Dans la postface, l'auteur écrit :
"L'eau est en Thaïlande un élément plus facile que l'air. Elle a appris aux Siamois l'art de la liberté et de la politique, non point conçues, mais vécues comme de prudentes navigations. Le Siamois doit en effet à l'élément liquide, non pas la conception, mais l'instinct d'une liberté qui s'obtient non par le refus mais par l'acceptation facile des limites, des règles, des fatalités.
Dès son plus jeune âge, il apprend à faire évoluer sur le fleuve une frêle embarcation, au fil de l'eau et à contre-courant, et lorsqu'aux heures de marché, la Mênam est couverte de mille esquifs dirigés par des enfants avisés ou de vieilles femmes hiératiques, on peut trouver dans ces navigations silencieuses, le meilleur symbole du pays. Pareille au Siamois qui, à à la poupe du sampan, maniant la gaffe d'une main ferme, le jarret tendu, le corps souple, dirige à contre-courant son embarcation, la Thaïlande, en subissant l'histoire, en évitant de l'affronter trop directement, et en jouant avec ses fatalités, l'a traversée, seul pays à sauvegarder, dans cette région du monde, son indépendance.
Et toute cette vie aura été de vivre dans et par et avec l'eau, et toute cette économie aura été de répandre et de faire circuler cette eau, et tout cet art n'aura été que jeu de lumière et d'ombre et reflets sur l'eau.
Cette eau n'est pas prétexte à jeu baroque ou à fontaines, elle ne jaillit pas, elle s'étale ; elle dort, la peau colorée de lotus et nénuphars, frémissant légèrement à d'imperceptibles brises. Elle n'est chargée d'aucune spiritualité, elle n'est pas porteuse de grâce, elle n'est l'occasion d'aucun baptême. Le fleuve bordé de filaos, de bambous royaux et d'arbres à ombre, va, paisible, jusqu'à la mer. Le pêcheur y jette son épervier, les enfants aux yeux de grenouille y plongent, et dans une eau sans transparence, les femmes, la poitrine coupée par le sarong noir, s'y lavent. Le Siamois se laisser parfois dériver comme "le Bateau Ivre" et lorsqu'il parvient à la mer, celle-ci, songe bleu et voile de nirvana, ne lui arrache pas le cri des Grecs "Talatta" !
Cette intimité avec l'eau est une apparence : association d'intérêt beaucoup plus que mariage. L'eau ne peut être saisie, elle est l'image même de la fuite du réel. Tels deux lutteurs bien huilés qui n'arrivent pas à se saisir, le Siamois et la mère des eaux, corps à corps, glissent l'un sur l'autre.
Dans le fleuve, le Thaï, corps luisant, est anguille, poisson ; délaissé par son élément, il prend des teintes bleues et noires et, en vieillissant, comme vidée de toute eau, sa peau se parchemine.
Toute sa volonté, c'est dans l'eau que le Siamois la puise. N'appelle-t-il pas la volonté "l'eau du coeur" ?
Aussi le paradoxe de l'eau est d'être en même temps qu'image d'une réalité fuyante, source de vie. Ce songe constellé de nénuphars recèle par myriades des poissons frétillants, et s'y reflète la tige vert tendre du riz."
Ce livre est absolument introuvable ; sur mon exemplaire, il est noté "1ère édition" et "Printed at the Assumption Press by Charles Barbier Publisher / 51 Oriental Avenue Bangkok, 1965/2508". À côté de la reproduction d'une carte du Royaume de Siam (datée de 1686 et due à un géographe "ordinaire" d'un "roy") - où l'on voit deux éléphants regarder vers la droite -, se lisent les mots suivants : "IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE 30 EXEMPLAIRES NUMEROTES DE 1 à 30". Mon exemplaire ne porte pas de numéro (mais une dédicace de l'auteur, chez qui il se trouvait avant qu'il ne parvienne jusque chez moi, à Aix).
