lundi 21 juin 2010

Lecture en cours : "Le premier regard", Marie Susini

Il allait partir à la poubelle ce livre.

Une fois récupéré (bardé de tampons "CDI du Lycée Vauvenargues / Aix-en-Provence" et d'un autre, en rouge, "EXCLU DES COLLECTIONS" et de dates (10 mai 1993 ; 14-12-93 ; 28-03-95 ; 3 mai 2010), il se retrouve dans mes mains, repris une énième fois ce soir, après plusieurs tentatives, certes peu vigoureuses et infructueuses pour l'entamer.

Que lire ? Que lire ? Pourquoi ce livre ?

(Je crois que me taraude la question de l'oeuvre ("non corse" ; ici "Le premier regard", 1960, au Seuil) d'un auteur ("notamment corse", Marie Susini) et de son rôle dans la "littérature corse"... Mais qui a inventé les "guillemets" ?!)

Donc, lecture en cours... et que se passe-t-il ? Comme souvent (mais pas toujours, pas toujours), un passage du livre (pages 26 et suivantes de cette édition de poche en Points Seuil, datant de 1988), un moment de son flux, du fleuve de sa narration, m'emporte.

Je livre ici ce passage, je reviendrai plus tard sur le livre dans son ensemble, je plonge à nouveau.

C'était pas encore la nuit quand je l'ai rencontré, mais c'était déjà plus le jour vu qu'il n'y avait pas longtemps que j'étais sorti de chez Antonio. C'est pourquoi je ne m'en suis pas aperçu tout de suite. Et puis après on a commencé à marcher comme ça, l'un devant l'autre, moi devant, et alors j'ai pas pu me rendre compte. Bien qu'à présent je me demande comment diable j'ai pas vu tout de suite qu'il ne tenait pas sur ses jambes. Dès le premier moment où je l'ai rencontré. Quand il est passé tout près de moi sur la route avec son tricot rouge et sa valise ficelée sur l'épaule. Et qu'il m'a dit : Compagnon ! Comme à un homme. Tout comme à un ami. Et alors moi, je l'ai suivi. Une fois même je me suis arrêté pour lui demander s'il ne voulait pas me donner quelque chose à porter de tout le barda qu'il avait sur l'épaule et je me suis bien retourné pour lui parler mais j'ai pas pu voir, ce coup-là non plus, qu'il était saoul, à cause que c'était alors la vraie nuit. Et pour de bon. Parce que je suis fort malgré ma taille, oui, je pourrais quand même vous porter un peu de tout votre machin. C'est là qu'il m'a demandé si j'allais à l'école. Et je lui ai dit que non. Que je travaillais chez Antonio à faire des paniers en osier. Et pourquoi ? qu'il m'a fait. Là je lui ai expliqué que c'était une longue histoire. Pour vous la faire brève, c'est que je ne comprenais rien à rien. Alors au bout d'un moment, il m'a dit : Tu sais écrire ? Et je lui ai dit la vérité. Ah ! qu'il m'a fait. Remarquez je sais lire. N'empêche, qu'il a dit brusquement. Et puis plus rien. Alors moi, je voulais savoir et je lui ai demandé : N'empêche quoi ? Et lui : Il vaudrait mieux que tu ailles encore à l'école. Sa voix, sûr qu'elle m'avait frappé tout de suite. Oui, j'ai jamais compris comment une voix douce de femme pouvait sortir d'un homme tellement grand. Et aussi qu'il ne respirait pas comme tout le monde. Il avait tout l'air d'avoir un sifflet dans le corps. Alors voilà qu'au bout d'un moment il me demande encore une fois pourquoi je n'allais plus à l'école. Je pensais qu'il avait oublié mais il y tenait. Alors je lui ai dit : C'est rapport à la Sardaigne. Là j'ai compris qu'il s'était arrêté de marcher. À sa voix je l'ai su. Elle était très loin de moi quand il m'a demandé tout comme si je venais de lui dire que je débarquais d'Amérique : La Sardaigne ! Tu dis, la Sardaigne ! Je me suis arrêté de marcher, moi aussi, et on n'y voyait rien de rien, même pas une ombre. J'ai eu peur tout d'un coup et j'ai crié : Eh là, où vous êtes ? Il m'a fallu un bon bout de temps avant de le trouver dans tout ce noir. Mais voilà que je l'ai entendu cette fois tout près de moi qui disait : La Sardaigne ! Mais pourquoi la Sardaigne ? Il avait dû courir pour me rattraper. Avec le ravin qu'on avait un moment, là, tout près de nous, à gauche. J'en ai froid dans le dos quand j'y pense, et maintenant que je sais qu'il était saoul. Comment a-t-il pu faire pour s'en sortir ? Alors je lui ai demandé : Vous n'avez pas une corde ? Et voilà qu'il se met à rire : Une corde ? Oui, que j'ai fait, vous n'avez pas une corde dans votre barda ? Et lui : Qu'est-ce que tu veux faire avec une corde ? Parce que comme ça on serait attachés ensemble, que je lui ai dit, et on marcherait ensemble parce que l'un à côté de l'autre on ne peut pas, le chemin est trop étroit pour deux. Tandis que si on est attachés ensemble avec la corde, on sera mieux pour marcher l'un derrière l'autre. Alors il m'a demandé : Tu as peur ? Non, que j'ai fait, c'est pas ça. Mais peut-être bien que j'avais peur parce que j'ai continué : Si on se perd, comment est-ce qu'on va faire pour se retrouver dans tout ce noir ? Tandis qu'avec une corde, attachés ensemble, c'est pas pareil. Même si je m'étais collé tout contre lui, j'aurais seulement pas pu trouver où étaient ses yeux, on y voyait pas plus clair que dans le fond de la cave. Mais il m'a pas répondu. Peut-être bien qu'il n'en avait pas de corde ou qu'il ne voulait pas être attaché. Je l'entendais qui respirait en sifflant plus fort parce que le chemin montait. Remarquez, que je lui ai fait, peut-être que la lune va se décider à sortir. D'habitude, il y a la lune et les étoiles et tout. Quand je reviens du cinéma avec ma mère, même si c'est la vraie nuit comme à présent, n'empêche, on voit bien où on met les pieds. Ça n'ai jamais été si noir. Et alors voilà qu'il n'a plus parlé. Comme si ça ne l'intéressait plus. Et puis enfin la lune est sortie quand on était sur la route. Et moi, j'ai pu penser tout mon saoul à ma mère.
(...)

