dimanche 24 mai 2009

Du style laconique

Voici l'un des textes les plus connus de la littérature corse :

COLONS FORA - COLONS TUTTI FORA - A TERRA CORSA A I CORSI - COLONS ESCROCS FORA

Ces mots ont été peints le 24 août 1975 sur les murs de la cave Depeille à Aleria, lieu des fameux "événements". Les inclure ici, sur ce blog, pourrait paraître déplacé, je m'en rends compte.

Mais c'est le travail de Pierre Bertoncini sur les graffiti en Corse qui me conduit à évoquer ici ces inscriptions. Le livre de Bertoncini s'appelle : "L'art du graffiti en Corse. Contribution aux méthodes d'analyse du phénomène graffitaire en Corse", éditions La Marge, en 2001. Issu d'un travail de recherche universitaire commencé en 1996, le livre m'a immédiatement attiré (malgré ses trop nombreuses coquilles !) parce qu'il dirige son regard sur un objet à la fois sensible (la plupart des graffiti sont nationalistes) et difficile à définir (où commence et où s'arrête un graffiti ?). De même, ce travail est à la fois sujet à dénigrement et à moquerie (à quoi bon s'attarder sur des expressions utilitaires aussi pauvres et dérisoires, voire détestables pour certaines ?).

Mais tout de même, écrire (peindre des lettres) sur le "grand corps primitif" qu'est la Corse selon José Gil, c'est un peu du tatouage et c'est dire l'importance que l'on accorde à la qualité expressive des mots !

Voici comment Pierre Bertoncini évoque les graffitis de la cave à Aleria :

Le "drame" d'Aleria est une césure importante de l'histoire contemporaine corse. Paradoxalement, durant la commémoration des 20 ans de ces événements, nous n'avons recensé aucun graffiti les évoquant. Pourtant, nous verrons comment cette "tragédie" a été un événement graffitique de premier ordre.

Dans les jours qui ont précédé l'occupation de la cave Depeille, un graffiti peint à l'aérosol près du local de l'ARC a attiré l'attention des chroniqueurs. Cette inscription, "la canne à pêche ou le fusil", est passé du statut d'inscription interne au mouvement nationaliste (il s'agissait d'une interpellation s'adressant au leader de l'ARC) à celui de pièce historique. Pourquoi ?
Le style laconique des graffiti qui n'a de correspondant que les titres à la "une" des journaux explique la séduction qu'ils peuvent exercer sur des narrateurs, surtout s'ils sont journalistes de profession. De plus, ce qui est écrit, même s'il s'agit d'un graffiti (étant vérifiable suivant les méthodes de critique interne et externe des documents chers aux historiens) avait plus de chance d'être évoqué que nombre de conversations traitant alors du même sujet : "Les paroles s'envolent, les écrits restent".
Le 21 août 1975, un commando de l'ARC engage un bras de fer avec le pouvoir. Des graffiti sont peints sur les murs des bâtiments occupés :
"COLONS FORA - COLONS TUTTI FORA - A TERRA CORSA A I CORSI - COLONS ESCROCS FORA".

Ces graffiti figurent aujourd'hui comme les plus célèbres de l'histoire corse. C'est par différentes ondes chronologiquement espacées que ces inscriptions vont émerger en tant de lieux de mémoire de l'île.
Nous tenterons d'analyser comment ces inscriptions ont peu à peu occupé la position de la partie visible de l'iceberg de l'affaire d'Aleria. Ils n'étaient à l'origine que des éléments parmi d'autres de l'arsenal de propagande de l'ARC que les chroniqueurs et les photographes de ce temps ont remarqué et signalé. En effet, d'autres graffiti avaient déjà été bombés. Des têtes de Maures étaient diffusées sur des bandeaux frontaux, les drapeaux corses tapissaient les lieux où se tenaient les meetings autonomistes. Des tee-shirts, frappés du sigle de l'ARC comme celui que portait E. Simeoni à Aleria participaient à une stratégie de "communication".

