dimanche 17 janvier 2010

Rinatu Coti : Propos sur "A Stanza di u spichju"

Dans la bibliothèque de l'Amicale, je remets la main par hasard sur un ouvrage fabuleux, unique en son genre, qu'il faut avoir chez soi lorsque on aime la littérature corse (mais vous n'êtes peut-être pas d'accord, parlons-en) : "Trà Locu è Populu" (éditions L'Harmattan, 2001 : vous pouvez même lire ici quelques pages de l'ouvrage).

Pourquoi "fabuleux" ? Parce que ce livre donne un accès direct et simple à une des oeuvres littéraires corses les plus importantes, en quantité et en qualité : celle de Rinatu Coti. 23 livres publiés entre 1972 et 1999. Essai, théâtre, récit, poésie. En langue corse (sauf trois textes écrits en français : même Rinatu Coti - qui n'a pas fait traduire ses livres et ne semble pas le vouloir - est un écrivain en deux langues et pratique quelque peu la littérature corse en langue française ! Je sais qu'une telle expression heurte la conception de Rinatu Coti, ou de Paulu Desanti, pour qui la littérature corse est celle écrite exclusivement en langue corse). 300 pages d'entretien avec son ami Vincent Stagnara, très fin connaisseur de l'oeuvre de Coti, et dont le récent décès, brutal, est aussi une perte pour la littérature corse.

Pourquoi "unique" ? Parce qu'il me semble que c'est le seul ouvrage grand public consacré à la description et à l'analyse de l'oeuvre d'un auteur de littérature corse (mais vous avez peut-être d'autres livres en tête ?). Je me souviens de documentaires (des 52 minutes) consacrés à Ghjacumu Thiers ou Anton Francescu Filippini (il doit y en avoir d'autres ; il faudrait une bibliographie exhaustive...). Mais on aimerait que d'autres livres évoquent avec précision, en allant au coeur des textes, les travaux et démarches de tous les auteurs corses dont l'oeuvre nous paraît jouer un rôle dans l'imaginaire actuel.

Voici un extrait du dialogue entre Rinatu Coti et Vincent Stagnara. Ce sont des passages qui évoquent le très beau texte "A Stanza di u spichju" (Cismonte è Pumonti edizione, 1992). Il faut que je retrouve le texte que j'avais écrit à propos de ce livre (texte publié dans sa version corse dans la revue "Bonanova", je ne sais plus dans quel numéro). Il serait aussi souhaitable que l'oeuvre en langue corse de Rinatu Coti trouve de nouveaux lecteurs grâce à des traductions, non ? (Hier, j'ai décidé de me lancer dans la lecture de son roman "Una spasimata", de 1985, cela fait un moment que je dois m'y atteler ; je produirai quelques billets au cours de cette lecture ; j'en attends beaucoup : toujours "vu" ce texte comme un des sommets de la littérature corse ; nous en discuterons.)

Voici l'extrait :

Vincent Stagnara : Trois femmes, Bianca, Chjara, Rosa, accomplissent successivement au cours d'une même nuit une oeuvre similaire : faire lever la pâte, destinée à la fabrication du pain ou des gâteaux.
Un décor : une maie qui ressemble à un berceau ou à une bière.
Un temps : l'une pétrit et pense pendant que les deux autres dorment.
Tu développes dans cette pièce le thème de la symbolique de la pâte qui lève, que l'on retrouvera dans ta nouvelle "Un homme de paix" au cours d'une nuit qui cède progressivement le pas au jour jusqu'à l'aurore blanche, claire puis rose. Peux-tu nous révéler tes ambitions en écrivant sur ce thème ?

Rinatu Coti : La symbolique du pain est celle de la vie, de la nourriture. Le pain représentant l'élément de base d'une société rurale où chaque famille fabriquait, dans la nuit du vendredi au samedi, la quantité de pain pour la semaine.
On faisait cuire le pain le samedi matin.
Cette nuit servait aussi aux femmes à se raconter des histoires. Transmission en même temps des recettes, du savoir-faire, du tour de main... et puis veiller c'est aussi être attentif à ce qui va se produire dans l'attente du jour qui va se lever.
C'est la manifestation de l'espoir, envers et contre tout.

(...)