Je suis toujours ému par le voyage des imaginaires, des mots, leur impression - sur le papier d'abord, sur nos esprits ensuite -, le déplacement du livre, les mains successives qui s'en emparent, ouvrent les pages, voire "cassent" la tranche, déforment la chose, la "chose" qui survit à toutes ces pratiques, toutes ces lectures de "main journelle et nocturne"... Il faudrait suivre ainsi les voyages de la littérature corse et sentir comment son imaginaire se frotte à d'autres, ce qui se passe alors, quelles nouvelles friches s'offrent alors à nos regards, nous aident à respirer. Car la littérature corse a vocation comme toute autre à dire son lieu tout autant qu'à regarder le monde, aussi singulièrement qu'une autre, non ?
Ainsi de cette poésie (corse, française, thaïlandaise, siamoise, comme vous voudrez). De la poésie née de l'eau du fleuve, en Thaïlande, dans les années 60 du vingtième siècle chrétien, par les mots de Marie-Jean Vinciguerra exprimée, publiée sous le titre "A Siam". Voici les 11 poèmes de la section "Klongs" ("klong" signifie "canal"), 11 poèmes parmi les 58 du recueil - poèmes qui doivent bien "dire" autre chose que la postface qui ouvre ce billet... J'aime que l'eau ici s'insinue partout, eau du fleuve, eau de pluie, eau caressée, conservée, effleurée, mouvante ou immobile, et ce regard amusé érotisant légèrement le spectacle des laveuses (que j'entends comme un écho décalé des trois femmes pétrissant le pain chez Coti), et ce subtil rapport - comme de poupées russes - entre les eaux et les objets, dans le poème commençant par les mots "Les maisons flottent" ; voilà ce qui m'a plu.
Le klong somnole, verte peau
sous un dais de silence
le flamboyant exalte ses papillons
le soleil mange l'ombre frêle
Les filaos s'alignent en triste oraison
le bras d'un pêcheur se poursuit en roseau
sur son lit de vase
frémit le poisson noir
une procession de bulles
accroche au klong vert
de fugaces boucles.
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La pirogue glisse,
à peine posée
sur le klong immobile.
Sur tout ce plat
s'affirme
vertical,
le seul sceptre royal.
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Le Sampan,
buffle lourd,
traîne une cargaison
de casques et d'obus verts.
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Le frêle nocher,
au genou aigre,
disparaît dans la venelle d'eau
avec, au bout de la canne,
un lambeau de soleil
trempé d'eau.
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Les laveuses, pétrissant la pâte d'eau
actionnent leurs bras huilés
comme des leviers
autour de la roue des fesses.
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L'eau referme ses lèvres
de silence
sur les fruits de soleil.
Aux joues de lune mordorée
les chignons ajoutent
leurs noirs volumes.
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A l'avant du sampan,
les femmes ont croisé les jambes,
vouées à elles-mêmes
et leurs mains tristes
manient la rame.
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Un coq enchante l'ombre de sa crête
Les vessies de porc flottent à l'haleine du fleuve
le berceau oscille
les balustres ont des bases tremblées
et le lotus,
à l'heure qui tourne,
replie de ses doigts roses
son sourire.
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Les maisons flottent
et pour n'aller point à la dérive
les retiennent les jarres brunes
où dort,
avec le nénuphar, l'eau fade des pluies.
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La tôle du fleuve étincelle
Sous l'orchestre du flamboyant
l'ombre a des cadences de lumière.
Sous un auvent
les jeunes filles courbées,
le sarong lourd d'eau verte
font de pures libations.
----
Les arcs croisés sont tendus.
Le filet respire amplement,
tel le pêcheur avant la plongée.
Ce blog est destiné à accueillir des points de vue (les vôtres, les miens) concernant les oeuvres corses et particulièrement la littérature corse (écrite en latin, italien, corse, français, etc.). Vous pouvez signifier des admirations aussi bien que des détestations (toujours courtoisement). Ecrivez-moi : f.renucci@free.fr Pour plus de précisions : voir l'article "Take 1" du 24 janvier 2009 !
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Hum sì sicuru ch'è scritta in francese issa puesia?
RépondreSupprimerCunniscia i carattari chinesi, ma chì sò 'ssi ierogliffi? LOL
Peccatu, cumenciava bè : "les maisons flottent" ( sampans?)
Face digià sunnià. Poi rimette u testu in chjaru per piacè? -))
Les caractères s'affichent en Windlings ! Impossible de lire.
RépondreSupprimerEtrange, je viens de modifier le caractère des poèmes, j'espère que tout le monde peut les lire maintenant.
