Voici donc un écho numérique du débat qui s'est engagé samedi après-midi lors de la présentation de "Pépé l'Anguille", traduction en français de "Pesciu Anguilla", de Dalzeto. (C'était au lycée Jean Nicoli, à Bastia, dans le cloître plus précisément, à l'initiative d'Arte Mare, pour le festival "Histoire(s) en mai").
François-Michel Durazzo m'envoie ce point de vue (merci à lui !). Bonne lecture et n'hésitez pas à réagir, compléter, discuter, bien sûr.
------------------
De l'échec en traduction
Au cours de la présentation de la traduction "Pépé l'Anguille", j'ai employé le mot échec et je voudrais m'en expliquer, pour éviter tout malentendu, de même que je voudrais revenir sur ce que certains appellent la supposée « saveur » ou « couleur » qui pourrait se perdre. Je m'excuse d'avance auprès de ceux qui pourraient trouver un peu longue cette intervention.
Evidemment, toute traduction ne peut s'envisager que comme un échec si on la regarde du côté de la perte. Il y a toujours quelque chose d'intraduisible, et qui l'est d'ailleurs d'autant plus que la langue cible et la langue source sont éloignées l'une de l'autre. Evidemment, dans la traduction, l'original a perdu sa saveur propre, mais pour en retrouver une autre celle de la langue cible, pourvu que le résultat n'aplatisse pas tout, ne donne pas dans la langue d'arrivée un produit insipide. Cet échec fatal, la perte de la saveur originale, ne se justifie que par le gain de cette nouvelle saveur.
Pour ceux qui la regrettent, je ne m'en fais pas et je ne les plains pas, car ils n'en sont conscients que parce qu'ils sont en mesure de savourer le texte original, ils n'ont nul besoin de traduction, et n'ont donc rien perdu. Tout au plus jetteront-ils un coup d'oeil amusé ou curieux pour comparer les deux textes. Ils pourront mesurer les écarts, porter un jugement et se conforter dans le sentiment que l'original est supérieur. Tant mieux ! C'est vrai ! Les traducteurs ne sont de toute manière pas des alchimistes et ne transforment pas le plomb en or, un mauvais roman en chef-d'oeuvre. Ils tentent de rendre justice à un texte dont ils apprécient la valeur sans l'améliorer. Tout au plus peuvent-ils éliminer dans leur traduction les erreurs de l'original, quelques coquilles, par exemple dans les citations. C'est ce que j'ai fait dans la transcription du monologue occitan, chanté par Pergaloun, par exemple.
Cependant, que ces lecteurs bilingues ne détournent pas de la lecture d'une traduction ceux qui pourraient être encouragés à lire un jour l'original. Quant à ceux qui ne sont jamais en mesure de savourer ce dernier, ils ne seront pas conscients des pertes ou des gains. Qu'ils lisent l'oeuvre comme un texte autonome, né de l'original, et qui peut lui ressembler comme un fils ressemble plus ou moins à son père. Il porte de toute manière son empreinte génétique.
De la saveur du corse et des langues en général
A propos de la saveur, je voudrais manifester mon agacement.
J'entends souvent des Corses (mais pas seulement) parler de la saveur de notre langue opposée au français, de sa subtilité, du fait que ce serait la langue du coeur, des tripes et pourquoi pas de leurs doigts de pied. Le français serait une langue rigide, intellectuelle, rationnelle. Ils confondent ce qu'est le français vivant à l'oral et à l'écrit, celui de Bérurier et de San Antonio, des faubourgs de Paris et des villages de Touraine, avec celui du Bled et de leurs grammaires d'écolier. Je voudrais qu'ils aillent demander à un paysan beauceron ou champenois, à un ouvrier de Ménilmontant qui n'a pas fait de longues études, si la langue française n'est pas la langue de ses tripes, ou s'il la trouve rationnelle ou intellectuelle.
Toute langue vivante est toujours celle des tripes de quelqu'un, de même que toute langue, même sans tradition littéraire, peut se mettre un costume et une cravate, devenir formelle ou intellectuelle. Toute langue est à la fois capable d'être terriblement banale dans son usage quotidien ou étonnante, audacieuse dans ses créations orales ou écrites. Si vous lisez et voulez appliquer la syntaxe du Corse de Santu Casta, avec ses interdictions et ses règles, ou la grammaire de Franchi, vous trouverez le corse aussi normé que le français le plus académique, si vous lisez Dalzeto, qui écrit comme il le sent et qui invente en vrai créateur, vous verrez que le corse n'est pas différent des autres langues, chacune a une saveur propre.
