samedi 23 mai 2009

La glèbe saignante

Il s'agit d'un roman - "Le Bar à Tisanes", d'Anne-Xavier Albertini - publié en juin 2008, par les éditions Materia Scritta. 132 pages où des défauts m'ont arrêté dans ma lecture, notamment l'absence de respiration dans le texte tout d'un bloc, l'impression que tout va trop vite, qu'on ne prend pas le temps de laisser respirer les scènes et le lecteur avec. L'avez-vous lu, ce roman ?

(Je me demande si ce n'est pas un travers commun à beaucoup des livres corses, d'aller vite au but, par crainte d'ennuyer ? alors que j'attendrais au contraire des textes longs, digressifs, quelque chose d'épais mais sans superflu ; ce doit être chez moi une survivance de ce qui a fondé mon amour de la littérature - revenant de la Librairie La Marge, à Ajaccio : les grands romans européens comme "La Recherche du temps perdu" de Proust - j'en suis au "Côté de Guermantes" - ou "Ulysse" de Joyce - jamais lu que les trois premiers chapitres et les dernières pages, sublimes - ou "L'Homme sans qualités" de Musil - quelles belles pages, si originales, que les premières pages, les seules que j'aie jamais lues - etc. etc. ; je parle là de ce qui fonde un désir de lecteur, je suis moi-même désolé de n'avoir jamais été plus loin dans ces lectures ! J'y arriverai un jour...)

Et, pourtant, revenant au "Bar à Tisanes" malgré ses défauts (à mes yeux), il m'a frappé comme un livre vraiment singulier à tous points de vue : un sujet romanesque, sentimental, aventureux autour de trois Corses de retour dans l'île ; un style simple et direct émaillé d'images, de choses vues, de dialogues particulièrement étonnants, décalés ; un point de vue qui semble revenir sans cesse à l'hôpital psychiatrique de Luri ; l'ambition de nouer des destins extrêmement variés ; des aperçus très vivants, vrais, sur la vie actuelle en Corse, dans les villages de montagne, les foires, les bois, sur les routes, dans les cafés, les discussions, les hommes et les femmes ; un fond historique à la fois discret et prégnant avec les années 1990 et les meurtres entre Nationalistes. (Ce livre me fait penser un peu à un autre, qu'il faut que je reprenne, qui m'avait étonné : "Ecce Leo" de Flavia Accorsi, éditions Centofanti).

J'ai été emballé. Je me souviens notamment de ces deux passages. Bonne lecture.

Pages 26, 27 et 28 :

Lundi, jour de réunion hebdomadaire où le personnel médical en arc de cercle écoute les certitudes de l'éminent psychiatre à la longue chevelure pauvre. Il invite quelques malades à parler de leurs tourments. Chacun son tour. C'est celui de Cesare, toujours cravaté, le chapeau éternellement vissé sur la tête. Cesare a son visage des mauvais jours. Il n'est pas d'humeur à bavarder. Il défait sa cravate, commence à se déshabiller pièce par pièce. Le voilà entièrement nu mais toujours chapeauté. Il s'assoit, les jambes posées sur la chaise d'en face, les testicules frôlant le barreau, décontracté, mondain, enfin satisfait. Il sourit en s'adressant au psychiatre :
- Aujourd'hui c'est moi qui m'occupe de votre cas. Déshabillez-vous, je vais vous enculer.
Personne ne bouge, silence lourd. Une mouche passe.
- J'attends.
Le psy s'énerve enfin, le brouillard quitte ses yeux :
- Monsieur Cesare, la plaisanterie est terminée. Je vous conseille vivement de vous rhabiller et de quitter cette pièce. Je vous verrai dans votre chambre. Dépêchez-vous.
Cesare se rhabille lentement en maugréant un peu :
- Vous me faites perdre mon temps.
Avant de sortir il se tourne vers les femmes :
- Mes hommages mesdames (coup de chapeau) bien que je pense que certaines d'entre vous soient un peu putes... et même assez salopes.
Cesare vient de distancer sérieusement la réalité. La sienne est ailleurs. Tout le monde rit sauf le médecin en désaccord total avec la proposition :
- Qu'en pensez-vous ? demande-t-il à Nina.
- C'est une proposition à étudier, dit-elle en riant.
Hélas cet homme n'a aucun sens de l'humour. Nina sent bien que son permis est amputé de trois points.
Vient le tour de Marie-Louise qui sautille comme un oiseau :
- Non et non, marchez normalement s'il vous plaît.
- Vous savez bien que je ne peux pas : la terre va craquer. Les loups annoncent le sang qui va gicler du ciel. Vous savez bien que je ne peux pas marcher à cause de ce qu'il y a dessous.
- Personne n'est enterré sous la clinique, aucun cadavre, alors je vous en prie, un peu de tenue. Vous refusez toujours que l'on fasse votre lit et vos draps restent sur le bord de la fenêtre toute la journée. C'est interdit. Vous épuisez le personnel, Marie-Louise.
- Dans mes draps il y a ma fatigue, les cauchemars de la nuit qui restent collés, je dois les secouer, les laisser au soleil pour les assainir puisqu'on ne veut pas me les changer tous les jours.
- Les infirmières veilleront à ce que l'on fasse votre lit chaque matin avec autorité.
- Je pisserai au lit, je ferai la grève de la faim.
- Je vous mets sortante, Marie-Louise.
- Non par pitié, je ne peux pas mettre mes pieds n'importe où. C'est plein de cadavres. Il faut interdire les guerres. Vous êtes complice. Le monde est en état de décomposition. Le monde est composé de cellules, nous sommes aussi composés de cellules, de cellules malades, nous sommes malades parce que le monde est malade, parce que les hommes ne respectent plus rien, ni la vie, ni la nature. Et vous laissez faire ! Assassin ! Assassin !
Comme chaque fois, la séance s'est terminée par une grande crise nerveuse. Quatre infirmières ont dû porter Marie-Louise dans sa chambre, deux par les épaules, deux pour les jambes : soixante kilos de chair hurlante. Après une injection de calmants, Nina est allée la voir, s'est assise au bord du lit :
- Alors Marie-Louise, ça va mieux ? Vous auriez dû faire de la politique.
- Mais j'ai fondé un parti ma chère, la glèbe saignante. Autrement dit la L.G.S. Chaque fois que je suis en campagne on m'interne. Comment voulez-vous que je sois élue ? C'est de la jalousie bien sûr. Je dis la vérité, je dérange. Mais je continuerai.
- D'accord, sans vous énerver, avec plus de nuances, plus de diplomatie. Il faut essayer de convaincre les gens. Vous êtes suffisamment intelligente Marie-Louise.
- Trop. Quand vous montez trop haut, on ne vous comprend plus, vous faites peur, vous n'avez plus personne pour échanger des idées. Je suis très seule. Il me semble que vous me comprenez, je dis bien, il me semble. Nous parlerons encore toutes les deux ?
- Je suis à votre disposition Marie-Louise.