RépondreSupprimer(J'ai publié les messages précédents parce que cela me semble intéressant de montrer le concret de la vie numérique... et puis tout cela ne finira-t-il pas par réellement devenir des "hiéroglyphes" ?...)
Monsieur Renucci, maintenant je n'ai plus aucun doute : vous êtes fou !
RépondreSupprimerMême à Mirvella ce baragouin aurait été censuré.
Je me faisais un plaisir de lire un poème dont les thématiques orientales étaient annoncées, laissant présager je ne sais quel délicieux supplice, et là, que dalle ! Des ronds, des croix, des livres grossièrement symbolisés, des points d'interrogations et même des bicyclettes ! ç'aurait été des pousse-pousse encore j'aurais compris, mais là, non, j'avoue que la subtilité m'échappe.
Cavaglieri di Mirvella
Nò hè sempre listessa o FXR...
RépondreSupprimerScusate mi, i carattari sò Webdings è ùn possu mudificà li... (eccu una altra prova di e mo cunniscenze numeriche !)
RépondreSupprimerOghje aghju da scrive torna issi puemi.
Voilà, j'espère que les poèmes sont maintenant lisibles (pour des francophones, je veux dire). Il faut savoir que sur l'ordinateur à la maison, je n'ai eu aucun problème de lecture... Alors j'essaie d'imaginer : les ronds, les croix, les livres, les points d'interrogation, les bicyclettes... les hiéroglyphes qui sont peut-être une tentative de l'ordinateur lui-même pour laisser transparaître les caractères thaï ?... (Il y en a quelques dans l'ouvrage de Vinciguerra, et l'on peut rêver de nombreuses choses dans leurs formes étranges !)
RépondreSupprimerQuand on est allés là-bas, les images sollicitées sont précises : magnifiques les trois lignes sur le filet de pêche, l'expression "l'orchestre du flamboyant" car celui-ci explose littéralement de couleur, la grâce des jeunes filles qui se lavent habillées dans le fleuve (ou plutôt le canal, ici) en ne découvrant soigneusement que certaines parties du corps, l'une après l'autre, à la fois pudiques et impudiques.
RépondreSupprimerC'est vrai que cette eau verte (émeraude? ou sale? Car on se baigne et on se lave dans des eaux qui à nous nous donnerait la fièvre), cette eau omniprésente rend bien l'idée de la fluidité du temps et des gens, qui prennent d'ailleurs la vie ainsi (l'eau s'adapte à toutes les formes, eux s'adaptent en souplesse et acceptent les événements tels qu'ils se présentent au fil de l'eau)
Seules les "mains tristes" me surprennent, car les batelières des sampans (au Vietnam) je les voyais le plus souvent chantant des chansons, alternant les pieds et les mains pour ramer...
Beaux contrastes aussi entre la grâce qui nous entraîne (peut-être trop facilement) au rêve et le prosaique (les vessies de porc, les obus et les casques, la lourdeur du buffle)
Merci de ce voyage, qui m'a donné une nostalgie soudaine et violente de l'Asie...
J'ai lu ces poèmes, avec derrière moi une affiche :"Floating Markets" THAILAND. Sur cette photo sont présents tous les éléments décrits et Francesca sera d'accord avec moi si l'on ferme les yeux il y a aussi les bruits étouffés, furtifs, le clapotis des rames dans l'eau et l'odeur, cette odeur qui frise parfois la puanteur. L'eau est sale, trouble, tout y flotte, il y a des rats...Mais on oublie tout ça pour ne garder de toute cette eau qu'une impression de vie intense, calme et sereine et la nostalgie s'installe quand on y rêve.
RépondreSupprimerN.N
Merci pour vos commentaires, si utiles pour le projet de ce blog : donner à lire les manières de lire, singulières.
RépondreSupprimerFaciu citazioni :
RépondreSupprimer"Ce livre est absolument introuvable ; sur mon exemplaire, il est noté "1ère édition" et "Printed at the Assumption Press by Charles Barbier Publisher / 51 Oriental Avenue Bangkok, 1965/2508". À côté de la reproduction d'une carte du Royaume de Siam (datée de 1686 et due à un géographe "ordinaire" d'un "roy") - où l'on voit deux éléphants regarder vers la droite -, se lisent les mots suivants : "IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE 30 EXEMPLAIRES NUMEROTES DE 1 à 30". Mon exemplaire ne porte pas de numéro (mais une dédicace de l'auteur, chez qui il se trouvait avant qu'il ne parvienne jusque chez moi, à Aix)."