Le narrateur est ici un enfant fugueur, retrouvé en compagnie de jeune homme saoul, près de l'Arno à Florence.

5 commentaires:

  1. Bonjour!
    Le continental ardennais et franchouillard vous remercie du fond du coeur.
    Puisque lui qui s'est passionné pour la Corse découvre, grâce à votre blog, une part totalement inconnue de la littérature corse.
    Avec un bémol cependant: sa méconnaissance de la langue lui interdit de se confronter aux auteurs qui ne sont pas traduits. Ce qui limite le champ de ses investigations. (Et qui pose la question de la traduction pour qui souhaite le rayonnemment de cette littérature.)
    Ma gratitude de ce jour concerne Marie Susini. Je dois à cet écrivain d'exception d'avoir découvert la Corse bien avant même d'y voyager. Je lui dois de beaux moments de vraie littérature. Je lui dois également, puisqu'elle fut aussi journaliste, d'être devenu un homme curieux de l'autre, rétif aux certitudes.
    J'avais "tenté" un blog sur un coin de Balagne auquel je suis particulèrement attaché. Lors de cette tentative, je me suis tout naturellement tourné vers Marie Susini.
    Donc, et encore une fois, merci.
    Bien à vous.
    André Blanchemanche

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  2. Monsieur Blanchemance,
    merci infiniment pour ce commentaire.
    Je vous "connais" un peu pour recevoir, avec grand plaisir, vos notes de Lecteur (qui permettent à la fois de se faire une idée du livre que vous avez lu et du lecteur que vous êtes).
    Je viens de parcourir votre blog où s'exprime votre amour de la Corse, de la Balagne et de certains auteurs (Marie Susini, Marie Ferranti, Patrizia Gattacceca, Anne-Marie Mitchell-Sambroni). Je trouve absolument passionnant de pouvoir ainsi entrer dans "l'atelier" d'un lecteur (comment il lit, quoi, pourquoi, avec quels effets).
    Je place évidemment votre blog (http://costa.canalblog.com) dans la rubrique des liens de celui-ci et j'espère que vous trouverez à nouveau le temps de l'alimenter ou de proposer vos lectures ici.
    Au plaisir.

