samedi 8 mai 2010

Ce texte est introuvable

Sauf par hasard...

Il s'agit d'une tragédie écrite par Marie-Jean Vinciguerra : "Don Petru" (je l'évoquais déjà, lors d'un précédent billet). Publiée en 2006. Sans nom d'éditeur et avec un numéro d'ISBN. Mais où peut-on se procurer ce livre (je parle pour ceux qui aiment se tracasser l'esprit avec la "littérature corse", bien sûr...) ? Nulle part, sauf erreur de ma part (sinon en tombant par hasard sur la chose, parce que vous furetez dans un rayon corse d'une librairie insulaire...

Loin de moi l'idée que tous les livres publiés en Corse méritent d'être relus et sont également bons ! Personne ne le dira, bien sûr. Mais si on ne fait pas en sorte que le catalogue exhaustif et permanent des publications corses soit connu et accessible, comment espérer que certaines de ces publications soient reconnues comme les plus intéressantes, les plus riches ? Ou mieux encore comment espérer que l'on puisse en discuter ?

L'auteur me demanda de préfacer l'ouvrage, alors j'offre ici la possibilité de lire cette préface (à l'origine conçue comme une postface) ; peut-être que vous aurez envie de feuilleter le livre dont vous aurez vérifié que votre librairie préférée en possède un exemplaire oublié ? Et peut-être que vous aurez envie de faire part de votre lecture personnelle ? Peut-être ?...

DON PETRU ou Les derniers feux de la Parole

La voix de Don Petru vient de s'éteindre. Reprenons-la.

La lecture de cette pièce de théâtre de Marie-Jean Vinciguerra offre bien des plaisirs ; je voudrais simplement signaler ici l'importance de certains d'entre eux.

Il y a d'abord le plaisir de la reconnaissance, l'impression très agréable de retrouver cette forme artistique bien connue qu'est la tragédie. Rien n'y manque : les héros bourreaux d'eux-mêmes, la force collective du destin, la mort inévitable, l'impression d'un saccage extraordinaire, jusqu'à la présence des choeurs antiques (deux vieux sur un banc, trois vieilles sur leur chaise) expliquant le passé et laissant présager le pire. La famille Bonavita est condamnée depuis toujours, nous le savons dès les premiers mots de cette étrange Voix off qui commente ainsi le premier son - le vent - qui, avant toute parole, intervient sur scène :

Le vent jette ses griffes sur la mer.
S'annoncent les jours arides
Bourrasque et ciel noir.
Mauvais présage.

La tragédie a déjà commencé et elle s'accomplira.

Mais le plus intéressant est peut-être de découvrir qu'elle a déjà eu lieu. En effet, l'histoire présentée ici n'est pas seulement une énième version de l'honneur restauré par la vengeance ou de l'amour impossible et humilié, cette histoire serait trop simple et se résumerait ainsi : Don Petru Bonavita tue le berger du village car celui-ci a séduit - et abandonné - sa soeur Francesca autrefois mais encore la jeune et belle Angèle aujourd'hui, jeune et belle femme aimée en secret par Don Petru. Des choses humaines en somme, et qui ont leur poids, mais qui lorgneraient ici du côté des stéréoptypes. Or la pièce de M.-J. Vinciguerra a une autre ambition, et tire sa force notamment d'un ancrage historique aussi discret que précis. Car Don Petru est la tragédie d'une certaine Corse qui n'en finit pas de mourir. L'intrigue se déroule dans les années 1950, Don Petru a 50 ans, il a donc pu naître en 1900 d'un père déjà âgé, puisque son grand-père construisit le portail de l'église de Vezzani en 1813 : "Orsu Dumenicu Bonavita fecit 1813", c'est Orsola qui le rappelle avec admiration. C'est une famille marquée du sceau de l'âge et ce mot le dit bien, plusieurs fois répété : "Nous sommes vieux avant l'âge." Car si les enfants tardaient à venir pour les père et grand-père, ils manquent à l'appel pour le fils et ses deux soeurs. Vieille famille, vieux garçon, vieilles filles. L'Histoire a ici officié : si l'absence des parents de Don Petru n'est pas clairement expliquée (peut-on imaginer que la première Guerre Mondiale ait joué un rôle ?), c'est bien la seconde Guerre Mondiale qui a exilé pour un temps le frère, laissant deux soeurs à la merci de la bienveillance et du charme infidèle du berger lucquois. Toutes les cartes ont ainsi été brouillées : le frère est devenu le père de ses soeurs qui sont devenues ses servantes, en attendant vainement d'être des tantes, des zie. Confusion qui trouve son origine dans une perte de la puissance de vie, de la puissance érotique, de la force du désir. La possibilité de se donner, de se transmettre, et de se perdre, par amour a été refusée au trio Bonavita.