Vincent Stagnara : Â côté, une autre pièce, "a stanza di u spichju", endroit réel ou imaginaire, nous ne savons pas trop.
J'y ai personnellement vu l'antichambre de la mort, les limes de la mémoire, le terme du voyage au plus profond de soi-même. Sommes-nous encore confrontés à une interrogation conflictuelle sur l'identité ?

Rinatu Coti : Cette chambre est, d'une manière symbolique, la représentation de l'invisible qui est en nous et autour de nous. Le lieu est habité par une femme.
La femme de par son corps donne la naissance et est celle qui, peut-être, est la plus apte à comprendre cette liaison et à faciliter cette liaison entre le monde visible et le monde invisible.

(...)

Vincent Stagnara : Un autre personnage est projeté sur la scène par Bianca et Chjara : il s'agit d'Agata, figure du bonheur, de la beauté, de la pureté, qui se regarde dans le miroir en délaçant ses magnifiques cheveux. Agata qui est morte.
Chjara se rappelle le mariage d'Agata :
"Mi n'invengu di quand'edda t'avia in manu a rocca è u fusu. Era un ghjornu di festa magna. Erani i so nozzi... Splindia u soli. Un celi latinu duminava i sarreri. U ghjaddu si scuzzulava è cantava... l'aria imbalsamava. D'ogni fiori di a machja emanava un muscu putenti chì furmava un buleghju da imbriacà à qualunqua. Quiddu ghjornu, in quiddu locu, da quidda ghjenti, c'era una grazia d'aligria è d'amori, di sciali è di campazioni. Ancu i petri gudiani..."
À propos d'Agata, tu écris : "tutta a so persona era parcossa da l'embiu di vita". Mais tu tempères immédiatement : "era troppa filici quidda stonda da essa duratoria". Leçon permanente de ton oeuvre : le bonheur ne saurait être continu, il faut en jouir quand il se présente pour affronter, ensuite, les moments difficiles de l'existence et attendre qu'à nouveau l'horizon s'éclaircisse.
Cette attitude face à la vie est-elle courage, résignation ou mesure ?

Rinatu Coti : Tout simplement de la lucidité, la vie est ainsi faite, il faut en accepter les termes.

Vincent Stagnara : Dans le miroir, faut-il voir l'oeil de la conscience ou le reflet des apparences vraies ou fausses ?
Le regard de l'être humain est-il interne, externe ou les deux à la fois ?

Rinatu Coti : Dans le miroir, il n'y a rien.

Vincent Stagnara : Pourtant Agata regarde dans ce miroir sa belle chevelure...

Rinatu Coti : Mais Agata n'est plus là. De l'invisible aucun miroir ne nous permet de voir quoi que ce soit. Le miroir est la traduction théâtrale du symbolique. Par le symbolique nous pouvons avoir connaissance de l'invisible, nous ne le voyons pas.

Vincent Stagnara : Autrement dit, le miroir porte la symbolique de son contraire, ce que l'on ne voit pas !

Rinatu Coti : Si l'invisible était une chose simple on l'aurait déjà mise sous scellés. L'identité c'est compliqué.

Vincent Stagnara : Pourquoi alors le spichju qui, en principe, reflète alors qu'ici il n'y a rien à refléter ?

Rinatu Coti : Le spichju vient du mot speculum et porte le mot spéculation. Dans les litanies la Vierge est appelée speculum sapientae, miroir de sagesse.
La sagesse peut-elle se voir dans un miroir ?
L'invisible c'est pareil.
L'image symbolique on ne la voit pas, elle agit.
Si on pouvait appréhender matériellement l'identité on n'aurait pas manquer de l'emporter aujourd'hui dans une banque d'une grande ville européenne, mais l'identité est insaisissable, intransposable. Elle ne peut mourir ni être mise en esclavage. C'est cela qui embête tous ceux qui veulent normaliser et faire de la planète un unique village.

Vincent Stagnara : Donc il n'y a ni stanza ni spichju ! Difficile pour quelqu'un qui prend le titre de la pièce à la lettre !

Rinatu Coti : C'est son affaire.

1 commentaire:

  1. Tout à fait d'accord qu'il est dommage que l'oeuvre de Rinatu Coti, ou au moins certaines de ses oeuvres (Una spasimata, pa exemple) ne soit pas traduite en français et en d'autres langues : en Italie, en Sardaigne, elles trouveraient un certain écho, j'en suis convaincue.

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