vendredi 28 décembre 2012

Manere di fà / Diversité poétique en Corse

Norbert Paganelli vient de publier un entretien très intéressant sur son site Invistita. Il évoque ses différentes lectures du recueil poétique de Ghjuvan Micheli Weber, "A meza via" et il interroge l'auteur sur sa manière d'écrire de la poésie. GM Weber, tout en acceptant les innovations formelles chez les autres poètes, est un tenant de la tradition poétique insulaire.

Sur Facebook, je "partage" son "statut" mentionnant cet entretien avec une petite présentation et une brève discussion s'engage ; je reporte ici l'ensemble (car tout ce qui s'inscrit sur Facebook est promis à disparaître, puisqu'il n'y a pas de fonction "recherche", me semble-t-il) :


François-Xavier Renucci a partagé la photo de Norbert Paganelli.
mercredi
dernier news: Entretien avec Ghjuvan Micheli Weber...http://invistita.fr/news-invistita/
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  • Norbert Paganelli Oui François c'est aussi cet aspect des choses qui m'a touché dans les écrits de Ghj.M. Weber...En Corse on est souvent de plusieurs lieux à la fois et notre manière de parler n'a rien de chimiquement pure...cela devrait plaire à Jean Chiorboli...
  • François-Xavier Renucci Et ce qui me plaît c'est que ces mélanges et variétés sont aussi bien linguistiques que littéraires, esthétiques. La culture vit de ces options différentes, parfois contradictoires, et des espaces que cela crée entre elles, espaces dans lesquels certains s'infiltrent pour créer les mélanges. J'ai moi aussi des préférences (comme toi ou GM Weber) mais j'aime surtout que nous n'ayons pas tous les mêmes, ni les mêmes façons d'en parler.
  • Norbert Paganelli Je t'approuve à 200% mon cher ami, cela nous met à l'abri des certitudes cancérigènes et mutilantes ! Amitié...



Alors, ce matin devant l'ordinateur, à Campile, afin de célébrer le plaisir de cette diversité dans l'écriture poétique corse, je regarde les livres rangés sur ma droite, et je finis par choisir le recueil poétique "La halte blanche" de Ghjacumu Thiers (Albiana, 2004), traduit du corse par François-Michel Durazzo. Je feuillette à nouveau l'ouvrage, rapidement, je voudrais citer un poème, peut-être "Ceux qui sont vivants", peut-être "Fontaines"... (Ùn aghju micca u libru in corsu, seremu dunque ubligati à leghje Thiers in francese, ma ghjè ancu un piacè tamantu, no ?)

Bon, scrivu quì i dui puemi ; u primu mi pare une versione umoristica è critica di a chjama di i morti (è di u passatu), u sicondu ci dà l'occasione di ramintà issu capu d'opera, u rumanzu "A funtana d'Altea" è tutti i persunagi di a zitellina, dolci quant'è crudeli :

CEUX QUI SONT VIVANTS

Ce soir il vaudrait mieux fermer les fenêtres,
avec ce sirocco les siècles s'amoncellent
et les ardoises suent
de souvenirs errants.
Peut-être fais-je erreur,
mais tous ces craquements
sont ceux d'âmes en peine
qui reviennent :
- une minute, l'ami, après je m'en irai !

Comment devons-nous faire
pour contenir le flot
de ceux qui ne sont plus, et restent insatisfaits ?

J'allume la télévision,
je regarde mon match.
Et, s'ils sonnent, tant pis...
je n'entendrai rien,
ce soir je n'entends pas,
demain je suis absent,
et ensuite on verra.
Mais à leur place,

j'accepterais
de me taire
et de laisser parler
- s'ils le veulent bien ! -
les vivants.

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FONTAINES

Un enfant qui jouait au cerceau
avec une pièce de cinq francs trouée de soleil,
dans les rues sèches du passé,
s'est arrêté
à l'ombre d'un portail crasseux,
nu, éraflé par la blessure des briques,
baisers âpres
comme les visages de vieilles honteuses en fin de mois.

Et les îles de mai sont autant de bancs de sable gorgés d'eau,
entre les roches humides
ces soirs d'inondation,
l'eau se joue à railler
les vieux seaux qui attendent la Semaine sainte,
quelle catastrophe de châteaux de carton,
les coups de libeccio
jettent à terre les vendanges de nos glycines
on voit surgir des treilles, seulement entrevues,
de vieilles filles si noires et de jeunes filles blanches si peu
derrière les hauts volets.

Notre bande bourdonne à l'assaut
de Montepiano où sont les cafards,
nous chauffons les vitres de la boutique profonde
comme ses bocaux à épices verdâtres,
oh vos yeux, filles qui couriez !
nous attendons les Feux de Saint-Jean, on fait cercle
sous les poutres moisies de la Maison bombardée
et des courses aux pierrettes
César passe en traînant un air d'opéra
et la voix de Victor sonne dans ses tonneaux,
Irma se retire sous sa voûte
Quelques bambins en sucre fondent
dans le rire fumeux de la grand-mère infirme.

Un soir on a entendu un dauphin pétrifié
qui s'est mis à ricaner,
la foudre s'est abattue.

Ce n'est ni mémoire sèche
ni le temps retrouvé
dans un dialogue
entre la Fontaine Neuve
et l'autre
La vieille fontaine
au bout d'une petite route
qui sent la menthe sauvage.



jeudi 27 décembre 2012

Où l'on évoque la littérature corse à la télévision (Musanostra à "Sera Inseme")

Le 21 décembre 2012, sur Via Stella, dans l'émission culturelle "Sera Inseme" de Philippe Martinetti, Marie-France Bereni-Canazzi, présidente de l'association littéraire Musanostra a été interrogée sur l'activité de cette association qui multiplie les actions, à Bastia et en Haute-Corse ou sur le net, en faveur de la littérature, via des échanges entre lecteurs à propos de tous types de littératures, des rencontres avec des auteurs, des cafés et goûters littéraires, des concours d'écriture de nouvelles, la publication sur le net ou dans des journaux de points de vue sur tel et tel ouvrage, etc.

Il va sans dire qu'une telle activité est absolument essentielle et réjouissante. Je fréquente assidûment le site internet de Musanostra, et j'ai pris beaucoup de plaisir à assister à un café littéraire à Ponte Leccia l'été dernier.

Je vous engage donc à faire de même et à regarder cette émission.

Au début de l'entretien, Philippe Martinetti interroge Marie-France Bereni-Canazzi à propos de la différence entre l'optique choisie par Musanostra et celle que j'ai proposée sur le blog "Pour une littérature corse". Je transcris ce passage intéressant de la discussion :

Philippe Martinetti : 
"Vous évoquiez la littérature corse, nous en parlons souvent dans cette émission, notamment nous avons fait une émission il y a quelque temps maintenant avec François-Xavier Renucci sur l'existence d'une littérature corse, qui a lui aussi un site internet, une plateforme numérique comme vous, nous allons y revenir. Vous n'évoquez pas seulement la littérature corse, vous l'avez dit, il y a des thèmes anglo-saxons... Il n'y a pas de frontières en littérature, c'est ça ?"

