jeudi 24 juin 2010

De la littérature sur les murs : "Bitton et Zonzon", "Gloria à tè Marcu Biancarelli", etc. etc.

Lu ceci, hier, dans "Le tag en Corse. Analyse d'une pratique clandestine", de Pierre Bertoncini (chez L'Harmattan, 2009) : trois pages consacrées à de singuliers graffitis, faits à Corte, autrefois. Le temps passe, le temps passe... mais nous avons peut-être là le récit des origines de la nouvelle littérature corse ! Celle qui a commencé au coeur de ces terribles années 1990...

(Ce billet fait ainsi écho à un précédent qui évoquait le premier ouvrage du même auteur).

Des séries de graffitis non signés sont posées dans un but humoristique sur le campus. Leur style proche des private joke les rend parfois difficilement identifiables. J'estime que nombre d'entre eux n'ont pas été recensés mais existent bel et bien. Depuis 1997, j'ai vu quelques graffitis de cette catégorie à Corte. Tout en les décrivant, j'indiquerai pourquoi je les interprète comme étant le fait d'étudiants.

En 1998, tandis que dans les kiosques à journaux le magazine humoristique insulaire A macagna commence à connaître un succès de vente, Corte est à ma connaissance la seule ville qui porte plusieurs sortes de graffitis montrant un conflit entre ces deux noms : Bitton et Zonzon. Zonzon apparaît sous la forme d'un pochoir, d'un "Z" encerclé, du nom écrit en toutes lettres. Bitton apparaît sous la forme d'une figure barbue peinte au pochoir. On voit un "B" encerclé ou le nom écrit en toutes lettres. Un combat entre les deux séries de graffitis est visible en plusieurs lieux de Corte. Parmi eux, des bâtiments de l'université ou des couloirs de cités universitaires confortent l'idée qu'il s'agit de graffitis étudiants. La lutte se fait par l'inscription de "Antizonzon" ou de barres de censure accompagnées de la pose du graffiti concurrent. Le tragique est inclus dans cette lutte quand on lit "Zonzon sempre vivu". L'hypothèse que je formule pour interpréter ces messages énigmatiques est la suivante. Il y a un souci de démonstration de maîtrise du langage graffitique. Le nom d'un groupe, son initiale inscrite dans un cercle, l'usage de slogans, la confection de pochoir, c'est une marque de sérieux. Ce sérieux ressemble aux moyens techniques employés par les bombeurs partisans de mouvements armés clandestins nationalistes. Corte à ce moment marque de nombreuses traces graffitiques des divisions parfois tragiques entre mouvements nationalistes. L'absurdité de la lutte entre Bitton et Zonzon visible sur des sites graffitiques portant déjà d'autres graffitis semble être une satire graffitique de ce qui est compris comme l'absurdité des luttes internes aux organisations nationalistes.

Durant la même période, je recense des graffitis se référant à la célèbre série de dessins animés visibles sur les écrans français à partir de 1990, "Les Simpson". La tête du père de la famille Simpson est bombée en deux lieux. La première pièce est muette. La seconde porte en légende : "Homer rè di Corti" (Homer, roi de Corte). Ce personnage symbolisant un certain conformisme social, on a affaire ici à une satire de la société cortenaise. Un dessin de Bart Simpson est bombé quant à lui près du stade municipal avec un "pétard" entre les lèvres. Dans cette même période, est éaglement bombé à Corte un "Tony Montana nique la police, NTM". J'estime que cette autre référence à la culture américaine n'est pas le reflet d'une volonté d'émettre un discous humoristique. L'interprétation de ce bombage reste difficile à mener. Deux ans plus tard, je rencontre deux exemplaires de "51-69, ma vie". Ces séries sont posées dans le centre-ville. Il est impossible d'affirmer qu'il s'agit de graffitis étudiants. La forte probabilité qu'ils le soient justifie leur présence dans ce paragraphe. Tandis que des slogans politiques sont marqués par l'idée de sacrifice, l'environnement social est considéré comme conformiste par les auteurs de ces séries. Dans la période où Scarface (De Palma, 1984) a atteint le statut de classique et que le film Trainspotting (Boyle, 1996) devient un film culte pour une partie de la jeunesse (j'en vois l'affaiche sur un mur de chambre d'étudiant cortenais), le sexe, l'alcool, la toxicomanie érigés humoristiquement en valeurs de référence apparaissent sans doute à certains bombeurs comme une alternative salutaire.

