Nous sommes le 24 janvier 2010, un dimanche matin.
Le premier billet de ce blog fut écrit un samedi matin, le 24 janvier 2009.
Poursuivons.
Voici la deuxième et dernière partie de la nouvelle, "L'oued", de Marie-Gracieuse Martin-Gistucci, évoquée dans un précédent billet (du samedi 16 janvier 2010 : où se trouve la première partie ; je me dis maintenant que ce serait une expérience intéressante de lire ainsi ce texte, d'abord la fin et ensuite le début... ou encore ne lire que la seconde partie...). Bonne lecture (et parlons-en ! Me frappe le motif de l'indistinct - comme dans la nouvelle "La confession du solstice" dans le même recueil "L'île intérieure" - l'indistinct, l'emmêlé, l'ensemble mou contre quoi il faut lutter pour être humain.)
Il était quatre heures de l'après-midi, ou bien seulement trois, peut-être. Le soleil, un soleil d'octobre, chaud, aveuglant, brutal, entrait jusqu'au lit. Accroupi par terre, Masino jouait avec sa petite soeur. Elle tirait les boucles brunes de son frère qui se laissait faire, il ne s'occupait qu'à éloigner les mouches obstinées à se poser sur ses paupières malades.
Depuis le départ du père sa mère était restée immobile. Voilà qu'elle reprenait soudain conscience, elle avait cessé sa plainte, elle rejetait d'un brusque mouvement des jambes l'amas de couvertures.
Un froid humide inondait Caterina, depuis son front où collaient les mèches jusqu'à ses reins ligotés par le drap. La fièvre lâchait sa victime. Elle émergeait de l'inconscience, le poids des couvertures s'était fait intolérable.
Péniblement elle regarda ; elle vit les deux enfants dans le poudroiement d'un rayon de soleil, la porte grande ouverte, le vert presque noir du caroubier et le rouge du sang sur l'oreiller.
Elle vit du sang sur l'oreiller et du sang sur ses mains, et elle sentit qu'elle en avait sur l'épaule et que le sang avait ruisselé entre ses seins... Elle porta les mains à ses narines et un nouveau jet rouge colora ses paumes.
Une peur panique la submergea et d'une voix terrifiée qu'elle n'avait jamais eue depuis son enfance elle se mit à appeler au secours, à appeler l'homme qui aurait dû être là et dont l'absence inexplicable était presque aussi angoissante que le spectacle de tout ce sang.
Interdits, les enfants avaient arrêté leur vague jeu. La petite se mit à pleurer. Masino regardait, inerte, lent, terrifié.
- "Papa est parti, finit-il par dire, il est allé chercher le toubib." Mais Caterina ne comprit pas. Elle ne voyait qu'une chose : elle saignait, elle allait mourir, et Piero n'était pas là, Piero l'avait abandonnée. Eperdue, elle continuait ses cris, ses appels, ses mains souillées levées à la hauteur des yeux.
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Masino se mit à courir dans les labours, le sol était encore humide, frais et élastique ; de grands chaumes qui restaient à la lisière des sillons lui griffaient les jambes et de temps à autre des vols de corbeaux tournoyaient au-dessus de la clôture d'aloès du domaine. Masino allait droit vers l'oued, entraîné par la pente. De temps en temps il se tordait un peu la cheville et ralentissait, mais bientôt la pente l'entraînait de nouveau. Il faisait très doux, un parfum sucré de lavande sauvage et une fumée de feu de bois arrivait jusqu'à lui. Il reconnaissait les bruits familiers et peu à peu se rassurait ; dans le domaine d'en face un laboureur arabe, Saïd sans doute, encourageait de la voix le chameau qui tirait sa charrue.
Au flanc de la colline qui borde l'oued il aperçut toute une plaque de pâquerettes et sortit du sentier pour aller les cueillir. C'étaient de ces grosses pâquerettes d'automne, comme on en trouve sur les flancs du Ressass et qui s'égarent en bordure des fertiles champs de la Mornaghia, des pâquerettes à haute tige et à pétales étroits, différentes des marguerites blanches et jaunes du printemps.
Masino en fit une hâtive provision dans son mouchoir, puis il tira une ficelle de sa poche et s'assit par terre pour se confectionner un collier. En rentrant il le donnerait à sa mère ou à sa soeur, ça leur ferait plaisir.
La ficelle était enfilée sur une grosse aiguille à matelas tout épointée, ce n'était pas facile de percer les fragiles calices et souvent Masino abîmait la fleur en l'enfilant. Il passa beaucoup de temps sans arriver à dépasser quatre ou cinq centimètres de collier, et encore, les pâquerettes étaient refermées, grisâtres... Il pensa de nouveau à sa mère, fourra pêle-mêle dans sa poche les fleurs et la ficelle et se remit à dévaler la pente.
Il arriva enfin à l'oued. Depuis midi le torrent s'était enflé, l'eau arrivait maintenant presque au niveau des terres labourées, on ne pouvait plus voir ou était le sentier du gué. Un sifflement continu montait de ce conglomérat visqueux d'où émergeaient, oscillant au caprice du vent, quelques branches tordues, quelques ceps de vigne, quelques blocs de pierre.
Toutes ces choses qui voguaient, se rapprochant ou s'éloignant les unes des autres, avaient une couleur et une forme étranges : on ne savait si c'était de simples choses ou bien des êtres vivants.
Masino regardait et ne comprenait pas. Sa mémoire de sept ans n'avait enregistré à cet endroit qu'un filet d'eau coulant maigrement entre des touffes d'alfa et de genêts. Soudain l'enfant ne reconnut plus rien de ce paysage familier, pas même les plantes, pas même le ciel. La colline derrière lui était immense, traîtreusement glissante. Elle palpitait comme une bête couchée, une vapeur montait, comme une respiration, de sa terre : rouge de chair, rouge de sang. Et l'oued était un flot gluant de menaces, couleur de caca, couleur de pipi, une chose infecte qui monterait peut-être jusqu'à lui, pour l'attraper, le manger, l'avaler... Et la ferme était loin, derrière ; et dans la ferme il y avait sa mère qui saignait, rouge comme la terre, coulant comme l'oued... Désespéré il se mit à crier Babbo ! Babbo ! Puis comme sa faible voix angoissée restait sans réponse il perdit tout à fait courage, il se jeta par terre et se mit à pleurer en appelant sa mère.
C'est alors qu'il aperçut la casquette de son père, accrochée à une haute touffe, au milieu de l'oued, et il la reconnut à ce qu'elle était rouge, avec une visière noire.
Alors Masino fut rassuré : Papa allait revenir, il serait bientôt là, il soignerait Maman et tout serait comme d'habitude. Le paysage cessait d'être menaçant ; il s'assit calmement, tira son mouchoir de sa poche et recommença à essayer de faire son collier de pâquerettes tout en attendant son père.
Ce blog est destiné à accueillir des points de vue (les vôtres, les miens) concernant les oeuvres corses et particulièrement la littérature corse (écrite en latin, italien, corse, français, etc.). Vous pouvez signifier des admirations aussi bien que des détestations (toujours courtoisement). Ecrivez-moi : f.renucci@free.fr Pour plus de précisions : voir l'article "Take 1" du 24 janvier 2009 !
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Bon anniversariu à 'ssu Blogu è ch'ellu cuntinuessi cusì! Simu uni pochi à ùn pudè più passaccine! -)
RépondreSupprimerTi ringraziu, Francesca : ma, attenti à e patulugie numeriche !
RépondreSupprimeriè a sò, mi curgu, risuluzione di l'annu novu!!!-))
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