Marie-France Bereni-Canazzi : 
"Pour promouvoir la littérature corse, parce qu'elle existe véritablement, il faut absolument montrer que nous sommes des lecteurs capables de nous affronter à tous types de littérature. La littérature corse gagne sa place parmi les autres littératures. Elle n'a pas à être mise dans un ghetto. Pour moi ce sont de bons livres ou de mauvais livres. Et c'est à ce titre que je peux m'intéresser aussi bien à la littérature suédoise, japonaise que corse, si elle est de qualité. Le tout est que nous ayons de bons livres et de grands auteurs et je pense qu'en Corse ils gagnent à être connus et que par le fait que nous touchions à toutes les littératures, nous les faisons découvrir par un public beaucoup plus large, à mon avis. C'est du moins ce que j'essaye de faire.

Le site internet Musanostra.fr a cependant une forte identité. Parce qu'on nous écrit de loin en nous disant : si nous venons sur Musanostra.fr - même des Bretons ou d'autres personnes ou des gens de Sao Paulo - c'est parce que justement nous sentons que c'est différent, ce n'est pas formaté, il y a quand même une identité corse qui est très (présente) pour qui sait la voir et je pense qu'elle est assez évidente."

Que répondre ? Sinon que je suis toujours et encore plus pour la diversité des approches, qui me paraissent complémentaires, plus qu'opposées. Et tant mieux si de très nombreux lecteurs découvrent la littérature corse via les activités et le site de Musanostra, ce n'est pas moi qui m'en plaindrait. Je suis même sûr que si ces lecteurs désirent ensuite discuter sur le net à propos de leurs lectures, ils trouveront sur "Pour une littérature corse" un lieu fait pour cela.

Ensuite, il y a de nombreux auteurs non corses qui sont évoqués sur "Pour une littérature corse", certes non pas seulement pour les évoquer en eux-mêmes mais plutôt pour y trouver des occasions de rêver à une littérature corse qui ferait aussi bien qu'eux. Car effectivement, j'ai fait le choix sur ce blog de regarder la vie actuelle de la littérature corse.

Enfin, il n'est pas du tout dans mon intention de mettre la littérature corse dans un "ghetto". Je ne vois d'ailleurs pas très bien ce que cela veut dire. Si je tombe sur un blog consacré à la littérature hongroise ou espagnole ou basque, voire suédoise ou japonaise, est-ce que je vais avoir le sentiment d'entrer dans un ghetto ? C'est pourquoi je pense que nous avons tous intérêt à considérer les avantages et les limites de chaque site internet qui laissent une place à la littérature corse, plus qu'à les opposer.

Pour le coup, je cite ici de nouveau les sites que je fréquente régulièrement : Terres de femmes, Musanostra, Isularama, Corsicapolar, Invistita, Interromania, The Old Pievan Chronicle, Tarrori è Fantasia, Marcu Biancarelli, L'or des livres, Avali, Foru Corsu, L'invitu, Isula,Transcript, Una sì tù et les sites des éditeurs (insulaires ou non).

Allez, l'aventure continue !

jeudi 20 décembre 2012

Ci vulerebbe à fà un sforzu... (une nouvelle devinette)

Il faudrait faire un effort (dans mes souvenirs scolaires, pour le dire en corse, on écrit : ci vulerebbe à fà un sforzu, j'espère ne pas m'être trompé, n'hésitez pas à me le dire gentiment...)...

En ce moment, beaucoup de critiques se font jour - ce sont plutôt des mouvements d'humeur - car le monde serait pris d'une folie hystérique, d'un amour inconsidéré et peut-être snob, à propos du dernier roman de Jérôme Ferrari, "Le sermon sur la chute de Rome" (qui a obtenu - mais qui ne le sait pas maintenant - le fameux prix Goncourt). Je ne rappelle pas dans ce billet mon point de vue, développé ailleurs.

J'en reviens plutôt à l'idée qu'il faudrait donc faire un effort pour... regarder autre chose que ce roman ! En discutant sur Facebook, souvent je répète à mes interlocuteurs mécontents de cette situation d'en profiter pour parler des livres qu'ils aiment... et dont la presse ne parle pas, parce qu'ils n'ont pas eu la chance d'obtenir le prix (ce qui d'ailleurs aurait pu arriver à Ferrari lui-même). C'est le très grand avantage d'Internet que de permettre à chacun de prendre la parole et de la diffuser ! Profitons-en !

Je renouvelle donc ici la question, sous cette forme particulière aujourd'hui : quels ouvrages parus dans l'année 2012 pensez-vous qu'il faudrait mettre en lumière, presque autant, ou autant, voire plus que le prix Goncourt de l'année ??

Je commence, sous forme de devinette : qui a écrit ce texte ?

Ùn hè micca scrittu in corsu issu testu ma forse esiste digià una versione in corsu ; hè statu publicatu in 2012 ; l'autore ùn hè micca cunnisciutu (eiu u cunnoscu appena) ; spergu veramente ch'hà da scrive testi belli è zeppi chì u so primu libru mi pare una prumessa bellissima. Eccu issu strattu :

Moi donc, Jean-Baptiste, ce jour-là, j'étais sur ce rocher en bas du village aux alentours de Vinciò, à quelques pas de l'endroit où un rocher est une mouche géante pétrifiée, je sais c'est une légende mais moi j'y crois. Le soleil était haut dans le ciel, aux alentours de midi. Sur ma gauche entre l'horizon et la côte apparurent une grande voile, deux puis trois, elles glissaient les unes après les autres à gauche de mon champ de vision, quatre, cinq, je n'en avais jamais vu autant six, sept, douze, des bateaux identiques à ceux que j'avais vus dans mon enfance, des Turcs !

Les Turcs, ils accostent, rentrent dans les terres, grimpent dans le piémont, pillent les villages, dévastent et volent tout ce qu'ils peuvent. En partant ils incendient les cabanes et les maisons et détruisent ce qu'ils ne peuvent emporter. Nous durant ces attaques on reste cachés dans les grottes, sous les rochers de granit quelques jours, en attendant qu'ils fassent leur besogne, et, une fois qu'ils sont partis, on reconstruit comme on peut et on part à la recherche des troupeaux qui ont pu leur échapper. La dernière fois, je devais avoir dix ans, ils ont embarqué trois hommes, surpris en plaine quand ils fauchaient les blés, on disait que c'était pour les vendre comme esclaves sur des marchés. Qu'ils vendaient les hommes. Alors quand j'ai vu apparaître cette flotte, j'aurais dû courir vers le village en criant "les Turcs, les Turcs !", mais non. Je suis resté là et j'ai continué à compter. Je voyais bien qu'aucun navire ne s'apprêtait à accoster, qu'ils continuaient à longer la côte plein Sud, trente, j'étais captivé, des navires j'en avais déjà vu mais jamais autant, là ils dépassaient les cinquante, ils s'étiraient sur tout l'horizon et une brise régulière de Nord-Est les accompagnait. J'ai pensé un moment qu'ils allaient mouiller dans la baie de Purtivechju, mais non, ils ont continué leur route, ils étaient désormais une soixantaine, une très longue file, a priori ils n'allaient pas nous attaquer en montagne, peut-être une razzia dans la plaine d'Afretu ou plus loin ?