Je constate donc qu'en général ceux qui pleurent après la saveur perdue d'un texte ou d'une langue sont comme les nostalgiques qui, au prix de la falsification de l'histoire et de la mythification du passé, regrettent un temps (u tempu chì Berta filava!) qu'ils sont en général les premiers à enterrer, qu'ils ont déjà enterré, une langue qu'ils ne parlent pas à leurs enfants. De temps en temps, pour donner le change, ils manient les quelques bribes que leur ont transmis leurs parents entre deux phrases en français, en déclarant au passage la richesse ou la saveur de tel ou tel texte corse, ils s'imaginent faire croire à ceux qui sont encore plus ignorants, que, eux au moins, ils sont restés fidèles à leur héritage. Ils me font penser aux Posidoniens qui ont inspiré au poète valencien Enric Sòria ce poème, traduit en corse (je ne sais si savoureux) dans un numéro de Bonanova déjà ancien.
Périphrase
Mais ils célèbrent encore une fête grecque
où, se réunissant, ils se rappellent
d'antiques paroles et coutumes.
Alors, les uns avec les autres
ils se lamentent et pleurent.
Athénée conte l'histoire des Posidoniens,
Grecs qui sur la mer Tyrrhénienne trouvèrent une patrie.
Entourés d'étrangers, d'Etrusques, de Latins
ils oublièrent leur langue, le grec.
Et des coutumes du passé, les misérables,
ils n'avaient conservé qu'une fête grecque.
Une fête de claires cérémonies,
de musique, de feux et de ramées.
Ils répétaient alors des paroles grecques
qu'ils ne comprenaient plus, et ils pleuraient.
Cette lamentation commune était leur fête.
Leur fête grecque.
Athénée pieusement le raconte,
car ils méritent notre pitié ceux qui perdent
le fragment de beauté d'où ils venaient.
(Rythme d'attente, 1993)
Ce blog est destiné à accueillir des points de vue (les vôtres, les miens) concernant les oeuvres corses et particulièrement la littérature corse (écrite en latin, italien, corse, français, etc.). Vous pouvez signifier des admirations aussi bien que des détestations (toujours courtoisement). Ecrivez-moi : f.renucci@free.fr Pour plus de précisions : voir l'article "Take 1" du 24 janvier 2009 !
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Quelques idées en passant :
RépondreSupprimer- On sait bien que la traduction est nécessaire pour rendre l'oeuvre accessible à des non locuteurs, rien à dire...au contraire! C'est un besoin en ce qui concerne la littérature corse. Par contre, on a le droit d'encourager les corsophones, même moyens, même peu habitués à la lecture en langue corse, mais qui l'ont dans l'"oreille" depuis leur enfance, à se pencher sur les textes en langue corse au lieu de se contenter de la facilité de lire la traduction en français! Je suis assez heureuse d'avoir réussi à convaincre pas mal de gens de mon entourage à sauter le pas (éventuellement avec la "béquille" du texte en français): ils y ont pris un plaisir réel, mêlé de fierté, passées les premières difficultés, car en définitive ils grossissaient considérablement le problème de lire en corse.
- "à l'impossible nul n'est tenu", sauf le traducteur! Il doit réaliser l'"impossible", donc respect pour son art, en premier lieu. La critique est certes facile!
- Cela n'empêche pas le débat, intelligent si possible -). C'est vrai que quand on n'a pas soi-même pratiqué cet art, on ne se sent pas très légitime à en parler et pourtant, on peut avoir un sentiment à ce propos. Losqu'on est bilingue on ne peut pas s'empêcher d'avoir un sentiment d'"étrangeté" en étant projeté dans un autre imaginaire (c'est ce qui m'est arrivé en lisant "hameau" pour "pasciali", par exemple, mais que faire, si on traduit on passe dans d'autres références mentales, c'est inévitable)
- Nous avions discuté précédemment de la traduction des noms propres, des noms de lieux et des surnoms. Questions délicates, qu'on ne peut balayer d'un revers de mains car je crois que ce débat a souvent lieu pour d'autres langues.
Personnellement, si je reste convaincue que les noms de lieux devraient rester en corse dans la version française de Pesciu anguilla, je suis moins catégorique sur la question des surnoms, pour garder les jeux de mots directement accessibles; en lisant les versions françaises de Harry Potter à ma fille, j'ai vu que les noms propres des personnages en anglais étaient souvent "traduits" pour conserver certains jeux de mots, et en définitive cela me paraît rationnel, car expliquer ces jeux de mots par des notes en bas de page "casserait" tout...