O FX, asisti veramenti 'ssu libru, o hè un' invinzioni astuta ed invisibuli com'è u Necronomicon, u manuscrittu di Cid Hamet Ben Hengeli è altri scracci immaginarii ???
dopu, ci saria à di' ...
s'e u libru ùn asisti micca, hè ghjà un elementu da pudè lu qualificà com'è litaratura corsa (no, tarroccu o aienti... ;-)
ma quantunca, mi piaciaria à veda ommenu a curprendula. cussi' pudariu pinsà à fà ni a traduzzioni...
un salutu distintu ad ugnunu, è l'amicizia.
- Tallemmacu D'Arceo -
Face piacè u vostru messagiu, Tallemmacu D'Arceo (serà veru issu nome ? sicuru !)
RépondreSupprimerE issu libru, "A Siam", esiste, iè ! Ma l'aghju prestatu à Emmanuelle Caminade l'altra sera... A prossima volta, ne feraghju u scanner è po viderete a cuprendula. (Bona idea quella di una traduzzione in corsu di a puesia di Vinciguerra).
Cume dice l'altru (Shakespeare) :
"There are more things in heaven and earth, Horatio,
Than are dreamt of in your philosophy."
Ma mi piace issa manera di cunsiderà i libri. Cunnoscu un libru chì ùn esiste micca chì ghjè unu peccatu ! :
SILVANI (Paul), "La Corse et la Sainte Vierge, sept histoires vraies d'apparitions et d'intercessions miraculeuses". Ajaccio : Albiana, 2003, 196 p. Broché. 14 € (Coll. Jubilées)
N'avia parlatu Xavier Casanova ind'è un bigliettu di issu blog (eccu : http://pourunelitteraturecorse.blogspot.com/2009/04/un-recit-de-lecture-deux.html)
ci sò ancu i filmi ch'ùn esistini micca...
RépondreSupprimerun filmettu di fizzioni nant'à i mazzeri pà a cullizzioni "légendaires" ch'iddu feci Rogliano à u principiu di l'annati 80...
nisciun traccia indocu...
sarà una ligenda ?
- Tallemmacu d'Arceo -
Ùn cunnoscu micca issu filmettu ; ci vulerebbe dumandà à Rogliano ellu stessu : jean-claude.rogliano@neuf.fr (aghju vistu issu indirizzu nant'à un messagiu ch'avia mandatu via a lista cuurdinazione corsa.
RépondreSupprimervi ringraziu par l'attinzioni, veramenti... ma a d'avìu ghjà dumandatu. Mancu iddu ùn la sà invuva hè passatu u so filmu...
RépondreSupprimerMa par vultà à u sughjettu, 'ssi puesii di Vinciguerra m'hà veramenti toccu. lebii, ghjusti, belli, strani (iè, supratuttu, a stranezza fundamentali par mè di a qualità d'un scrittu pueticu...)
Caru FX, s'e vo pudeti fà passà una coppia, mi fara piaceri ...
tanti saluti distinti ad ugnunu
- Tallemmacu d'Arceo -
Tallemmacu d'Arceo,
RépondreSupprimermandate mi u vostru indirizzu elettronicu (u meiu : f.renucci@free.fr) è po videremu cio chì pudemu fà.
VI ringraziu.
J'ai lu avec plaisir "A Siam" et ai pu goûter au charme de la typographie et de la mise en page... Mais je ne peux pas passer sous silence un poème -pourtant beau - qui m'a fortement déplu.
RépondreSupprimerPeut-être as-tu deviné lequel ?
Et puisqu'il me semble, comme à toi, nécessaire que la critique négative puisse s'exercer sur ce site , je vais t'envoyer d'ici peu mon "récit de lecture" .
Je précise que je ne m'y attache qu'au texte, ne connaissant rien de Marie-Jean Vinciguerra et que pour moi, de toute manière, le respect n'a rien à voir avec la révérence ...