La journée s'écoulait comme ça et je ne bougeais pas de mon chaos rocheux. J'avais laissé courir les chèvres qui de toutes manières allaient revenir devant la maison à la fin du jour, c'était un troupeau ancien mené par de vieilles chèvres qui avaient imité d'autres chèvres, elles avaient un parcours de pacage éternel. Les navires disparaissaient peu à peu derrière le cap de la Chjappa, j'avais l'impression qu'un rêve s'effaçait, l'impression de rater quelque chose, une vague immense s'évaporait. Jusqu'où iront-ils, je veux le savoir ! J'ai pris le chemin de la plaine, celui du retour, de la fin de l'estive qui nous ramenait chaque automne à Arca, tant pis pour la famille, ils comprendront, j'ai marché jusqu'à la nuit et encore un peu plus pour arriver à la maison, là dans la chaleur de l'été je me suis couché dans le noir. Le village était désert, tout le monde était en montagne, le silence. Au milieu de la nuit je suis allé finir ma nuit dehors, tourmenté que j'étais par une attaque possible des Turcs. Aussi je suis parti bien avant le jour en direction du Sud, comme les bateaux. Je savais que je me mettais en danger, mais en danger de quoi ? Il faut dire qu'à cette époque je n'avais peur de rien. Je n'étais pas soldat, presque un enfant, j'avais pour seule arme ma serpe. S'ils m'attaquent je ne chercherai pas à résister. Pour le reste ce ne sera pas pire que cette vie sans relief, le travail, le quotidien tellement épais que chaque jour est identique, des gestes réglés, puis viendra un mariage avec une fille du village d'à côté, des enfants, la terre, un destin, les animaux, les épidémies, la montée en montagne, la descente en plaine, les fêtes les deuils... tout cela. Ce n'était pas tant cette vie qui me pesait, mais l'âge adulte arrivant le sentiment de révolte m'étreignait, la colère m'épuisait, la soumission à cet ordre me devenait insupportable.

Je suis arrivé dans l'après-midi, tout au long du chemin j'ai croisé des soldats qui marchaient vite et disaient "Ils sont là, ils ont débarqué avec des Français, ils sont des milliers" et ces mots plutôt que de me terrifier ne faisaient qu'accélérer mon pas. Dans la baie de Santa Amanza j'ai vu une nuée de navires collés les uns aux autres, j'avais de la chance, leur route s'était arrêtée là, c'étaient eux que je suivais depuis deux jours.

Les grands navires étaient entourés de barques qui déchargeaient les hommes et le matériel, des animaux aussi, des bêtes de somme et des chevaux. Il y avait sur la plage une myriade d'hommes plus ou moins en armes qui s'affairaient à débarquer tout ça, il y en avait aussi de complètement nus qui debout dans l'eau portaient des charges sur leurs têtes ou menaient des bêtes. Je me suis approché sans crainte. Un soldat m'a saisi et m'a dit dans une langue qui m'était alors inconnue quelque chose que je ne compris pas en me jetant dans les bras une caisse, puis me fit le geste de charger un tombereau. Il y avait dans les portefaix des Corses, je reconnus quelques connaissances "on a été capturés et emmenés ici pour leur servir de main d'oeuvre, fais ce qu'on t'indique et ça ira". Une fourmilière humaine.

Les soldats étaient remarquables, pleins de couleurs comme les oiseaux d'Afrique, bleu, jaune, rouge, vert ; les Turcs avaient la tête enturbannée, les Français portaient des bonnets ou des casques, certaines avaient des rayures blanches et noires sur leurs manches. Les officiers à cheval étaient grandioses, des statues de Saint Georges animées ! L'un d'entre eux me frôla, c'était Giacomo Santo da Mare un seigneur du Cap corse qui avait choisi de combattre Gênes, il était gigantesque, aux bras et aux jambes longues et, le paraissait encore plus dressé sur son cheval, un cavalier altier qui donnait envie de le suivre dans n'importe quel combat. Ça parlait toutes les langues et ça communiquait "comme on pouvait", mais ça fonctionnait, je reconnaissais des bouts de phrases des mots, ou rien, selon que mes compagnons fussent corses, gascons, français ou turcs. Les Turcs me faisaient rire avec leur langue incompréhensible et leur allure, ils ressemblaient à des personnages de carnaval, certains connaissaient un peu le latin ou d'autres langues. D'aucuns bien que vêtus à la mode orientale étaient corse, provençaux, sardes, catalans, siciliens, crétois... "Bonfiacio, attaquer Bonifacio ! attaquer Bonifacio !", un grand bonhomme au crâne lisse et à la peau brune me criait ça en riant, il était juché sur la mule de tête d'un attelage de six, il me fit signe de le rejoindre en tapant sur la croupe de la bête voisine, il criait quelque chose que je ne comprenais pas. Me voici donc sur le dos d'une mule immense, fier, ma serpe à la taille, à la tête d'un attelage tel que je n'en avais jamais vu qui traînait un canon et pour compagnon un vieux Turc aux dents et au costume colorés. Mustafa il s'appelait, il devait avoir l'âge de mon père, il parlait sans arrêt tantôt à moi, tantôt aux mules, aux roues, il parlait même au canon, sur la piste il criait sur les soldats à pied pour les faire s'écarter devant sa majesté ou pour leur demander de l'aide pour pousser le chariot dans les passages scabreux, quand il ne parlait pas il chantait des airs de chez lui, il me tapait sur l'épaule pour me demander de l'accompagner en rythme du pas des bêtes et riait, comme il riait, on a ri tout au long de la route qui nous menait en vue des murs de Bonifacio.

Voilà, je suis prêt à trouver des défauts à ce texte, mais ce qui me convainc, c'est un certain souffle, un plaisir de la narration, du merveilleux dont on s'attend à ce qu'il tourne au terrible et au sanglant (toujours à proximité de ce très fameux Muscone d'Avretu !...). J'aime - positivement - les processus de métamorphose : et la figure de Jean-Baptiste, solitaire enfant soumis, devenant cet être hybride, presque un centaure à la fois comique et formidable, avec les mules et Mustafa, les couleurs et le rire incessant, l'aventure de la guerre, canon et serpe !

Qui trouvera le nom de l'auteur et le titre du livre ?


samedi 15 décembre 2012

Ma lecture d'un roman qui ne fait pas l'unanimité : "Le sermon sur la chute de Rome"

J'ai lu cet été le roman qui obtint le prix Goncourt début novembre 2012.

