dimanche 20 juin 2010

Comment ça fonctionne ici (5) : Alechinsky et Bonnefoy

J'ai été émerveillé par les peintures d'Alechinsky, vues au Musée Granet, à Aix, hier. Très ému par son usage d'un noir profond troué des taches blanches des étoiles, notamment dans la toile nommée "La mer noire" (attention ce tableau fait 303 sur 238 !).

Je l'ai maintenant en carte postale. Sur ma porte d'entrée.

Mais j'ai aussi - et encore sous les yeux tandis que j'écris ces quelques mots - le texte écrit par Yves Bonnefoy à propos de la série des "traversées", publié en 2009 chez Fata Morgana.

J'en ai ouvert les pages avec un couteau (Laguiole) qui m'avait été offert, il y a déjà quelques années (j'étais à Ajaccio, me semble-t-il, hébergé comme en famille, chez Lucie et Marie-Jeanne, que j'embrasse).

Et ma mère me disant, "Mais il faut que tu envoies une pièce de monnaie !"

Un couteau ouvre les pages d'un livre mais peut couper le lien d'amitié.

Il y a toujours des risques à couper quoi que ce soit. Ou un intérêt.

Enfin, à la toute dernière page du livre de Bonnefoy, il y a un dernier paragraphe, que je vais citer ici ; j'aime que l'auteur convoque son passé le plus intime pour le mettre en balance avec la singularité d'un art, et d'un artiste ; j'aime ce "Mais ce ne sont pas..." suivi d'un "mais bientôt le temps...", et d'un "Quant aux tableaux..." prolongé par une série émouvante de minuscules chevilles : "Et je les voyais... et je crois... et des nuits... et entrant... et pour notre bien..." ; j'aime ce regard ami cherchant à dire ce que contient de courage la trace laissée par le peintre.

Et puis dans cette nuit trouée de blancs je vois le voyage paternel vers la ligne de front du 38ème parallèle. Et d'ailleurs Alechinsky a dédié ce tableau à la mémoire de son propre père.

Et puis je pense à tous ces fragments, tous ces ossements littéraires corses, assemblés ici en un cortège improbable et mal fagoté (car enfin, tous ces livres méritent une toute autre attention ; mais quand donc profiterons-nous d'une critique enfin digne de ce nom dans ce pays !?)... Ce n'est certainement pas en vain, comme dit Stevenson (quelque part).

Voici les derniers mots d'Yves Bonnefoy :

Je me souviens d'une après-midi dans l'atelier d'Alechinsky. Nous regardions les Traversées ; et à cause de la nuit d'encre, de cette vague et de ces étoiles également effrayantes, de tant de solitude pour le frêle petit navire au sommet ou au creux de l'eau, penché, luttant, je pensais à un livre que je voyais de loin - d'en bas - quand j'étais enfant dans l'étroite bibliothèque vitrée, fermée, de mon grand-père : l'Histoire des naufrages, dix volumes ! Mais ce ne sont pas des naufrages qu'Alechinsky représente, ou s'il en évoque, ce n'est pas plus souvent que l'histoire de la navigation ne le veut. Le steamer dont il suit le voyage dans le Volturno est tout de suite ou presque dans la tempête, mais bientôt le temps s'améliore, avant de revenir à nouveau à des jours assez terribles, et aux dernières nouvelles la traversée continue. Quant aux tableaux, à ces grands tableaux des années récentes, il y en avait donc plusieurs, ce jour-là, devant nous, sur des chevalets à roulettes, que Pierre Alechinsky faisait avancer un à un, les autres restant à proximité, une vraie flottille. Et je les voyais, et je crois qu'on peut bien les voir, comme eux-mêmes des navires se rassemblant, après des jours et des nuits de mer violente ou étale, et entrant enfin, et pour notre bien, à bon port.

2 commentaires:

  1. Traversée sur le Danielle Casanova


    Quand tu laisses Marseille
    un peu comme une fête,
    aux éclats du couchant,
    la rade illuminée,
    la fièvre te saisis
    de penser à la Corse.

    Les jeunes, à pied, s'engouffrent
    sur les meilleurs des ponts
    pour bien voir la manœuvre,
    et le soleil couchant,
    qui luit sur Marseille
    et irise le soir.

    Bientôt le château d'If
    s'éloigne de la vue,
    et l'air marin attise
    l'envie de festoyer
    des premières "Pietra"
    et puis des "Merendella"

    Cette nuit de "ferry"
    n'est pas prompte au sommeil
    car même en traversant
    tu es rendu à l'Ile
    qui déjà te saisis
    comme une enchanteresse.