- "essentialiser" une langue, une culture, est toujours ridicule, sans aucun doute...
- Je n'ai pas lu "la syntaxe du corse" de Casta comme vous (édition CRDP), j'y ai surtout vu des milliers d'exemples qui dessinent une langue populaire, vivante et savoureuse : l'avantage inédit de ces très nombreux exemples est qu'ils ne sont pas inventés pour la démonstration, mais qu'ils ont tous été entendus, au long de la vie de ce chercheur infatigable qu'est Casta. Qu'il nous les restitue, même avec un certain esprit "normatif" chez l'auteur (que nous ne sommes pas obligés d'adopter), c'est pour nous une mine d'or, non un traité académique rigide. Enfin c'est comme cela que je l'ai reçu.
Ce n'est pas très constructif ce que je vais dire, mais je le dis quand même : j'approuve entièrement le propos de FM Durazzo et je le remercie d'avoir su expliciter les causes d'un agacement que je ressens toujours moi aussi quand j'entends parler de tripes et de saveur.
RépondreSupprimerA propos de la traduction en général je dois dire à François-Michel Durazzo que je suis entièrement d'accord avec ses propos(Je ne connais pas son ouvrage mais je vais m'empresser de me le procurer).Une bonne traduction ne peut qu'enrichir l'original. Je peux citer par exemple Blaise Cendrars traduit par John Dos Passos et R.M. Rilke traduit par Jacques Legrand, pour ne citer que ces deux là, je pourrais sensiblement allonger la liste.
RépondreSupprimerA propos de "la saveur de la langue":il ne peut y avoir de langue "rigide, intellectuelle et rationnelle" seulement autrement il n'y aurait pas de langue du tout. Toute langue a dans ses valises des vêtements de rechange et à chacun de ses voyages de nouveaux artisans tailleurs. Bien sûr, on préfère toujours une langue à une autre (appelez cela les racines, la musicalité,le pays qu'elle représente...et bien d'autres choses encore )mais comme il ne doit pas y avoir de sanctuarisation à outrance , il ne doit pas y avoir de discrimination.
Pour avoir été personnellement traduit un paquet de fois, je peux dire combien les points de vue exprimés ici me semblent justes.
RépondreSupprimerOn passe notre temps à chialer sur la trahison des textes originaux, la "perte" et on oublie tout ce qu'un texte doit aussi à ses traductions.
Pour ma part, non seulement j'éprouve le sentiment d'avoir été bien traduit, et jamais "trahi", mais au contraire j'ai toujours redécouvert mes textes avec une réelle jubilation lorsqu'ils étaient passés au français. Et à mon avis bien mieux servis que si j'avais eu à les traduire moi même, pour répondre à une question qui revient de manière régulière. ça m'a aussi permis de mieux réfléchir au génie propre à chaque langue (à chaque traducteur aussi), questionnements qui ne m'éfleuraient pas beaucoup au départ, convaincu que j'étais que ce que j'écrivais n'aurait aucun impact dans une autre langue.
Non seulement les traductions de mes textes m'ont comblé et révélé tout les gains que mes textes avaient à en retirer, mais en plus ça m'a fait réfléchir sur la possibilité que j'avais moi-même d'exploiter la langue française comme langue de création.
Et dès que l'on se met à utiliser tous les outils linguistiques dont on dispose, dès que l'on s'habitue à ces jeux d'aller et retour entre une expression et l'autre, on se rend bien compte que la saveur et la puissance esthétique peuvent exister avec une dimension égale dans une langue ou dans l'autre.
Pour ce qui est de "l'affectif", je pense que pour moi il était d'abord plus présent en corse, et qu'il a donc motivé mon désir d'écrire dans cette langue. Et bien je peux témoigner qu'un affectif ça se construit ou se déconstruit. Familiarisé ces dernières années avec l'exercice de la langue française écrite, je me suis trouvé des désirs et des plaisirs, et des émotions, des transports que je ne me connaissais pas sous cette expression. Ils étaient incontestablement aussi forts que ce que j'ai pu éprouver en écrivant en corse.
Ceci dit ça ne veut rien dire. Parce que je ne crois pas que l'affectif, tout aussi subjectif que les notions de "saveur" ou de "couleur", nous fasse mieux écrire un texte. Tout ce qu'on peut espérer en littérature, peu importe la langue, c'est d'avoir du talent. Le reste...