Je ne rappelle pas ici l'attente angoissée, et la géniale surprise de l'obtention de ce prix par Jérôme Ferrari ! Quelle joie ! Quel bonheur ! (Puisqu'un tel prix littéraire assure une très grande visibilité au livre, mais aussi à tous les livres de l'auteur, et par la même occasion à la Corse comme territoire littéraire et pourquoi pas à la "littérature corse" !)

Je reviens au livre :

1.
Ma première lecture m'a déçu. J'y ai trouvé une variation alors que j'attendais une nouveauté. Il y a visiblement une volonté de proposer un roman qui travaille en écho avec les précédents  : "Dans le secret" (le retour raté dans l'île, la structure mettant en parallèle différentes époques historiques), "Balco Atlantico" (le personnage de Hayet, le bar), "Un dieu un animal" (l'impossibilité d'interrompre la violence), "Où j'ai laissé mon âme" (le personnage de Degorce, le développement du personnage de Marcel Antonetti). Il y a visiblement la volonté aussi de créer un univers imaginaire, où l'auteur utiliserait tour à tour les personnages et les mettrait plus ou moins en évidence. Cela recoupe la question que l'auteur se pose sur la nature et la vie des "mondes".

Déception donc, peut-être attendais-je trop quelque chose de précis (ou de vague) et le livre réel ne répondant jamais à nos attentes, il faut ensuite faire l'effort de regarder l'oeuvre en elle-même (mais est-ce jamais possible ?).

2.
Donc j'ai relu le roman, avec plus de plaisir que la première fois, j'ai trouvé que la machine fonctionnait bien - elle ne suscite toujours pas mon enthousiasme délirant, ni une très forte émotion (comme pour "Dans le secret" par exemple, ou "Un dieu un animal", ou des nouvelles de "Variétés de la mort") mais tout de même, j'ai trouvé que le livre - malgré une voix qui me paraît parfois trop tyranniquement lyrique - parvenait à faire émerger quelques lieux énigmatiques, que j'appellerais les "limbes" (mot utilisé par l'auteur).
Plus que l'idée reprise à Saint-Augustin ("un monde est comme un homme, il naît, il grandit, il meurt"), c'est cette question de l'absence de monde, entre la disparation de l'ancien et l'attente du nouveau, qui m'a intéressé. Les personnages essaient de vivre leur vie dans ce qui n'est pas un monde.
Voilà ce qui m'a frappé : et les premières pages le disent de façon très belle, avec cette description d'une photographie prise en 1918 (ou plutôt du regard de la mère qui semble regarder en-dehors de la photographie, peut-être vers son mari toujours prisonnier de guerre, ou vers son futur enfant, peut-être confusément désiré).

3.
Voilà, c'est ça que je voulais dire très rapidement dans ce petit billet (pas le temps de développer, ni peut-être l'envie ou la capacité) : toute l'oeuvre de Jérôme Ferrari m'apparaît rétrospectivement (puisque ce livre nous y engage) comme une mise en scène des "limbes" (suscitant notre compassion ou notre rire). La Corse comme territoire littéraire y est présentée comme une absence de monde. Au sens propre, elle n'existe pas (plus et pas encore). J'aime cette oeuvre pour cela. Et c'est le personnage de Marcel Antonetti qui me touche le plus et qui me semble devenir une des figures importantes de l'imaginaire littéraire insulaire.

Puisque Leibniz est cité dans le roman, je me plais à imaginer Marcel Antonetti comme une version déglinguée du personnage de Candide, conduisant diaboliquement - après avoir raté sa vie sur tous les continents - son petit-fils à cultiver la "terre ingrate" de son village, simplement pour le plaisir de le voir échouer ("terre ingrate" est une expression extraite de "Où j'ai laissé mon âme").

Et puis je me souviens aussi que les premières pages évoquent de façon métaphorique la grippe espagnole, et que la métaphore relie ce roman aux chroniques historiques de Giovanni della Grossa, puisqu'avec cette métaphore nous voyons revenir cette très fameuse mouche... u musconu d'Avretu... Continuité et évolution d'un imaginaire... pour évoquer cette non-vie qui est laissée aux survivants. Echapper au monstre ne garantit pas une vraie vie...

Je me souviens des pages sur un corps couvert d'insectes, un corps comme un vaste désert, c'est dans "Aleph zéro", le premier roman de l'auteur), et je lis avec plaisir (même si je trouve l'utilisation du vocabulaire médical un peu trop lourde) la description des corps rongés de maladies dans "Le sermon sur la chute de Rome". Voilà ce qui me frappe : ces livres ne sont pas que nourris d'idées philosophiques, il y a des corps, et les corps en imposent (ou on peut les martyriser)...

Enfin, je dois dire que j'ai été positivement étonné, surpris, et très agréablement, par la dernière scène : puisque nous nous retrouvons avec le vrai Saint-Augustin, à Hippone, en 410 puis en 430... Je trouve cela audacieux et réussi, de faire vivre un personnage historique, en toute fin d'ouvrage, et de lui donner, en quelques pages, une présence aussi palpable que celle des autres personnages. Et à la fin (attention je révèle la fin..), Saint-Augustin lui-même est soumis à son corps, et le doute le ronge. (Conséquence : que faire de ses paroles... et de ses sermons ?...)

Des limbes, où des corps s'agitent et tentent d'exister, entre trop-plein de chair et fantomatique apparition.

Bonne lecture !!!

(Je reviendrai sur les critiques très négatives qui portent sur ce livre, parfois vraiment peu amènes, mais bon, cela fait partie du jeu !)

Je place ici le petit texte que j'ai écrit pour le magazine culturel Zibeline (très riche publication mensuelle sur les activités et politiques culturelles à Marseille et aux alentours) :

4.

La Corse comme terre de fiction et de méditation sur le monde

Ce court et excellent roman a connu un succès critique et public extraordinaire dès sa sortie au mois d’août avant d’être consacré par le prix Goncourt début novembre. L’histoire est celle d’un grand-père, Marcel Antonetti, qui a raté sa vie : issu d’une société brisée par la 1ère guerre mondiale, il échouera à devenir un officier glorieux durant la Seconde et finira fonctionnaire d’un morceau perdu de l’empire colonial français en déliquescence. Fort de ces échecs, il soutiendra le projet délirant et voué à la catastrophe de son petit-fils, Matthieu, et d’un de ses amis, Libero : quitter des études brillantes de philosophie pour ouvrir un bar dans le village corse de leur enfance. Jérôme Ferrari a écrit un roman au lyrisme tantôt cru tantôt compassionnel qui est aussi une méditation métaphysique sur la nature des « mondes » que les hommes créent et croient pouvoir pérenniser. D’où les allusions de plus en plus développées au sermon que Saint Augustin prononça pour tenter de consoler les chrétiens effrayés par la chute du grand empire romain en l’an 410. Jusqu’à une scène finale aussi audacieuse qu’énigmatique. Deux autres bonnes raisons de lire cet ouvrage magnifique : il est une entrée rêvée à l’œuvre entière de cet auteur (six romans et un recueil de nouvelles chez Actes Sud et Albiana) ; il permet à la Corse d’émerger vraiment comme un territoire littéraire aux yeux du plus grand nombre (Lisez Murtoriu de Marc Biancarelli, le chef d’œuvre de la nouvelle littérature corse, traduit notamment par Jérôme Ferrari !)

