Poursuivons.
Après les "fantômes imprécis" de Pierre Bayard, voici une autre façon d'évoquer la lecture, ses modalités, ses effets. Il s'agit d'un texte magnifique de Robert Louis Stevenson ; c'est le premier et long paragraphe d'un article intitulé "A bâtons rompus sur le roman" (que vous trouverez dans le recueil "Essais sur l'art de la fiction" (Payot, 1992), édition établie par Michel Le Bris ; l'article ayant été écrit par Stevenson en 1882, année de "L'île au trésor").
Je note combien la lecture est ici encore désignée comme un acte qui laisse des souvenirs ; et combien la lecture d'enfance est une source inépuisable d'imaginaire.
La littérature corse peut-elle créer des souvenirs d'enfance, ou d'adolescence ?
(Personnellement, j'ai souvenir, à l'école primaire, d'avoir appris "Marc'Andria è Petru Simone" de Poletti, et "Una volta c'era un rè" et au collège "Vi ne vurria parlà, di issu paisolu, appesu à e cime" des Muvrini ; mais pas de livres... j'ai peut-être oublié des choses, car j'ai suivi les cours de corse au collège et au lycée au Fesch à Ajaccio ; finalement mon plus ancien souvenir de lecture corse - lecture "absorbante et voluptueuse" -, ce doit être "La confession du solstice", cette nouvelle de Marie-Gracieuse Martin-Gistucci, premier texte du recueil "L'île intérieure" (La Marge éditions, 1987 : j'avais quinze ans, ce n'est plus l'enfance).
Et voici les souvenirs de Stevenson (cela me fait penser que je connais un texte de Saint-Exupéry absolument passionnant sur cette question des toutes premières lectures ou des tous premiers mots écrits qui ont fait impression sur l'imaginaire enfantin, j'en parlerai plus tard) :
Toute lecture digne de ce nom se doit d'être absorbante et voluptueuse. Nous devons dévorer le livre que nous lisons, être captivé par lui, arraché à nous-mêmes, et puis sortir de là l'esprit en feu, incapable de dormir ou de rassembler ses idées, emporté dans un tourbillon d'images animées, comme brassées dans un kaléidoscope. Les mots, si le livre nous parle, doivent continuer de résonner à nos oreilles comme le tumulte des vagues sur les récifs, et l'histoire - s'il s'agit d'une histoire - repasser sous nos yeux en milliers d'images colorées. C'est pour ce plaisir-là que, dans la période éclatante et troublée de l'enfance, nous lisons avec tant d'attention, et adorons si tendrement nos livres. Le style et les idées, les personnages et les dialogues n'étaient que des obstacles à écarter, tandis que nous creusions joyeusement notre récit, en quête d'un certain type d'événements, un peu comme des cochons cherchent des truffes. Pour ma part, j'aimais qu'une histoire commençât dans une vieille auberge en bord de route, où "vers la fin de l'an 17..", plusieurs gentilhommes coiffés de tricornes jouaient aux boules. Un de mes amis préférait la côte de Malabar battue par la tempête, avec un bateau luttant contre le vent et un gaillard patibulaire taillé comme un hercule marchant à grands pas sur la plage - celui-là, à coup sûr, était un pirate. C'était plus loin que ma fantaisie un peu casanière n'aimait vagabonder, et supposait des développements plus vastes que les récits que j'affectionnais. Que l'on me donnât un bandit de grand chemin, et ma coupe débordait - un Jacobite faisait aussi l'affaire, mais le brigand restait mon plat de prédilection. J'entends encore aujourd'hui le claquement joyeux des sabots des chevaux sur le chemin au clair de lune, la nuit et la venue du jour, pour moi, sont encore associés aux exploits de John Rann ou de Jerry Abershaw. Et les mots "chaises de poste", "la grand-route du Nord", "palefrenier", "haridelle" sonnent encore à mes oreilles comme la plus haute poésie. Nous avons tous - chacun avec son imagination particulière - lu au moins quelques livres d'histoires dans notre enfance, non pour le style ou les personnages ou la pensée, mais pour une certaine qualité d'"événements à l'état brut". Cette qualité ne tenait pas au sang versé, ou à la surprise. Tout cela était le bienvenu, à la place qui convenait, mais le charme pour lequel nous lisions tenait à tout autre chose. Mes aînés avaient l'habitude de lire à haute voix ; et je me souviens enocre, avec le même plaisir vif et durable, de quatre passages différents que j'ai entendus avant d'avoir dix ans. J'ai découvert, longtemps après, que l'un était l'admirable début de What will he do with it, il n'est donc pas surprenant que cela m'ait plu. Les trois autres n'ont pu être identifiés. L'un d'eux est un peu vague : il y était question d'une haute et sombre demeure, la nuit, et de gens montant à tâtons un escalier seulement éclairé par une lumière venant de la porte ouverte d'une chambre de malade. Dans un autre, un amant quittait un bal pour se promener dans la fraîcheur d'un parc humide de rosée, d'où il pouvait observer les fenêtres illuminées et les évolutions des danseurs. C'était la l'impression la plus sentimentale, je crois, qui m'ait alors marqué, car l'enfant est quelque peu sourd au sentimental. Dans le dernier, un poète, après une dispute tragique avec sa femme, s'aventurait sur une plage, par une nuit de tempête, où il devenait le témoin d'une scène horrible de naufrage. Tout différents qu'ils fussent, ces premiers passages favoris avaient un point commun : ils avaient tous une touche de romanesque.