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  3. Monsieur Blanchemanche,
    un dernier écho à votre commentaire : "Avec un bémol cependant: sa méconnaissance de la langue lui interdit de se confronter aux auteurs qui ne sont pas traduits. Ce qui limite le champ de ses investigations. (Et qui pose la question de la traduction pour qui souhaite le rayonnemment de cette littérature.)"
    Je dois répéter ici que ma maîtrise de la langue corse est très relative (surtout écrite, mais bien de vocabulaire me manque) ; c'est encore pire avec l'italien, le latin, et les autres langues. Toutefois, j'ai toujours vu les livres corses écrits dans ces différentes langues comme des objets désirables, propres à susciter l'envie de découvrir ces langues, d'apprendre, de s'améliorer dans leur pratique. Par ailleurs, je pense que tout ce qui s'écrit dans une des langues de la littérature corse ne peut pas se traduire systématiquement dans toutes les autres. Il y aura nécessairement un choix dans les traductions et pour les autres, non traduits, ils réclameront des lecteurs capables de les lire (qu'ils soient francophones, corsophones, italophones, etc...).
    Je pense souvent aux lecteurs qui ne lisent que l'anglais, l'allemand ou le chinois, l'hindi ou l'arabe, et qui n'ont pas la possibilité de découvrir la littérature corse !

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  4. "l'amour" de certains pour notre "culture" est limité de lui même s'il ne va pas jusqu'à faire "l'effort" de découvrir la langue qui en est le vecteur principal. La culture sans la langue, c'est un peu comme du pain sans sel, voire la cage sans les oiseaux. Les Iroquois vont disparaître, submergés par le tsunami de la globalisation, mais ils doivent encore s'excuser d'utiliser (un peu... si peu! si l'on regarde la proportion des textes, dans ce Blog même) leur langue moribonde (UNESCO dixit) chez eux.
    Un peu de patience, bientôt personne ne sera plus "limité" dans ses investigations : la langue corse ne sera plus là pour gêner qui que ce soit et l'amour pour une Corse normalisée, sans couleur particulière, pourra s'exprimer sans entraves.

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  5. Anonyme,
    je suis globalement d'accord avec vous sur le fait qu'il est agaçant de se voir regardé comme "excluant" le plus grand nombre parce qu'un groupe humain utilise une langue peu répandue.
    Mais d'un autre côté, il me semble qu'il est important de signifier à toutes les personnes non corsophones qui aiment la littérature corse que nous sommes prêts à les aider pour aller vers les oeuvres écrites en langue corse.
    Cela n'est pas impossible puisque le français et le corse sont des langues romanes.
    Maintenant, je pense aussi que les oeuvres corses en langue française peuvent dire beaucoup de chose fortes et sensibles sur la Corse d'aujourd'hui. Tout dépend de l'usage de la langue française que l'écrivain fera. De même, tout dépend de l'usage de la langue corse. On peut certainement trouver des textes en langue corse manquant du moindre intérêt littéraire. Et c'est la même chose pour toutes les langues.

    Donc, voici ma proposition : quel texte en langue corse conseilleriez-vous à Monsieur Blanchemanche ? Pour commencer, histoire de se familiariser avec cette langue ? Mieux encore : je rêve de séances de lecture en langue corse (mais aussi dans les autres langues de la littérature corse) ouvertes à tous (quelles que soient les compétences des participants, car il faut bien commencer un jour !).

    Dans tous les cas, je pense que la prise de contact avec une langue, puis son apprentissage se déroulent d'autant mieux que tout le monde y met du sien. C'est difficile, mais en multipliant les occasions de ces prises de parole, d'écoute, de lecture, d'échanges (acceptant à la fois les erreurs et les propositions de correction), il me semble que nous pourrons développer le goût et la curiosité pour la littérature corse non francophone (en corse, en italien, etc.).

    Alors, ce livre ?

    Personnellement, je pense à "Prighjuneri" de Marcu Biancarelli (mais le livre est épuisé !!! A quand sa réédition !!! Ou alors il faut trouver un exemplaire d'occasion sur Internet ; ou alors il faut l'emprunter dans une bibliothèque, celle de l'amicale corse d'Aix par exemple...)

    Au plaisir de vous rencontrer tous !

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