Le sermon sur la chute de Rome, Jérôme Ferrari, Actes Sud, 2012 (19 €)

François-Xavier Renucci

* Murtoriu, Marc Biancarelli (traduit du corse par Marc-Olivier Ferrari, Jérôme Ferrari et Jean-François Rosecchi), Actes Sud, 2012.
* Pour prolonger la discussion autour de ces ouvrages et de la littérature corse, voir les sites internet suivants : L’or des livres, Pour une littérature corse, InterRomania, Musanostra, Terres de femmes, Invistita, Isularama, Corsicapolar.
* Le 1er décembre 2012, à 18 h, à la librairie Goulard à Aix-en-Provence, débat et signature : « Le Goncourt 2012 à Jérôme Ferrari et ses conséquences sur la littérature corse » ; Eloge de la littérature corse, François-Xavier Renucci, Albiana, 2010. (Ici un petit compte rendu dans le magazine Zibeline).








samedi 8 décembre 2012

Encore un billet incompréhensible (à propos d'une lecture en cours : "Urlà" de Francescu Viangalli)

Je ne connais pas Delmore Schwartz.

Je lis ces deux vers de Delmore Schwartz :


Time is the school in which we learn,

time is the fire in which we burn.


On me dit qu'il est né en 1913 (je sais que ce fut l'année de publication de Du côté de chez Swann et d'Alcools) et mort en 1966 (j'avoue ne pas attacher cette année à quelque chose d'important..., non je n'irai pas regarder sur Wikipédia).

Je n'irai pas sur Wikipédia ? Je mens, je l'ai déjà fait, avant de commencer à écrire ce billet, et c'était bien évidemment pour voir qui est Delmore Schwartz.

Je suis heureux de découvrir ce poète, grâce à cette citation d'un de ses poèmes (lequel ? je ne sais pas), citation qui nous propose une double métaphore pour cette notion si problématique du "temps".

L'école / Le feu

Jadis, je rêvai à un jardin en feu. Le jardin d'Akadémos. Parcouru de flammes vagabondes. Je vous laisse rêvasser sur les étymologies.

Alors, c'est avec ce souvenir du jardin en flammes que je découvre ces deux vers :


Time is the school in which we learn,
time is the fire in which we burn.


Que ces deux vers soient l'exergue d'un recueil de poèmes écrits en langue corse me ravit bien sûr.

L'auteur est Francescu Viangalli, c'est son deuxième recueil. Son premier (je ne l'ai pas lu), "Densité brève" avait été chroniqué positivement par Marcu Biancarelli.

J'ai aussi écouté l'auteur dans l'émission Sera Inseme de Philippe Martinetti sur Via Stella (je retrouverai le lien plus tard).

Bref.

Je tourne la page et je lis ceci :


Scrivu à l'inguerciu, in una lingua ch'ùn hè meia.
Ùn dicu nulla, ùn pensu micca,
ùn cercu à fà. Ùn possu agisce cum'è fà si dè.
Ùn esistu quì, ùn sò eo chì socu. Sò elli, e voci, e parolle, i ricordi,
i sepolti chì si mischjanu è tremanu cum'un passatu amazzatu
chì si tramanda torna è puru si mantene in u spaziu immateriale
trà i muri di e case.

U nostru spiritu ùn hè. È puru si move à u prisente.
U tempu chì percorre i nostri corpi
addunisce l'avvene è u tandu,
lascienducci urfani è poveri.
Semu l'anghjuli in u disertu à fiori,
mandati da trasmette e sustanze di un futuru,
è i prufeti chì tiranu via i soi,
scaccanati è fieri, ma dinò persi à e stonde nere. Traviemu cusì,
un'è pochi che semu, a capillitura di i nostri, da entreli in mente
è discitalli l'esse piattu chì a crudeltà di l'ingannu
hà seppellitu eri.

Scrivu à l'inguerciu da ritruvà un tempu ch'ùn hè meiu,
una casa chì ùn era meia,
e parolle chì funu u sale di a scapiscitura è chì, pertantu, 
sò a me lascita.
È ùn aghju bisognu di permessu pè parturisce l'avvene
è lu nostru speru
chì torna si face attu.


C'est le premier poème (justifié à droite, d'où le premier vers) du recueil intitulé Urlà, publié aux éditions Colonna (en 2012, belle année littéraire effectivement !). Où l'on retrouve le thème du temps, où l'on bâtit et détruit en même temps, évoqué dans les vers de Delmore Schwartz.

La première fois que j'ai lu ce poème, j'ai pensé, quel courage de dire ainsi à la fois la dépossession et l'engagement, la perte et le projet, le je et le nous, la parole et l'action. Je me suis dis aussi, la langue corse (et la littérature corse en général) a de l'avenir puisqu'elle est ainsi assumée, traversée d'autres langues, pratiquée, essayée. J'ai pensé aussi à Rinatu Coti, certains de ses mots qui disent la transmission (tramandà) et la tromperie (l'ingannu) se retrouvant ici, mais avec un autre rythme (vers libre et longues phrases) et une autre tonalité (solitude et néant, mais génésiaques).

Tiens je lis que Delmore Schwartz avait déçu par l'accueil critique de son recueil Genesis. Il faut que j'aille voir.

Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise maintenant ? De quoi parle ce recueil ? Une autre fois.
Allez-y voir, aiguisons nos curiosités sur des textes qui ne bénéficient pas encore de la pleine lumière des prix littéraires !

Au plaisir !

mardi 27 novembre 2012

Quale hè chì hà da ritruvà u titulu di issu rumanzu ?

Voici l'extrait :

During all these years he has never really thought about any of that again; the wars he has fought in did not leave him time to do so and the ten months spent in Buchenwald extend behind him like a vast grey steppe that cuts his life in two and separates it for ever from the lost continent of his youth, but he has not forgotten it. June 1944 silently left its mark in his flesh, inscribing there the imprint of an unforgettable lesson, one that has enabled him to explain to his N.CO.s': "Remember this, gentlemen, pain and fear are not the only keys for opening the human soul. They are sometimes ineffective. Don't forget that there are others. Homesickness. Pride. Sadness. Shame. Love. Take note of the person in front of you. Don't be pointlessly stubborn. Find the key. There's always a key -" and he has now arrived at the absurd and intolerable conviction that he was only arrested at the age of nineteen so as to learn how to fulfil a mission that would be intrusted to him in...