Le début de ce texte, dans l'anglais de Stevenson :
In anything fit to be called by the name of reading, the process itself should be absorbing and voluptuous; we should gloat over a book, be rapt clean out of ourselves, and rise from the perusal, our mind filled with the busiest, kaleidoscopic dance of images, incapable of sleep or of continuous thought. The words, if the book be eloquent, should run thence-forward in our ears like the noise of breakers, and the story, if it be a story, repeat itself in a thousand coloured pictures to the eye. It was for this last pleasure that we read so closely, and loved our books so dearly, in the bright, troubled period of boyhood. (For the following words, see here).
Je remarque tout de même que les souvenirs de lecture (ou d'écoute de lectures à haute voix) de Stevenson mettent en scène des spectateurs de scènes nocturnes et éclairées... ressemblant furieusement au "lecteur" emporté dans une "kaleidoscopic dance of images".
Il me semble que "tourbillon" et "brassées" (traduction de Michel Le Bris et France-Marie Watkins) ne rendent pas la richesse du mot "dance".
U ballu di e magine : eccu u scopu veru di a literatura corsa.
(Un esempiu ? Una donna è un omu correnu indè a muntagna ; fughjenu (l'omu hà tombu qualcunu) ; dormenu ; a donna si sveglia à u fà di u ghjornu ; un aviò passa ghjustu sopra à a so testa ; t'hà a paura : ma ùn era chì un "canadair" chì cercava un incendiu... : l'avete ricunnisciuta issa scena ?)
Ce blog est destiné à accueillir des points de vue (les vôtres, les miens) concernant les oeuvres corses et particulièrement la littérature corse (écrite en latin, italien, corse, français, etc.). Vous pouvez signifier des admirations aussi bien que des détestations (toujours courtoisement). Ecrivez-moi : f.renucci@free.fr Pour plus de précisions : voir l'article "Take 1" du 24 janvier 2009 !
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La fuite aux Agriates?
RépondreSupprimerMa in quantu à i to ricordi di lettura, ùn hè stunante : ùn ci n'hè libri "ghjuventù" pè i zitelli corsi, solu Benigni hà fattu qualchì libru, piuttostu pè adulescenti.
Hè urgente di fà libri da i zitelli, testi corti, in lingua corsa in particulare...
È i zitelli d'oghje ùn anu mancu ricivutu in trasmissione l'imaginariu di e fole di nanzu!! Nisun autore o guasi (fora di Francette Orsoni) ci hà veramente pensatu. Ancu e fole di u CRDP, pè u più, sò creazione di maestri, di pedagoghi, poche facenu referenza à l'imaginariu tradiziunale.
Hè bè chì Orlando appia presu u persunagiu di Pesciu anguilla per fà un spettaculu zitellinu.
Oui, Francesca, c'est bien extrait de "La fuite aux Agriates" de Marie Ferranti. Bravo.
RépondreSupprimer(La prochaine fois que je pose une question, il te sera interdit de répondre avant 3 jours !)
Je suis d'accord avec le fait qu'une littérature corse spécifiquement adressée aux enfants (en langue corse ou en langue française) peut être une bonne chose. Mais je me disais aussi que les souvenirs évoqués par Stevenson (souvenirs d'avant ses 10 ans) étaient nourris d'histoire qui n'étaient pas de son âge...
Il faut effectivement que je vois les livres de Benigni et les contes de Francette Orsoni. Le recours au conte (à l'imaginaire immémorial et vivace) ou au roman d'aventures est un bon biais pour évoquer des sujets importants, des sujets humains, forts et qui marquent les esprits.
Le théâtre encore plus !
A propos des interactions entre Stevenson et la littérature corse, si je peux le dire comme ça...
RépondreSupprimerIl y avait une nouvelle de Stevenson qui m'avait beaucoup plu, le "club du suicide", surtout pour le duo démoniaque qui le composait : le Prince Florizel et son homme de main le Colonel. Ces deux là hantent les tanières les plus glauques, ou les plus mondaines je ne sais plus trop, et y misent sur des jeux de vie et de mort qui ne sont pas des plujs reluisants.
Je m'étais amusé à les faire intervenir dans ma nouvelle "Coup de poing Rue Haute", traduite admirablement par Desanti dans la version française. Finalement, cette nouvelle n'avait même que pour unique but de permettre à ces deux là d'exercer leurs talents dans les nuits corses. Je m'étais bien amusé.
MB
Marcu,
RépondreSupprimerje n'avais pas saisi qu'il y avait mélange de personnages et de mondes dans cette nouvelle "Coup de poing Rue Haute".
Je ne connais pas ce texte de Stevenson (il faut que je me précipite sur ses "Nouvelles Mille et Une Nuits", il me semble que c'est ce volume qui contient le "Club du Suicide").
A la lecture de ta nouvelle (si je ne le confonds pas avec une autre), je me souviens d'avoir été impressionné par la volonté de domination de ces deux hommes, par la force physique mais aussi et surtout par les armes de la parole, de la vivacité d'esprit. J'y ai retrouvé ce goût de l'éloquence, de la pointe, qui est si important dans notre imaginaire (chjami è rispondi, avocats - les Ténors du barreau - art de la poésie rimée, art de la narration, discours politiques, etc...) ; ce goût (mais aussi cette défiance) pour la belle parole (il a bien parlé !).
Un jeu un peu vain aussi (c'est bien à la fin de cette nouvelle que l'on retrouve les deux personnages, plus vieux, se souvenant de leurs exploits passés...)
Comme quoi : amusez-vous à écrire, amusez-vous... il en sortira toujours quelque chose !