    Parfois si ton budget
    te permet ce bonheur,
    tu t'attables en famille
    et devant ces hublots
    tu goûtes des mets fins
    en regardant la mer.



    Cela fait si longtemps
    que les saveurs de l'Ile
    manquaient à ton palais.
    et cette langue Corse,
    ces sons que tu retrouves
    et parfois tes cousins .

    Mais mon meilleur moment
    est face la musique
    quand je peux siroter
    une "desperado"
    fraîche en cette nuit
    si pleine de promesse.

    Mais si bonne fortune
    n'a pas cligné des yeux
    du regard d'une belle,
    il faut bien dormir
    ou du moins essayer
    tant la nuit est magique.

    Mais le matin arrive
    ou une ritournelle,
    te réveille en douceur.
    déjà les ponts sont pleins
    des premiers à humer
    les senteurs d'Ajacciu.
    Mais qu'il est difficile
    de rompre avec ces charmes,
    du golfe qui s'éveille
    et de se préparer
    à quitter le spectacle
    de la ville endormie.

    Il faut bien débarquer
    soit par la passerelle,
    soit des soutes fébriles
    ou les derniers moments
    paraissent infinis
    et le choc se produit.

    Sur la terre de l'Ile,
    tu sais bien que la Corse
    la secrète, la belle,
    t'accueille en beauté
    avec tous ses parfums
    sa luminosité .

    Cette, fois, pas de doute
    tu y es dans cette île
    et aussitôt le charme
    brûle de tous ses feux
    et si nous attendions
    le marché, ses saveurs.

    Mais déjà les cousins
    exigent ta présence
    tu n'es plus dans Paris,
    sa foule solitaire.
    Ici, il faut parler
    et échanger des vies.

    Mais déjà, un appel
    monte en toi et te prends
    celui de la fraîcheur
    du village perché,
    et de ses châtaigniers
    dans la mer des fougères.

    Tu ne peux plus tenir
    et comme les anguilles
    des Sargasses venues,
    Il faut bien y répondre
    à l'appel des Montagnes
    au besoin du village.



    Car, la Corse est montagne
    et villages groupés.
    Là, où brille l'esprit
    des hommes fiers et libres,
    au parler rocailleux
    autant que leur granit.

    Paul Arrighi, août 2010.

    RépondreSupprimer
  2. Monsieur Arrighi,
    merci pour cet envoi.
    Puis-je parler sincèrement ? Cette poésie, dans sa forme et dans son propos n'est pas celle que je préfère. Ne m'en voulez pas, je vous en prie. Je vous parler amicalement, avec gratitude (pour votre attentive prédilection pour la chose corse), et donc avec honnêteté. Je connais des sites qui brocarderaient avec vigueur une telle poésie ! Ici sur ce blog, c'est un accueil amical qui vous est réservé mais qui doit se poursuivre par une point de vue sincère. Donc, ce que j'apprécie dans votre texte c'est la force d'un sentiment, mais sa nature et sa forme ne chantent pas à mes oreilles. Par exemple, je considère (et j'ai vécu) la Corse comme un ensemble beaucoup plus hétéroclite qu'"une montagne/et villages groupés". Un ensemble fabriqué avec de la ville, de l'urbain, des résidences, des immeubles, des hommes pas forcément fiers ni libres, sans parler rocailleux, sans granit, mais profondément humains, aimés, bourrés de faiblesses, de crimes impardonnables, de cauchemars usés comme de mauvaises rédemptions, d'orages tournant au-dessus des eaux, d'horizons marins dépassant les montagnes, de cancans inamicaux, de débiles profonds hantant les chemins, de chansons naïves et tant aimées transformées en drapeaux adolescents...
    Bref, j'arrête ici, dans l'attente de vos réactions. Ne prenez pas mal mes propos, mais il me semble que (je dois être malade) que votre texte est aussi nécessaire que ma réaction ; la littérature corse nous a déjà largement offert de quoi remettre en perspective votre commentaire et le mien, non ? J'ai toujours pensé qu'il fallait commencer avec les sentiments et points de vue REELS, réelement ressentis et pensés. De ce point de vue, j'apprécie votre texte et c'est pourquoi je le publie ici.
    Encore un grand merci à vous.
    (Je vous dis cela depuis Isseuges, entre Brioude et la Chaise-Dieu, c'est-à-dire un des endroits où est née la "littérature corse", voyez le deuxième billet de ce blog pour comprendre : vous y trouverez un type qui flingue à tout va !! Je vous l'avais dit : la littérature corse a de l'avance sur nous !!)

    RépondreSupprimer