Je coupe l'extrait avant la fin de la phrase, ce serait trop facile...

dimanche 18 novembre 2012

Parlons de Jérôme Ferrari et de littérature corse (Aix, 1er décembre 2012, 18 h, Librairie Goulard)

Vous avez quinze jours pour préparer vos questions : le samedi 1er décembre 2012, à 18 h, à la librairie Goulard à Aix-en-Provence (sur le Cours Mirabeau) - que je remercie encore - nous allons discuter, si vous le voulez bien, de plusieurs sujets :

1. Le prix Goncourt remis à Jérôme Ferrari pour son "Sermon sur la chute de Rome" (Actes Sud, 2012)

2. Les conséquences d'un tel prix sur la "littérature corse".

Cela fait des années que nous sommes tout de même assez nombreux à évoquer de tels sujets, c'est une occasion rêvée pour y revenir, avec le sourire, et un sacré enthousiasme dans le coeur !

Le 7 novembre 2012 est une date importante pour la littérature corse, nous allons ensemble essayer - en partant de cet événement-là - d'égrener d'autres dates importantes, d'autres titres d'ouvrages et de textes, d'autres noms d'auteur qui font toute la "riche diversité" de la littérature corse. Je vous attends !

"Riche diversité" est une citation d'une chronique de Marc Biancarelli, autre écrivain majeur de la littérature corse (je le répète pour ceux qui viendraient sur le blog pour la première fois), chronique publiée dans le Libération daté samedi 17 et dimanche 18 novembre 2012. C'est une parfaite introduction à notre prochaine discussion du 1er décembre. Je voudrais en citer plusieurs passages, comme apéritif. (Ah, et si certains d'entre vous ne peuvent pas venir, n'hésitez pas à me faire parvenir vos questions et remarques par Internet : en commentaire de ce billet ou sur mon mail : f.renucci@free.fr)

Avant les citations, une dernière chose, je signale que nous pourrons bientôt voir sur Internet l'émission Via Cultura du vendredi 16 novembre 2012, diffusée sur France 3 Corse Via Stella, avec les animateurs et chroniqueurs Delphine Leoni et Sébastien Bonifay et les invités Marcu Biancarelli et Laure Limongi, écrivaine et éditrice : il y est question du... prix Goncourt remis à Jérôme Ferrari, bien sûr : voir par ici.

Les citations de la chronique de Marc Biancarelli, maintenant, intitulée "Le génie créateur de la Corse" (ça en jette comme titre, non ?) :

"D'évidence quelque chose vient de se jouer là, qui relève d'un besoin légitime d'entendre parler de l'île autrement qu'au travers de la barbarie mafieuse qui l'étrangle au quotidien. Ce prix dit quelque chose qui méritait d'être entendu : il y a en Corse une immense majorité de gens normaux, et aussi des créateurs exceptionnels qui savent porter vers l'universel leur génie spécifique."

"Je finis avec un truc qui me tient à coeur : c'est de littérature corse dont je voulais parler. On parle bien de littérature irlandais, alors je vois pas pourquoi on pourrait pas parler de littérature corse. Pour les ignares, je dirai que c'est une littérature qui s'écrit depuis le Moyen Âge, et qui s'exprime en latin, en italien, en corse, en français, et j'espère un jour en arabe littéraire ou en berbère. Ça donnera sans doute des maux de tête à Chevènement et à divers autres jacobins, mais ça confortera l'idée que la richesse est dans la diversité.
Le cru 2012 a été assez exceptionnel. Je le pense. Les auteurs qui ont publié cette année des textes de grande qualité se nomment entre autres Sylvana Périgot, Laure Limongi, Marie Ferranti, Paul Desanti, Patrizia Gattaceca ou encore Etienne Cesari. Je manque de place pour l'exhaustivité, mais tous, dans des maisons d'édition de différents standings, en Corse, à Paris et même à New-York, témoignent d'une Corse qui s'exprime par les arts et compense parfois une parole politique défaillante. Ça n'est pas une littérature de béni-oui-oui, mais elle raconte des mondes, et un monde en particulier, mieux qu'aucun anthropologue n'en parlera jamais. Un des mérites - et pas le moindre - du prix Goncourt de Jérôme sera aussi de nous permettre de faire entendre, par-delà les tragédies et le sang, les voix qui disent un pays de créativité, d'espoir, et peut-être un jour aussi de paix."

Dite a vostra !

jeudi 15 novembre 2012

Nouveaux échos de lecteur : "Le sermon sur la chute de Rome" et "Murtoriu"

C'est Joseph Pollini qui nous envoie ces propos, qu'il soit chaleureusement remercié ! Multiplier les lectures, les discussions, voir comment les arts et la culture nous permettent de nous mettre à distance de nous-mêmes, de réfléchir sur nous-mêmes, c'est absolument essentiel : que voulons-nous vraiment ?...

Bonne lecture et bonne discussion peut-être.

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Cher ami,       
    - j'ai lu en octobre dernier le "Sermon sur la chute de Rome" de Jérôme Ferrari, dont on a tant parlé sur ce blog, bien avant l’attribution de son prestigieux prix littéraire et bien avant que ce pauvre Christophe Barbier en ait fait mention!
    J'ai beaucoup aimé cette leçon de philosophie donnée sous la forme d'une fable et/ou d’une parabole, qui a pour cadre et pour principaux acteurs la Corse et les Corses et qu'éclaire, de façon éblouissante grâce aux qualités littéraires de l’auteur, la lumière de Saint Augustin, dont le «Sermon » est sans cesse mis en relief par Jérôme Ferrari, dans une langue aussi claire que somptueuse.
    En effet, c’est en racontant l’aventure de deux intellectuels de retour au pays et désireux de faire revivre le bar d’un petit village corse, ce lieu de rencontres et d'échanges également apprécié par d’autres clients que ceux souffrant d’une addiction à l’alcool, que l'auteur conduit le lecteur à réfléchir sur l'impossible pérennité de nos actions humaines et sur la fragilité de tout ce que nous nous efforçons de réaliser, parfois avec la meilleure volonté du monde et ce quelle que soit la force de nos convictions.
    Car si tout semble se détruire sous la pulsion de ce qu'il y a de plus violent et de plus égoïste chez l'homme, surtout lorsque grande est son indigence spirituelle, voire intellectuelle, la réponse de Saint Augustin, et par là même il me semble de l'auteur, laisse persister un espoir et rappelle quels sont les lois qui régissent notre existence sur cette terre, dans ce monde.
    Cet espoir cependant n’apparaît que si l’on est capable d’observer avec lucidité ce qu'est réellement la condition humaine. C'est du moins ainsi que j'ai perçu ce magnifique ouvrage et je suis très heureux de constater qu'il a été écrit par un Corse, c'est à dire par un véritable amoureux de la Corse et un subtil et fin observateur de l'âme corse, cette "âme charnelle" comme disait Charles Péguy, qui est de toute évidence assez peu différente de celle des autres hommes. Belle leçon d’humilité et, à mon avis, appel à se mobiliser pour éviter un trop grand naufrage…
   