En décembre 2001, dans un entretien informel, j'apprends que des graffitis atypiques déjà effacés ont été vus à Corte. Parmi ces messages apparaît "Gloria à tè Marcu Biancarelli". Fin 2002, en entretien, un étudiant me donne des informations très précises sur cette série. Il ne me dit pas qu'il en est l'auteur mais affirme connaître celui-ci. La richesse de son témoignage, alors que selon lui la durée de vie de ces graffitis n'a pas dépassé les vingt-quatre heures, est cependant troublante. Ces bomabges n'ont jamais été vus directement. Le discours qui m'a été tenu à leur propos dès la fin 2001 m'a conduit à considérer comme plausibles les informations recueillies lors d'un seul entretien. L'observation, à Caraman, sous un carré blanc, de "Sigmund cu'noi" (Sigmund avec nous) conforte cette position. Les pièces bombées seraient donc : "A populu fattu, bisognu à chjavà" (Un peuple souverain doit baiser), cazzi diritti è muzze in fronte (bites dressées et chattes en avant), Sigmund cu'noi, i Pueti nutambuli di a notte, gloria à tè Marcu Biancarelli, campà per chjavà (vivre pour baiser), libertà per Marcantei, simu muti mà ùn saremu mai zitti (on se tait mais on ne se calmera jamais), i talibani fora". Les bombages sont décrits comme réalisés par des "fils de la contre-culture corse". La motivation de leurs auteurs serait un but "de rupture avec le pas des bottes cadencées. arrêtons de glorifier et sanctifier un combat inutile". L'analyse de ces graffitis permet de faire émerger qu'ils ont comme point commun (comme cela avait été observé avec "Bitton sempre vivu") la récupération, le détournement de formules graffitiques nationalistes. La création d'effet comique est semble-t-il une volonté identifiable dans tout le corpus. La référence à Freud est explicite. De Paoli à Yvan Colonna, en passant par le FLNC en général, il y a, si l'on se réfère à la citation de Freud, l'expression d'une volonté de mise à mort symbolique du père.

Les différentes séries de graffitis humoristiques décrites partagent ainsi des traits communs. Le premier est le détournement de caractéristiques formelles ou discursives des graffitis nationalistes qui sont en position de quasi-monopole sur la cité cortenaise. Ce détournement met en valeur ce que le combat nationaliste a pour certains bombeurs d'absurde, voire de stérile. Par la référence à la sexualité, à la création artistique, à la consommation d'alcool et de stupéfiants, donc à des moyens d'atteindre la sensation de jouissance, l'impasse que représente aux yeux de leurs auteurs certaines formes de lutte nationaliste est mise en évidence.

11 commentaires:

  1. "De la littérature sur les murs" : quel titre délibérément provocateur! Mais c'est vrai que quand l'été arrive il faut trouver de nouvelles ressources pour animer un blog ...
    Alors pour ne pas décevoir, je réagis en vache landaise face à un chiffon rouge.
    Peut-être que les graffitis des chiottes corses sont aussi révélateurs de l'"imaginaire corse" et qu'on pourrait les inclure dans une définition - déjà très extensive - de la "littérature corse" - ? Cela serait l'indice d'un esprit large et ouvert, "respectueux" de toutes les cultures !

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  2. Emmanuelle, merci pour ce commentaire.
    Puis-je corriger quelques erreurs ?
    Ce n'est pas la torpeur estivale qui me pousse à faire des propositions provocantes, la preuve : j'ai fait la même proposition (de l'importance des graffitis sur l'imaginaire corse) dans un billet datant du 24 mai 2009, c'est-à-dire au printemps !
    Et puis, tout cela repose très sérieusement sur une profonde conviction : c'est de la tension entre des pôles différents, voire opposés, que naît la vie d'un imaginaire (il faut un va-et-vient de notre libido vers de objets x, y, z comme dit Freud dans un article pour que cette libido vive).
    Donc, je suis d'accord avec le fait de promouvoir la "vraie" littérature fondée sur un acte sincère et profond d'écriture ; et d'un autre côté, j'ai envie que cet idéal soit équilibré par autant d'éléments hétéroclites, hétérogènes, "sales"... C'est l'espace ainsi créé entre ces deux pôles qui me semble permettre de nouvelles respirations, de nouveaux horizons, de nouveaux cheminements.
    Et je pense sincèrement que les graffitis relevés par Bertoncini et présentés dans son ouvrage sont un chapitre essentiel de l'histoire littéraire corse : j'aimerais savoir comment ils ont précédé/accompagné/continué les écrits de Marcu Biancarelli et Jérôme Ferrari, par exemple.
    Alors, les WC... haut-lieu littéraire corse ?
    Chiche !!

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  3. Mais ce n'est pas un problème de libido ou d'éléments "sales" ou "hétéroclites " et je trouve très intéressante l'étude des tags et des graffitis des chiottes sur un plan sociologique et culturel au sens large. Mais pas sur un plan littéraire !
    L'étude des graffitis relevés par Bertoncini - dont je ne connais que ce que tu en dis dans ce billet, ne peut quand même pas constituer "un chapitre essentiel de l'histoire littéraire corse"!! Là tu déconnes ...