De là découle le divorce entre chacun de ces personnages, unis dans le malheur, mais profondément séparés les uns des autres, solitaires, profondément éloignés d'eux-mêmes aussi et de leurs rêves intimes : Petru est un "sanglier" incapable d'une parole affectueuse même avec Angèle, Francesca rumine son passé malheureux et incarne la nécessité sourde de la vengeance, Orsola ne laisse qu'entrevoir son désir d'enfant et son rêve d'amour avec le berger, passion inconnue de tous jusque dans la dernière scène. Et voilà peut-être un des sens les plus forts de cette tragédie : la société corse symbolisée par la famille Bonavita est incapable d'amour. Elle s'étiole dans des jeux de pouvoir (il faut reconquérir la mairie, plaire au député, au curé) qui ne créent aucune fidélité réelle, ennuient les jeunes générations et ne servent que de divertissement, au sens fort du terme, pour supporter le fait que le village soit en train de devenir un néant. Elle conserve, sans sincérité, les croyances passées dans les signes et les présages. Elle s'arcboute sur les valeurs de l'honneur et donc de la vengeance en exaspérant une haine de l'étranger (ici l'Italien), à travers la figure du berger, ou lorsqu'Orsola ose énoncer l'hypothèse que les Bonavita aient pu avoir un ancêtre italien. C'est Don Petru lui-même qui en fait le constat cruel et radical à la fin de la pièce : "J'ai tout perdu pour avoir misé sur l'honneur. J'ai craché toute ma salive. Ma bouche est amère."

La pièce de M.-J. Vinciguerra nous plonge donc au coeur d'un tragique qui ne doit pas être compris comme la manifestation de la mort punissant les fautes et les déshonneurs mais ainsi que le dit lui-même l'auteur dans un autre de ses ouvrages comme "l'absence d'espérance et la perte de la dignité.(1)" La famille Bonavita n'espère plus vraiment quoi que ce soit et perdra sa dignité dans un comportement mortifère. Il est significatif qu'une deuxième mort intervienne en fin de pièce et que cette mort violente soit un suicide, motif rare dans notre littérature. Un coup de feu conclut la pièce : "Don Petru, nouveau roi sans divertissement ou Dionysos raté incapable de revivifier la société avec son vin, s'est enfin rendu justice, car depuis longtemps déjà leur maison est un "caveau".

Alors que reste-t-il à la fin des fins ? Cette pièce est-elle entièrement sombre ? Il le semblerait car même la nature s'est liguée contre les Bonavita : l'eau, la foudre et le vent de la tempête (acte I) ainsi que l'incendie avec ses cendres (acte III) encadrent fortement l'oasis d'une matinée ensoleillée dans l'acte II. Mais on peut trouver une cohérence plus forte dans ces réalités naturelles : c'est le feu (foudre, soleil, incendie) qui prédomine, jusqu'au coup de feu final. Le feu du désir (Angèle a "les cheveux pleins de soleil") que ne sauront pas maîtriser les Bonavita et qui deviendra auto-destructeur. Or ce feu est aussi celui de la Parole, la parole créatrice, porteuse de cette vie que l'art peut rendre aux hommes, notre auteur en est convaincu.