    - J'ai lu également le livre de Marcu Biancarelli cette année, avant la Toussaint, dans sa traduction française bien sûr car la lecture du corse (surtout pour un tel texte), que je n'ai jamais étudié (il nous était même interdit de le parler au lycée Marbeuf de Bastia, où s’est déroulée mon enfance), m'aurait demandé de gros efforts et j'avoue que j'ai eu envie, depuis la lecture de sa traduction en français, de me procurer l'original, publié en 2009.
Tu as qualifié de "sublime" le livre de Marcu Biancarelli, dans ton texte nous invitant à lire toute une série de livres publiés en corse et/ou par des Corses.
Je l'ai lu aussi et j'ose, pour l'intérêt et le plaisir que permettent ces échanges, donner un point de vue légèrement différent, celui d'un lecteur "de la commune espèce", le mien.
 - Il est indéniable cependant que j'ai aimé cet ouvrage, comme la plupart des intervenants sur ce Blog (et sur FaceBook où s’est aussi déroulée une longue discussion). Sa traduction en français m’a en effet semblé magnifique.
- J'avoue cependant avoir éprouvé moins de plaisir, mais pas moins d’intérêt, à cette lecture que pour celle du livre de Jérôme Ferrari, même si tous deux ont pour cadre la Corse, pour acteurs des Corses et que chacun rapporte une histoire bien triste...
Je vais essayer de m' en expliquer.
- Je n’ai nullement l’intention de comparer ce qui n’est pas comparable mais je dis simplement que je n'ai pas ressenti, comme vient de l’affirmer, avec son emphase habituelle, Christophe Barbier (dont la suffisance m'est aussi insupportable), qu'il s'agit là d'un texte qui "nous emmène au grand large"; tout simplement sans doute en raison de son côté très noir, de son extrême violence et de certains portraits au vitriol de voyous sanguinaires et crétins, même si ces descriptions qui sont d'un réalisme parfois insoutenable, servent bien la fiction.
- J'ai bien compris, il me semble, la nécessité de ces portraits et de ces situations où s’entremêlent le racisme parfois, la xénophobie souvent (un seul exemple : "o Lucchisò", terme auquel j'ai moi-même été confronté face à des Corses, «pur sang», indigents et immatures) ou encore l’arrogance et la suffisance d’un automobiliste qui est fier de garer son auto dans un lieu réservé et interdit au public et d’en profiter pour ridiculiser et humilier d’insignifiants touristes continentaux. D'ailleurs que de "Pinzuti" repoussants et de "Mange merde" dans cet univers... Des détails me direz vous, nécessaires pour forcer le trait !
- Mais j'ai moins compris les raisons qui poussent le narrateur, qui ne peut être confondu avec l'auteur bien sûr puisqu’il s’agit d’un roman, c'est à dire avant tout d'une fiction, à quitter la Corse et à s'expatrier dans un pays qu’il croit plus calme et où il pourrait mieux s'isoler du monde, l'Espagne ; alors que son pauvre ami, cet autre innocent qui le considère comme son « maître », lui préfère l’Italie!
Comme si les problèmes "identitaires" et ces nombreux signes de décadence, sources principales de divisions, n'existaient pas ailleurs!
- Il s’agit d’une fiction me dit-on avec insistance, ce que je ne peux ignorer mais dans chaque roman il y a aussi me semble-t-il assez souvent une part d’autobiographie.
Et dans le cas présent cette part pourrait être non négligeable. Par ailleurs, même si cela était vrai ce n’est pas bien grave et c'est assez banal, mais ce n’est pas cela qui a créé chez moi un malaise, c’est son excès de réalisme et la crudité des situations décrites, ingrédients qui habituellement ne m’offusquent pas mais qui dans le cas présent m’ont paru non indispensables, et peut-être même contre productifs, pour servir l’analyse qui est faite de cette situation totalement décadente.
Mais sans doute ai-je mal compris et/ou me manque-t-il une case ?
- Il faudra donc que je relise le livre de Marcu Biancarelli, à la recherche de la part d'amour enfoui, de la Corse, des Corses et de l'homme en général. Celle-ci ne m’a pas sauté d’emblée aux yeux et ce  malgré la façon, admirable et émouvante, dont le narrateur rapporte les sentiments qu'il éprouve envers ses deux amis, et de Mansuetu en particulier, l’un des personnages les plus innocents de cette « ballade ».
Il est vrai que les épisodes les plus douloureux, dont celui se rapportant à la vie et la mort de Mansuetu justifient grandement le choix du titre « Murtoriu ».
- Je suis certain cependant que le monde n'est pas aussi noir, même s'il peut parfois l'être, et je ne crois pas que ce soit actuellement le cas, en Corse.
- J’avoue avoir aussi été déçu, dans un texte intitulé « Murtoriu », par l’absence de réflexion ou de références culturelles sur ce qui a imprégné la Corse et les Corses depuis au moins 15OO ans. Je fais là allusion à l’influence de nos traditions, modelées par le religieux, c’est-à-dire par tout ce qui a façonné, et façonne encore me semble-t-il, nos comportements moraux, ou éthiques si ce terme doit être préféré ou, autrement dit, tout ce qui se rapporte aux racines « judéo-chrétiennes » de notre société. Il s’agit là d’un fait incontestable, dont il ne faut avoir aucune honte et dont il ne faut surtout pas tirer des arguments pour justifier le rejet et le mépris d’autrui, ou de celui qui est différent de nous !
En tous cas la solution n'est point, à mon avis, la fuite.
- Mais revenons au récit de Marcu Biancarelli.
Malgré les réserves que je viens d’exprimer, qui en fait sont avant tout des regrets,  je réaffirme qu'il ne m’a pas échappé combien cette description des situations les plus indignes et des événements les plus douloureux vécus par le narrateur, traduisent avant tout l'intensité de sa souffrance et de son désespoir devant ce qui est présenté comme un inexorable déclin. Ils sont en effet la preuve d'une perte du sens et des repères les plus traditionnels, ceux qui constituent les valeurs que nous aimons tous et que tous les Corses, dignes de ce qualificatif, s'efforcent de défendre et de promouvoir.
Mais l'acharnement (mot peut-être excessif) dont l'auteur fait preuve pour décrire des scènes d'horreur, où l'ignoble côtoie parfois la bestialité, qu'il s'agisse de meurtres d'innocents (Mansuetu ) ou de voyous débiles, ou encore de pulsions sexuelles dégradantes qui n'ont rien à voir avec l'amour (avec peut-être une exception, empreinte de culpabilité, les liens établis avec sa délicieuse cousine !), était-il vraiment indispensable?
Certes oui pour exprimer la souffrance et l'horreur, mais sans doute pas pour souligner combien l'âme corse a perdu de sa noblesse, cette âme qui est en principe commune à tous les Corses et à tous les êtres humains, où qu'ils soient et d'où qu'ils viennent.
Mais il se peut que je fasse erreur et que j'aie mal compris.
C'est cela aussi me semble-t-il l'un des plaisirs de la littérature, permettre à chacun d'y voir et de ressentir ce qui lui est propre, de s'autoriser à interpréter ce qu'il lit comme il l'entend et à partager avec d'autres son point de vue, lorsqu'il le juge utile ou s'il en éprouve le besoin et ce malgré ses possibles propres handicaps et insuffisances...
Mais qu’il me soit au moins permis de douter, surtout à propos de la Corse et du "glas" que Marcu Biancarelli fait retentir si violemment, du bien fondé de tels procédés littéraires, malgré leur capacité d'éveil, il est vrai tout à fait incontestable...
Ce n’est là qu’un point de vue, le mien !
Je recommande néanmoins, fortement, la lecture de ce livre.

jeudi 8 novembre 2012

"Le sermon sur la chute de Rome", de Jérôme Ferrari obtient le prix Goncourt 2012 !