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  4. Emmanuelle,
    bien sûr que je dé...vie de la route droite, puisqu'elle n'existe pas !
    Et je le fais avec grand plaisir : comme j'aimerais lire cette belle histoire littéraire corse sur un beau papier bible ! Mais elle n'existe pas !
    Alors je la cherche, partout... et je la trouve ! N'importe où ! Là où ça me chante ! (Et je reste conscient, joyeusement conscient, que c'est une façon décalée de poser la question...)
    Eh oui, moi aussi je suis "responsable mais pas coupable" !
    Plus sérieusement, la moitié environ de mes présentation d'extraits sont au second degré (ou plutôt associent étroitement le second au premier degré - et c'est vrai que des fois je ne sais plus trop ce que je pense vraiment ; finalement peut-être que les reproches les plus virulents qui m'ont été faits sont les plus justes : je n'aimerais rien tant que la dispute, la polémique, juste pour rire, d'une façon un peu diabolique !).
    Bref, fin de la parenthèse personnelle.
    Donc : je persiste : dans l'analyse de ces quelques graffitis qui n'ont peut-être même pas existé, il y a plus qu'un "chapitre essentiel de l'histoire littéraire corse", il y a l'essence même de la littérature corse !

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  5. Bon, je vais donc commander le dernier roman de Christian Giudicelli "Square de la couronne" chez Gallimard, pour lire un peu ce qu'est devenu le style de notre compatriote (ça va me changer du relent des "gogues" cortenais !).
    C'est curieux je ne vois pas son nom à gauche de l'écran ! suis-je bête ! Gallimard !!!

    Le bonjour à Mlle Calinade et, bien sûr, à F.X qui me surprendra toujours, je cite : " il y a l'essence même de la littérature corse dans l'analyse de ces quelques graffitis qui n'ont peut-être même pas existé !"

    Etonnant non ???



    Malko Nimu

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  6. Malko Nimu,
    mais enfin, mais enfin !
    Voulez-vous vraiment savoir pourquoi je n'ai pas parlé de Christian Giudicelli sur ce blog ? Tout simplement parce que je ne l'ai pas lu : au contraire de Jean-Noël Pancrazi (Gallimard), Angelo Rinaldi (Gallimard, et maintenant Fayard), Marie Ferranti (Gallimard), etc. etc. (les "etc.", ça fait toujours bien, comme la dégoulinure de confiture)...

    Je répète donc que :
    - je n'ai pas tout lu de la littérature corse (oh, loin de là !)
    - je n'ai pas parlé ici de tout ce que j'ai lu dans la littérature corse
    - vous (Malko Nimu et vous tous visiteurs amis) pouvez (et devez, dirait le tyran qui sommeille en moi) parler des auteurs de littérature corse que vous aimez et dont vous trouvez l'absence sur ce blog absolument insupportable !

    Alors ?

    Et merci pour ce commentaire étonné !

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  7. Basta, tous ces sous-entendus injustifiés. Le "patron" remercie, moi ça me gonfle.

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  8. Anonyme 07:35,
    je comprends votre agacement. Mais il vaut mieux que les sous-entendus soient audibles pour pouvoir être discutés. Cela n'est jamais facile ni totalement acquis, mais il me semble que petit à petit nous parviendrons à ne pas faire de frontières inutiles entre éditeurs d'ici et de là-bas, entre telle et telle langue, entre telle et telle époque ; c'est justement un des aspects passionnants de la "littérature corse" de ne nous pousser à remettre en cause ces frontières.
    Je répète donc que sur ce blog (ailleurs aussi), tous les livres nourrissant l'imaginaire corse sont les bienvenus - même si d'un point de vue "scientifique", il me semble nécessaire de prendre en compte les distinctions linguistiques, sociologiques, historiques, etc...

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  9. Quelques observations à Malko Nimu et d'autres...

    1/ Ce Blog est jeune: un an et demi. Comment pourrait-il être exhaustif?

    2/ Avant de faire ce genre d'insinuations, même avec le sourire, il faudrait bien connaître l'ensemble des billets : la réponse de FXR est assez explicite sur ce point.

    3/ le Blog est ouvert à toutes les contributions, FXR l'a assez dit : chacun d'entre nous peut donc combler les "manques" qu'il constaterait.

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  10. Francesca,
    issu blog hè giovanu, hè veru, ma sò digià stancu, ne possu più ! Aghju pientu a nuttata sana !
    Ciao à tutti !

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  11. Littérature...? Non, sans doute pas, car c'est plutôt de la spontanéité, la littérature est travail. Ceci dit, qu'un des auteurs fasse référence à un écrivain est intéressant.

    Mais j'adore l'humour et la dédramatisation des graffitis de "détournement", je me régale, il y en avait aussi de temps en temps à Aiacciu à la même époque. J'ai déjà cité ici : "Gloria à tè divan" . mdr.

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