Finalement, je ne citerai pas le deuxième passage du livre. Maintenant je pense que ces discussions entre médecins et patients sont à rapprocher - même par contraste, mais peut-être pas seulement - avec les discussions que met sans cesse en scène Rinatu Coti, comme dans l'extrait exposé dans ce précédent billet. Qu'est-ce qui se joue de la Corse entre ces deux discussions ?

Et puisqu'une anthologie est toujours partielle et partiale, pourquoi ne pas imaginer offrir l'essence de la littérature corse en proposant un ouvrage intitulé "Anthologie raisonnée de littérature corse" et ne contenant que les deux extraits d'Albertini et de Coti ? En indiquant toutefois au lecteur peut-être désorienté que la littérature corse est entièrement contenue dans l'entre-deux ! Histoire de rire en peu tout en instruisant (ce n'est pas l'idéal classique, ça ?)

2 commentaires:

  1. Chì idea strana : tutta a literatura corsa trà un dialogu cù i tonti è un dialogu cù una Savia? mdr...Ci hè di sicuru qualcosa da fà! Da veru.

    Eppo u saviu hè spessu vistu da tontu è forse u tontu hè saviu perchè ùn hè adattu à stu mondu scemu : Marie Louise hè una visiunaria à u so modu.

    Sì tù chì ci stunerai sempre o FXR...Sì saviu o sì tontu? Hum...da vede, un tippu chì s'inchjocca à fà un Blogu nantu à a literatura corsa definita senza sclusiva alcuna, deve esse un pocu tontu,

    Ma un tontu necessariu ! lol

    RépondreSupprimer
  2. Iè chì sò tuntie tutte isse affare ! Ed ùn sapemu mai cio chì pò esce di isse tuntie...

    Francis Ponge paragunava a scrittura di i so "puemi" incù a cunfezzione di bombe anarchiste :

    "Dans l'appartement où je vivais avec ma mère, j'avais arrangé une petite pièce qui était un ancien cabinet de toilette, où il n'y avait qu'une chaise et une table, une petite table. Cette pièce était sans fenêtre, je ne pouvais pas y tenir longtemps. J'étais là un peu comme un anarchiste travaillant en secret. Quelles étaient mes armes ?
    Eh bien, au mur j'avais épinglé un alphabet en gros caractères ; et, sous la table, il y avait mon Littré. Je travaillais donc à préparer ma bombe, avec des lettres et des mots. Maintenant, qu'est-ce que je fourrais dans mon engin ? Quelle était la poudre ? Eh bien, c'était en une certaine façon l'irrationnel. Vous comprenez bien que je ne pouvais pas faire d'écriture automatique, enfin il ne s'agissait absolument pas de ça. Chez moi, voici comment je travaillais. Je travaillais en général les pieds sur la table, pour ne pas travailler comme on travaille à l'école, pour me mettre dans une espèce d'état second, dans lequel la nécessité "complète", passant par mon corps et aboutissant à ma plume par l'intermédiaire de mon bras, ce que j'inscris est une espèce de "trace" de ce qu'il y a de plus profond en moi, à propos de telle ou telle notion. (...)
    Je travaillais donc avec l'irrationnel venant de la profondeur de mon imprégnation, de mon imprégnation enfantine, venant du fond de mon corps, et ça, ce n'est pas si loin, si vous voulez, d'une démarche comme celle d'Artaud, mais avec cette différence essentielle que j'avais l'alphabet sur le mur, le dictionnaire sous moi, et que je savais parfaitement que ce que j'allais faire, que ce que je faisais était un "texte"".

    Ghjè un strattu di i so Intrattenimenti incù Philippe Sollers (1967).

    RépondreSupprimer