Que vient-il de se passer, très concrètement ?

Le mercredi 7 novembre 2012, à 12 h 45, le secrétaire général de l'Académie Goncourt, Didier Decoin, a annoncé publiquement que le prix Goncourt (le prix littéraire français le plus prestigieux, qui récompense depuis 1903 le "meilleur ouvrage d'imagination en prose, paru dans l'année") était attribué au roman de Jérôme Ferrari, "Le sermon sur la montagne de Rome"... Oui "sur la montagne"... Lapsus très amusant qui fait sourdre une critique sur un livre qu'effectivement Didier Decoin n'a pas eu l'air d'aimer. Cette année le jury comptait neuf membres, me semble-t-il, et au deuxième tour, le roman de Ferrari a obtenu 5 voix contre 4 au "Peste et choléra" (Seuil) de Patrick Deville (qui avait obtenu précédemment les prix Roman Fnac et Femina). C'est la deuxième fois que les éditions Actes Sud obtiennent ce prix (après "Le soleil des Scorta", de Laurent Gaudé, en 2004). Dans le journal Le Monde du 6 novembre on lit un article sur le jury Goncourt, justement, qui insiste sur le fait qu'il serait maintenant à l'abri des pressions commerciales, éditoriales, des conflits d'intérêt et que le choix des membres de l'Académie ne porte que sur des textes, et peu importe les éditeurs. Lorsque j'interviewai Pierre Assouline, à Ajaccio en septembre dernier, dans le cadre du festival Racines de ciel, c'est ce qu'il énonça très clairement : le jury Goncourt est indépendant et ne pense qu'à la littérature.

C'est pourquoi, je suis très heureux qu'un tel roman, qu'un tel auteur, qu'un tel éditeur aient obtenu un prix qui assure une reconnaissance, une médiatisation et de très nombreuses lectures !

Ce prix Goncourt au "Sermon sur la chute de Rome" est-il un "acte fondateur pour la Corse" au même titre que l'épopée du Sporting en 1978 ? Cette opinion est celle de Sébastien Bonifay, libraire de la Librairie des Deux Mondes à Bastia, chroniqueur littéraire à l'émission Via Cultura sur France 3 Corse Via Stella.

Ce n'est pas la première fois qu'un auteur corse reçoit un prix prestigieux :
- Angelo Rinaldi, "La Maison des Atlantes" (éditions Denoël), prix Femina en 1971
- Jean-Noël Pancrazi, "Les Quartiers d'hiver" (éditions Gallimard), prix Médicis en 1990
- Marie Ferranti, "La Princesse de Mantoue" (éditions Gallimard), Grand prix du roman de l'Académie française en 2002
- Jean-Noël Pancrazi, "Tout est passé si vite" (éditions Gallimard), Grand prix du roman de l'Académie française en 2003

Il y a d'autres livres et auteurs corses qui ont reçu des prix littéraires, je me contente ici de citer les plus connus parmi ces prix.

Mais il est vrai que c'est la première fois qu'un auteur corse obtient le prix Goncourt. Qui plus est pour un roman dont le sujet est profondément insulaire (vie et mort d'un bar de village en Corse) tout en liant cette matière à celle du monde entier (notamment via Saint-Augustin, la guerre de 14-18, l'histoire coloniale française, la société médiatique d'aujourd'hui, etc.). En ce sens, je suis d'accord pour voir dans cet événement un moment très important de la vie de la littérature corse.

Avec quelles conséquences ?

1. Faire lire et relire ce roman en particulier, "Le sermon sur la chute de Rome" (qui n'est pas mon préféré dans l'oeuvre de Ferrari, nous y reviendrons), en voir les beautés et les caractéristiques.

2. Faire lire et relire l'ensemble des livres de Jérôme Ferrari qui, c'est d'autant plus clair avec ce dernier opus, forme une oeuvre cohérente présentant les différentes facettes d'un monde romanesque magnifique. Donc relire "Variétés de la mort" (Albiana, 2001), "Aleph zéro" (Albiana, 2002), "Dans le secret" (Actes Sud, 2007), "Balco Atlantico" (Actes Sud, 2008), "Un dieu un animal" (Actes Sud, 2009), "Où j'ai laissé mon âme" (Actes Sud, 2010) et maintenant "Le sermon sur la chute de Rome" (Actes Sud, 2012).

3. Lire et discuter les points de vue des différents lecteurs de cette oeuvre : non seulement les critiques journalistiques (et bientôt les critiques de la recherche universitaire, à moins qu'elle n'ait déjà commencé) de la presse littéraire (ou pas), mais aussi les avis des "simples" lecteurs, bénévoles, qui s'expriment sur les réseaux sociaux, dans les cafés littéraires, sur les sites et forums, sur les blogs personnels ou collectifs. J'engage donc les lecteurs à fureter notamment sur les sites "L'or des livres", "Terres de femmes", "Invistita", "Musanostra", "Isularama", "The Old Pievan Chronicle", "Corsicapolar", "Pour une littérature corse", et je vais encore en oublier, vous pouvez compléter la liste en commentaires.

4. Faire connaître la vitalité et la diversité de l'expression littéraire corse, donner envie de découvrir avec bienveillance et regard critique la "littérature corse". Oui, bien sûr le jury Goncourt a primé le meilleur roman francophone de l'année et rien d'autre. Mais ce choix est subjectif, bien sûr, et surtout la force d'une oeuvre se mesure aussi à la variété des lectures qu'elle permet, et clairement (je rappelle que Jérôme Ferrari a répété publiquement qu'il avait notamment pour dessein de faire accéder la Corse à la dignité littéraire), l'oeuvre ainsi primée médiatise indirectement toute la littérature corse. Rappelons enfin que Jérôme Ferrari est aussi partie prenante de la littérature corse de langue corse, puisqu'il a traduit en français nombre des textes de Marcu Biancarelli ("Prighjuneri/Prisonnier", 2000, Albiana ; ou encore le sublime "Murtoriu", traduction française publiée chez Actes Sud en 2012, avec le concours de deux autres traducteurs, Marc-Olivier Ferrari et Jean-François Rosecchi).

Je voulais faire un billet avec une tonalité beaucoup plus détendue et joyeuse, voire délirante et affranchie de toute bienséance, mais l'heure est grave : Jérôme Ferrari vient d'obtenir le prix Goncourt !!!!!!!!!!!! Yiiiiiiiiiipiiiiiiiiii !