Dès le 24 août 1975, la rédaction du quotidien régional "Nice Matin" montre des graffiti dans ses colonnes. Ceux-ci résument synthétiquement le contenu des revendications nationalistes. Un élément dramatique est rajouté dans les photos où une partie de la cave est en feu.
Les chroniqueurs d'alors évoquent ces graffiti dans leurs articles. Ils ne disposent pas, dans le cadre où ils s'expriment, de possibilité d'illustrer leurs discours par des photographies. Evoquer les graffiti permet une écriture descriptive très efficace. Les lettres imprimées rendent très bien la réalité des lettres bombées. Avec très peu de moyens, une ambiance est ainsi rendue."

Ainsi, les lettres bombées deviennent des lettres photographiées (voire filmées) et imprimées. La propagande partisane devient document historique et monument collectif. Le style laconique (il semble que les habitants de la Laconie parlaient brièvement) fait son travail dans notre imaginaire. A preuve : le mot le plus réutilisé - Fora - a connu au moins deux détournements :

- "Arabi forZa" (que l'on peut voir dans le petit reportage qu'André Mariaggi et moi-même avons consacré à Chaouki Ben Saada - voir mon commentaire de 22:13 au billet "Du football corse")

- "Fora ! La Corse vers le monde", titre de la revue menée par Vanina Bernard-Leoni

Je sais que Pierre Bertoncini a terminé et soutenu une thèse sur le même sujet ; à quand sa publication (après une relecture très attentive) ?

Et puisque vous voudrez certainement voir les lettres bombées : voici un document audiovisuel disponible sur le site de l'INA (document qui semble brut, sans montage réel car laissant beaucoup de silences généralement coupés dans une version finale et où l'on voit d'abord un journaliste ouvrir le document par les mots "Une ! Première !" avant d'interviewer Edmond Simeoni le 22 août 1975 puis plusieurs minutes d'images muettes comprenant notamment les lettres bombées sur les murs et aussi - plans incroyables - des centaines de feuilles et de dossiers qui jonchent le sol : image d'une littérature corse allant voir dehors si elle y est...) (AJOUT DU 24 octobre 2009 : désolé, le lien vers le document de l'INA ne fonctionne plus ! Cette vidéo n'existe-t-elle plus que dans quelques mémoires et dans les quelques mots qui la décrivent ici ? Eternelle disparition des formes... Vous pouvez toujours trouver d'autres documents audiovisuels sur ce sujet sur le site de l'INA, mais beaucoup plus formatés, peaufinés, avec une charge poétique moindre.)

Que pensez-vous de tout cela ?

2 commentaires:

  1. Un ghjornu ci vuleria ch'è m'interessi à st'analisi di Bertoncini è à altre più generale. I graffitti ponu esse geniali quand'elli svianu un "slogan" connu (l'esempiu di Arabi forZa à mè mi rallegra assai è n'aghju vistu altri cusì, cum'è "Gloria à tè divan" in Aiacciu chì m'avia fattu ride!
    Certi si facenu i prucuratori di i graffitti , altri si ne facenu i ludatori, ùn seria nè di l'uni nè di l'altri, i guardu sempre, di e volte in furia in furia è di e volte mi spansu da veru.
    Per un dettu mi paria baullu quellu "articulu 72 di a Custituzione" (hè statu à a moda un mumentu : ?), tontu quellu "piuttostu mortu chè francese" , ma
    Altri mi danu u fretu in u spinu: IFF, Arabi fora, quelli di Bastia ùn hè tantu eranu una vergogna, ancu s'ùn vogliu dramatizà e cunnerie di adulescenti. A sò chì ancu adulescente ùn mi seria mai venutu di scrive cusì.
    Ferma chì ogni tantu ci hè una perula chì richjappa a cunneria ambiente, è face prò. mdr.

    RépondreSupprimer
  2. Ci vulerebbe cuntattà Bertoncini: ùn cunniscia micca u "Gloria à tè divan" !
    Perule, pensu chì ci ne sò à buzeffa... no ?
    Sè Bertoncini leghje issu articulu, speremu a so riposta. (Ma li mandu ancu un messagiu, ùn sapemu mai !)

    RépondreSupprimer