y a bien ce poème de Ghjuvan Ghjaseppiu Franchi.)
Evidemment, parfois le dialogue ressemble à deux monologues (à moins que l'amour ait toujours un peu à voir avec le vin miraculeux et les incroyables météores qui nous survolent et nous traversent)... mais puisqu'ils sont entremêlés, ces monologues, c'est bien qu'il doit se passer quelque chose entre les deux ?

Voilà, dans ce livre en papier, il se passe quelque chose entre eux deux.
Allez savoir quoi.
En tout cas, c'est avec beaucoup d'humeurs, et d'humour.

Voici les dernières pages (achetez le livre et lisez-le avant de finir ce billet, si vous n'aimez pas connaître la fin des histoires d'amour !) du très court dialogue théâtral écrit par Jean Rouaud, nommé "Les très riches heures", publié aux Editions de Minuit, en 1997. J'achetai cet ouvrage, en présence de l'auteur, en septembre dernier, lors de la manifestation "Racines de ciel", organisée par Michèle Leca.

A Ajaccio.

Bien sûr.

LUI. - "Le fleuve marque la limite septentrionale de la vigne. Nous sommes les derniers Italiens. Au-delà, le sang dans les crânes, la bière et les Barbares, le cidre et les Pictes. Muscadet et Gros Plant constituent le limes de la civilisation".

ELLE. - Je me résignais doucement. Je me préparais à rentrer dans le rang, à jeter mon dévolu sur celui qui n'a pas inventé la poudre en me racontant que c'est pour ne pas faire de mal à une mouche. Je n'avais pour consolation que d'avoir lutté jusqu'à l'extrême bord de la désespérance, d'y être quelquefois même passée par-dessus, le bord, repêchée par une rémission de l'amour. Je m'abandonnais. Presque apaisée : ainsi, mon Dieu, c'est cela que vous attendiez de votre Ajaccienne élue, cet effacement, que je plie une nuque un peu raide devant votre toute-puissante volonté. Ce n'était pas la peine d'en faire toute une histoire, de mettre en jeu toutes les forces de la création pour un malheur si commun, en somme. Vous eussiez mieux fait de m'enlever tout de suite de la tête cette étrange idée que l'amour existe, qu'il peut s'incarner en dehors de votre fils chéri, d'ailleurs trop chaste à mon goût. Et autant vous prévenir. Si vous vouliez m'enrôler dans la légion de ses fiancées, je ferais la sourde oreille. Pour ce qui est de prendre le voile, inutile d'insister, c'est non.

Et ne me dites pas que l'amour n'est pas aimé. Mais si, nous l'aimons puisque nous aimons, mais à notre manière, plus terre à terre, et plutôt, que l'amour du lointain, l'amour du prochain, en cela nous sommes bien d'accord, mais proche, très proche, jusqu'à refermer nos bras sur son corps désiré.


LUI. Nous parlons du mien, n'est-ce pas ?


ELLE. - Le tien, le mien, ne soyons pas mesquins, mon adoré. C'est à nous, tout ça, à nous de jouer, à nous de faire du neuf avec cette vieille idée. Nous inventerons.

De chaque jour, nous nous efforcerons de faire un bon jour, de chaque nuit une bonne nuit, et, chaque matin en ouvrant les volets, nous n'en reviendrons pas.

LUI. - "Le vignoble nantais en arrière de l'estuaire produit un vin blanc sec, acide, qui doit être à l'origine de cette crispation du fleuve au moment de se jeter dans l'océan. Cette même crispation que l'on retrouve sur la mine des gens, cet air de couver un éternel ulcère."


ELLE. - Dis-moi, mon coeur.


LUI. - Quoi ?


ELLE. - Rien, juste pour m'entendre dire mon coeur.


LUI. - "La robe paille du vin a des reflets verdâtres, comme si le pâle soleil de Loire achevait de s'y diluer. Les rayons profitent du soir pour se glisser sous l'épaisse couche nuageuse accumulée au-dessus de l'estuaire et se réfugier dans les grappes comme on se met au vert."


ELLE (chanson).

Chaque matin en ouvrant mes

volets je n'en revenais

pas d'être née là


Le ciel par-dessus les tuiles

la mer bleue comme de l'huile

j'en f'sais tout un plat


Et mon père et ma mère

dansaient sur les eaux

d'Ajaccio


J'attendais quelque chose comme

comment dire, bien sûr, un homme

mais beaucoup plus qu'ça

J'attendais comme on attend

d'une hirondelle le printemps

de la vie de l'a-


mour, mais pendant ce temps

le temps passait qui

passe tout l'temps.


LUI. - "Les ceps, tors, noueux, poussent bas pour offrir moins de prise au vent d'ouest. Ce qui rend la vendange pénible. Mais les plus aptes par la taille n'ont pas forcément la vocation : les apprentis jockeys préfèrent le cheval, les lilliputiens le cirque, les enfants la mine, et Toulouse-Lautrec la peinture."


ELLE. -

-mour, mais pendant ce temps

le temps passait qui

passe tout le temps.

Dis-moi, coeur


LUI. - Oui ?


ELLE. - J'ai oublié.

Ah si : ça t'embête si je t'embête ?

Ça t'embête ?

Ça m'embête.

Ça ne t'embête pas de me savoir embêtée ?

Remarque, je peux très bien me taire. A la rigueur garder le silence, comme Francesca gardait les chèvres.

L'ennui avec le silence c'est que, passé la minute, il demande à être meublé : une armoire de paroles, une commode d'à-propos, un chiffonnier de mots tendres. Ce devrait être un métier : décorateur de silence. Et une fois meublé, décoré, le silence, qui voit-on passer ?

Un ange.

Qui fait l'ange ?

Et moi, devine, ta femme, qui c'est ?


LUI. - Une décoratrice.


ELLE. - Et encore ?


LUI. - Une Ajaccienne.


ELLE. - Toutes les Ajacciennes sont décoratrices.

Alors, range tes photos, ravale tes larmes, relève la tête, regarde-moi.
Et maintenant, comment tu la trouves, ta femme ?

LUI. - Mars est un mois vert et boueux dans la vallée, il y en a qui aiment ça, les fermiers surtout.


ELLE. - J'imagine.


(La photo)

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