dimanche 6 juin 2010

Comment ça fonctionne ici (3) - Grotte des Pouvoirs et Univers du Corbeau

(Bientôt le compte rendu de la table ronde d'Avignon sur "Où se trouve la littérature corse", bientôt...)

En attendant, puisque depuis plusieurs semaines, je lis et relis les lignes suivantes, y trouvant matière à rêver la littérature corse, je les cite enfin ici. Elles ont été écrites par un écrivain nommé Alexis Gloaguen, que je rencontrai sur l'île de Ouessant, où se déroule, vous le savez peut-être déjà, un Salon du livre insulaire, tous les ans (le prochain aura lieu en août et sera notamment consacré aux écrivains des îles bretonnes, mais il y a bien d'autres choses et notamment l'opération Numér'îles organisée par Jean-Lou Bourgeon qui accueillera François Bon). J'y rencontrai donc Alexis Gloaguen et tombai sur son "Petit Nord", que j'ai adoré, c'est pourquoi - dans mon obsession littéraire corse - je l'arrimai à mon imaginaire dans un précédent billet...

Aujourd'hui ce sont deux paragraphes des "Veuves de verres" que je regarde avec vous (publié chez Maurice Nadeau - tout de même - en février 2010). Le livre est une série de prose poétique décrivant la découverte des villes du Canada et des Etats-Unis ; avec l'auteur on voit les fleuves, baies, rues, monuments, à hauteur d'homme mais aussi souvent depuis le hublot des avions. personnellement, je trouve son écriture magnifique, pleine, liant solidement perception, sensation et pensée. (Trouvé ici une présentation du livre et un très long entretien avec l'auteur : passionnant et magnifique lorsqu'il évoque "l'élégance animale chez l'être humain" ! Ce blog s'appelle "Papalagui", animé par Christian Tortel, consacré aux "littératures éparses et ultrapériphériques")

Bref, place au texte (ici l'auteur visite le musée de Colombie-Britannique, à Victoria et admire l'art des Indiens de l'île de Vancouver) :

Des chants passent entre les aigles ithyphalliques, les crabes articulés, les visages aux dents longues, montés sur piquets dans la "grotte des Pouvoirs". Tout relie ces lignes faciales rouges, blanches et noires, ces fausses têtes tranchées que l'on faisait saigner durant les danses, ces carcasses d'orques à taille humaine dans lesquelles entraient des Jonas marionnettistes. Un magnétisme les entoure et crépite, nous saisit et nous réunit au plus vaste univers. Beaucoup de ces objets sont formés autour d'un trou rond : la matrice du monde, la bouche ouverte de la baudroie, l'oeil qui marque la dorsale de l'épaulard - portée haut et traçant sa voie dans la vague -, le dernier regard à la vie aussi bien que le ventre de la femmes, adapté à la tête qui va en sortir...
Masques et totems fulgurent. Pour les Indiens de la côte, les frontières étaient irréelles et les mondes perméables. Les oppositions, en apparence tranchées, du visible et de l'invisible se dissolvaient au sein de "l'univers du corbeau". L'animal et l'homme, une saison et la suivante, le réel et l'imaginaire, la vie et la mort, lors d'arrêts du temps pouvaient s'indifférencier. Et l'hiver était par excellence le moment où le mystère venait ressurgir de ce côté-ci. Car c'est la saison du milieu, celle où dans l'impondérable s'opèrent les passages, où les contrastes s'estompent, quand les nervosités s'apaisent et les désirs suspendent leur souffle, laissant la nature dans un silence de plans gris et d'arbres noirs sous la neige et l'incolore du ciel.


J'ajoute ici le début du livre, l'arrivée sur l'île de Vancouver, pour la beauté des verbes :

Une vedette rapide incise l'eau et croise le sillage invisible de l'avion en sa descente. Les montagnes se dissolvent de plus en plus haut sur l'horizon.
La baie de Vancouver est tendue par la terre qui l'isole comme un ovale de reflets. Chaque néon pique la ville de couleurs imprévues dans le soir pâle.
Bientôt paraît l'île, fourrure d'épinettes de Sitka sur une eau soudain plus noire. Un foisonnement de rocs arborés s'affirme dans le silence des rives sans vagues. Et c'est l'éclaircie d'un fond de sable, écorchée par le train d'atterrissage du Dash 8 - qui sort et semble exercer son intention sur la mer.
Non loin d'ici, Malcolm Lowry donna vie à ses plus beaux textes.
Au fond de l'avion, clandestin derrière les hommes d'affaires, je savoure ce passage si brel vers l'île Victoria. Long d'une dizaine de minutes, au point qu'il fut nommé "vol d'une cigarette", il s'impose comme le moment opportun de l'écriture.


Ainsi que, finalement, le paragraphe qui s'insère entre les deux extraits précédents (vous arrivez à suivre ?), pour la beauté des noms indiens (cela me fait penser qu'une liste de noms est un moment magique, je citerai bientôt une telle liste qu'on trouve dans le premier roman de Georges de Zerbi, liste que nous évoquâmes à Avignon, à table, sur la place de l'hôtel de ville, avec Ghjacumu Thiers et Paulu Desanti).

Aujourd'hui, visitant le musée de Colombie-Britannique, à Victoria, je me retrouve cloué evant l'art des Indiens de l'île de Vancouver. Ces collections de choses mortes en apparence livrent des témoignages poignants : masques à demi brûlés dans un geste de désespoire ou de reniement, à l'arrivée de l'occupation blanche. Après des dizaines de salles, j'avance titubant. La charge de sacré, en ces objets qui nous regardent et nous provoquent, est aussi forte que lorsque - totems - ils étaient dressés au bord des forêts, caressés par l'air libre et la ferveur des cultures Kwakiutl, Tsimshian et Salish de la côte.

1 commentaire:

  1. un style riche et foisonnant, très beau!Qui fait "décoller" immédiatement dans le rêve.

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