MB
Je ne partage pas vraiment la teneur des propos qui ont été émis. Si l'on veux dire qu'on ne saurait réduire une langue à un qualificatif, je suis entière d'accord, si l'on veut dire qu'il existe des passerelles entre les langues rendant la traduction possible, là aussi pas de problème mais il me semble que lorsque certains évoquent : "le caractère irréductible" d'un système linguistique ils sont dans le vrai. Chaque langue est au monde mais se présente comme un monde complexe et le passage d'une langue source à un langue cible n'est pas si facile (ce n'est tout de même pas F.M. Durazzo qui peut dire le contraire....). Si difficulté il y a c'est bien qu'un noyau dur de chaque véhicule est presque indicible dans l'autre car chaque langue a dû affronter, par elle même, la difficulté de dire le monde. on ne m'enlèvera pas de l'idée que la langue corse véhicule par devers elle la condition des hommes et des femmes qui l'ont parlée dans ce contact charnel et austère avec un monde fait de démesure. Au fond de nos propos il doit obligatoirement en rester quelque chose...
RépondreSupprimerAlors , loin de moi l'idée d'en revenir aux thèses abruptes de Kardiner sur "la personnalité de base" qui postulent que le monde est divisé en aires culturelles étanches les uns aux autres mais plutôt de rappeler le regard distancié de C.Levi Strauss lorsqu'il déclarait à propos des cultures traditionnelles: "On ne peut jamais tout a fait comprendre le deuil d'une famille qui n'est pas la nôtre". C'est le "tout à fait" qui mérite de retenir notre attention...
N. PAGANELLI
Il faut du talent à l'auteur, et il en faut aussi beaucoup au traducteur littéraire! Combien d'oeuvres ont été "mal" traduites, qu'on a redécouvertes grâce à de nouvelles traductions!
RépondreSupprimerMon cher Norbert,
RépondreSupprimerJe ne dis rien d'autre que ce que tu dis toi-même.
Enfin, laissez vivre Pépé Morsicalupa dans son nouveau costume en espérant qu'il n'ait pas tout perdu de sa corsitude. Au-delà, ce n'est pas sa condition d'enfant corse qui ressort, c'est sa condition d'enfant tout court.
Espérons que les lecteurs qui en sont capables auront envie de revenir au texte, et que d'autres traducteurs s'empareront un jour de ce livre pour lui donner une vie de plus.
Je n'ai jamais trop compris ce que signifie "le caractère irréductible" d'une langue. J'ai remarqué que pour moi, le pinzuttu qui vit dans le Cap depuis quatre ans, la langue du Cap m'est en grande partie accessible, celle du Sud ne l'est pas. En revanche le corse de RCFM est pour moi d'une transparence totale. Où est l'irréductibilité dans tout cela ?
RépondreSupprimerYves
D'accord avec FMD, Pesciu anguilla n'est pas seulement l'enfant des rues de Bastia à la fin du 19 ème siècle, il a des frères et soeurs dans le monde entier, aujourd'hui même. Je l'ai vu dans les rues de Da Nang, on peut le voir dans tous les pays pauvres.
RépondreSupprimerLorsque Dalzeto dit que Bastia bruissait alors des cris des vendeurs de rue et artisans de toutes catégories, je pense tout de suite à Saigon où c'est ainsi aujourd'hui, jour et nuit d'ailleurs (la nuit on entend la crécelle des masseurs, les cris chantants de marchands de soupe ambulants, par exemple...)
I have a dream : je vois un grand et beau film (ou un grand dessin animé) avec ce sujet en or. Qui le fera?
Il faudrait aussi une BD, en langue corse et en français.
La saveur particulière de "Pesciu anguilla" d'ailleurs, c'est la joyeuse cohabitation des langues: le corse bien sûr, avec de nombreuses expressions à "récupérer" aujourd'hui, le français mal maîtrisé encore qui pénètre peu à peu la société en commençant par les classes "supérieures" et par les gens instruits (certains notables francisent même leur nom patronymique) ou encore par ceux qui ont servi sous les armes, que le petit peuple a adopté à travers des chansons, (les "erreurs" des chanteurs de cantine faisant rire les "certificats d'études"), l'italien par le répertoire d'opéra ou tout simplement par la présence des pêcheurs napolitains et ouvriers italiens, le provençal à travers le personnage de Pergaloun, l'amoureux de la soeur de Pesciu anguilla... Le retour de Lavasina est un morceau d'anthologie à ce niveau!
RépondreSupprimer