Don Petru n'est pas qu'une tragédie rénovée, un constat amer de la déliquescence d'une société, c'est aussi un chant, un entremêlement magnifique de voix qui procure un plaisir au moins aussi grand que son intrigue. Et il ne s'agit pas ici d'une remarque qui n'engagerait que la forme de l'oeuvre. L'écriture est la clé qui permet de dépasser le simple constat. Dans un article ancien, l'auteur expliquait déjà : "L'écriture, poème, roman, théâtre est sacrifice, acte de régularisation, ritualisation de la violence première. (...) Procédure d'expiation, de liquidation et de sublimation(2)." Une telle cohérence entre ces propos et cette pièce de théâtre nous commande aujourd'hui de considérer l'ensemble des écrits de M.-J. Vinciguerra dans leur profonde unité : la quête du salut par le Verbe.

On peut imaginer le parti que tirera un metteur en scène de cette pièce de théâtre pour proposer - loin de tout réalisme - un rêve éveillé, un cauchemar volontaire, fulgurant et fascinant, un huis-clos presque permanent et étouffant : de ce point de vue on remarquera l'évocation par Orsola d'une "fable" elle-même fascinante et à l'atmosphère étouffante, déjà évoquée dans La veuve de l'écrivain, et dans laquelle un homme, Anghjulu, séduit les trois femmes d'une maison qui le laisseront pourtant agoniser dans la cave où il allait chercher du vin. Mais la simple lecture du texte suffit pour apprécier la puissance et l'importance de la Parole unique tissée par les personnages, les choeurs et cette étrange Voix off (une survivance de la voix d'un narrateur ou du poète ?). La diversité des tons et des échanges, des dialogues prosaïques ou mesquins jusqu'aux pseudo-monologues rêveurs en passant par le voceru d'Orsola, les psalmodies et commentaires des vieux et des vieilles, cette diversité est marquée par une même pratique de la formule. Choeurs, Voix off et personnages cherchent la concision, l'expression nette, définitive ; ce qui ne les empêche guère de ses contredire ou de se répéter... Cependant la quête de la formule est bien le symbole de la valeur accordée à la Parole, ou au moins à l'effort - souvent douloureux - qui tend à atteindre la Parole. Ainsi de la Voix off :

Le torrent de feu dévale
Le vent s'y jette.
Les yeux furieux de l'incendie
Tourbillonnent.
Les langue de feu
Lacèrent les arbres.
Les nuages noirs rougeoient.
Le ciel dans ses forges
Apprête l'éclair de la vengeance
Et les larmes des femmes.

Petite forme, rituel magique tentant de raccommoder ce qui se déchire, le texte théâtral trouve ici sa fonction et devient l'acteur final de la tragédie, la force qui transforme l'échec en victoire, qui unit les proverbes du passé et les échappées lyriques d'une poésie plus elliptique, les rancoeurs ressassées et les rêves interdits (la mer - et ses îles - contemplée par Don Petru, par exemple ; Don Petru, personnage le plus fascinant de la pièce par le nombre très important de contradictions brutales qui le constitue), la violence et l'affection, la société qui meurt et celle qui se prépare. Le texte de Don Petru trouve ici toute son originalité et sa beauté, tout en manifestant l'harmonie de l'ensemble de l'oeuvre(3) de M.-J. Vinciguerra. Car notre auteur est d'abord un poète, certes amoureux du théâtre mais du théâtre de la Parole et dont même le roman autobiographique, consacré à une figure de dramaturge, est d'abord sous-titré "confession poétique".

La Parole de Don Petru vient de s'exclamer. Accueillons-la.

Notes :
1 - "La veuve de l'écrivain", éditions DCL-Sammarcelli, 2005
2 - "Le théâtre du sacrifice", issu du séminaire "La Corse et la folie : le sacrifice" (Bastia, novembre 1985), éditions Sammarcelli, 1987.
3 - Cohérence d'une oeuvre commencée en 1965 et que Marie-Hélène Ferrandini met en évidence dans sa préface au recueil de poèmes "Marines sauvages", éditions Albiana, collection E Cunchiglie, 1997. Notamment à travers la figure de "l'ange", très présent dans les poèmes, dans le roman "La veuve de l'écrivain" (Angelo, l'homme qui séduit les trois femmes, notamment) et dans notre pièce avec les prénoms d'Angèle et d'Anghjulu...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire