dimanche 26 septembre 2010

Je vais le relire, je vais le relire !


Lui : - De quel livre s'agit-il ?

Moi : - "Ecrire en corse", de Jacques Fusina, il vient de paraître, chez Klincksieck.

Lui : - Et alors ?

Moi : - Comment ça : "et alors" ? Mais enfin, c'est la PREMIERE monographie sur la littérature de langue corse, la première, vous rendez-vous compte ? Septembre 2010 ! Alors que le premier auteur mentionné dans l'ouvrage est Guglielmo Guglielmi (1644-1728) et que des centaines de noms sont cités au cours des 190 pages ! Mais pourquoi avons-nous attendu si longtemps ? (Question passionnante, je vous assure).

Lui : - Bon, bon, mais maintenant ça y est, c'est fait : alors satisfait du résultat ?

Moi : - Alors, je vais vous dire, moi, je ne suis pas spécialiste comme l'auteur, hein ? Sur les 175 titres de la "bibliographie des oeuvres citées" (pages 163 à 169), je n'en ai lu qu'une quarantaine, et ma mémoire est défaillante. Je ressens donc d'abord beaucoup d'admiration et de gratitude pour une telle synthèse. D'autant plus que l'ouvrage allie l'intérêt d'une présentation bio-bibliographique qui traverse plusieurs siècles à une réflexion sur les aspects les plus importants d'une telle "littérature de langue corse" : le passage de l'oral à l'écrit, la question du choix entre les différentes langues, l'évolution du statut des écrivains, le rapport entre écriture savante et écriture populaire (notamment dans le cadre des "almanachs" au cours du XIXème siècle - tiens, il serait passionnant de disposer d'une réédition critique (avec traduction en français) d'un de ces almanachs, pour bien se rendre compte d'une telle pratique)...

Lui : - Ah, mais vous êtes toujours à réclamer que d'autres travaillent pour votre plaisir, vous !

Moi : - Oui, je sais, mais enfin, il y a une université faite pour ça et de nombreux passionnés qui n'officient pas dans ce cadre universitaire... cela fait un grand nombre de personnes compétentes. Moi, je ne suis qu'un lecteur, hein !

Lui : - Il a bon dos le lecteur... Et à part ça, il y a d'autres moments réflexifs qui vous ont intéressé dans cet ouvrage de Jacques Fusina ?

Moi : - Oui, notamment les chapitres 35, 40 et 50. (Je vous rappelle que l'ouvrage est divisé en 50 courts chapitres qui répondent chacun à une question qui fait le titre du chapitre). Pourquoi ces chapitres ? Eh bien parce qu'ils portent le regard de l'auteur sur les grandes lignes de l'évolution de la littérature de langue corse des dernières décennies. Ecoutez plutôt : "35. Quelles évolutions peut-on observer dans la littérature contemporaine ?", "40. Quels problèmes généraux se posent pourtant à l'écriture d'expression aujourd'hui ?", "50. Pourquoi écrire en corse aujourd'hui ?" Fantastique, non ?

Lui : - Passionnant...

Moi : - Vous faites de l'ironie maintenant ? Non, mais si vous n'avez aucun goût pour la représentation qu'offre la littérature, il faut le dire tout de suite, cela m'évitera... Veuillez m'excuser, je m'emporte, je m'agace, mais je sais bien que tout le monde ne pense pas comme moi, il faut que je l'accepte, je sais... mais qu'est-ce que c'est difficile !

Lui : - Allez, calmez-vous, je plaisantais.

Moi : - Non, mais, sérieusement... vous connaissez un peu les livres corses ? Vous les lisez avec plaisir ? Qu'est-ce que vous cherchez en les lisant ? Franchement, je brûle de le savoir.

Lui : - Il est 15 heures 15... Le mistral dans le ciel écrase du bleu à pleines mains (c'est Giono qui écrit cela dans "Le serpent d'étoiles")... Quittez cet ordinateur, vous alignez des mots à peine réfléchis, vous vous gargarisez avec les mots des autres, vous vous parez de billets numériques, pour jouer le rôle de quel paon, on se le demande ! Mais sortez donc, respirez un peu. C'est pour votre bien que je dis ça.

Moi : - ...

Lui : - ...

Moi : - Je disais qu'il était passionnant de voir s'exprimer le point de vue de l'auteur dans ces chapitres 35, 40 et 50. Car, voilà ce que je voulais dire, je trouve que la littérature (ou la représentation artistique en général) n'est jamais aussi vivante que lorsqu'elle est sujet de débat entre chacun de nous (et pas seulement entre scientifiques). Elle n'est jamais aussi vivante que lorsque s'expriment des visions différentes, singulières, des goûts et des désirs différents, singuliers. Et c'est pourquoi je suis profondément heureux lorsque je lis les phrases suivantes écrites (page 120) par Jacques Fusina lorsqu'il évoque les livres des années 1990 et 2000, en reprenant et en commentant l'étude d'Alain Di Meglio ("Eléments de continuité et de rupture dans l'expression littéraire corse" : "La volonté de distanciation par rapport à la société locale, une moindre affirmation d'engagement politique, des projets littéraires plus individualisés, une diversité d'influences et de postures laissent en effet l'impression d'écritures se complaisant de plus en plus dans des formes provocantes, transgressives ou iconoclastes, avouées d'ailleurs par certains des jeunes auteurs eux-mêmes. Une des questions d'importance que pose en conclusion l'étude citée est bien celle, encore en débat, d'une littérature d'expression corse qui serait résolument détachée du rapport à la Corse et à laquelle plusieurs auteurs actuels semblent non seulement répondre par l'affirmative, mais encore y trouver les fondements de leur production. Au prix, ajouterons-nous, d'une surévaluation des critères d'accessibilité à la langue qui leur fait non seulement tourner le dos à l'ostentation linguistique (comme marque rejetée des situations de diglossie), mais parfois aussi négliger le simple bénéfice d'une rigueur ou d'une clarification linguistiques (ce qui n'aurait pourtant rien de commun avec un supposé purisme)."

Lui : - Ah oui, d'accord, je vous vois venir avec vos gros sabots : vous cherchez encore à enflammer les esprits ! Vous cherchez la polémique pour la polémique !

Moi : - Absolument pas. Et vous le savez bien. Mais votre crainte de tout débat est telle (je veux dire de tout débat réel : celui dans lequel des amis discutent de leurs désaccords) que vous appelez pyromane et criminel quiconque recherche un tel débat. Un espace public n'est pas un désert ni une arène ; ce devrait un lieu tel le tillac du "Quart livre" sur lequel tombent les paroles gelées qu'évoque Rabelais, un lieu de réjouissances ludiques, reprenant à nouveaux frais les significations et valeurs que les générations précédentes nous ont transmises. Non ? Alors, il me semble que ce propos de l'auteur est tout à fait pertinent et en même temps il rate l'essentiel : l'iconoclasme des oeuvres évoquées - pensons à "Prighjuneri" de M. Biancarelli et "Variétés de la mort" de J. Ferrari et à leur mauvais goût parfois affiché, leur violence satirique, leur aspect débridé, hirsute, irrécupérable - était absolument nécessaire, vital, vivifiant parce qu'en réaction avec une société corse invivable dans laquelle la violence armée a tué nombre de personnes mais encore de rêves. Est-ce qu'un ouvrage sur la littérature d'expression corse ne devrait pas faire une place aux conditions historiques et sociales dans lesquelles elle se produit ?

Lui : - Vous m'en demandez trop. Mais peut-être que vous ne me posez pas vraiment la question ?

Moi : - Ok, vous reconnaissez une question rhétorique quand elle pointe le bout de son museau, mais ce que je voulais dire c'est que je trouve le jugement de Jacques Fusina pertinent sur la réalité de l'écriture de ces livres mais incomplet parce qu'il ne permet pas de comprendre pourquoi de tels écrivains ont agi ainsi et pourquoi des lecteurs (tant de lecteurs ?) ont aimé et aiment encore ces livres. Ainsi, il écrit deux pages plus loin, dans le chapitre 36, à propos de Marcu Biancarelli : "Bien qu'ayant commencé à se faire connaître par des poèmes (Viaghju in Vivaldia), Marcu Biancarelli, né en 1968, s'oriente rapidement vers la prose par deux recueils de nouvelles en éditions bilingues, Prighjuneri/Prisonnier et San Ghjuvanni in Patmos/Saint Jean à Patmos, primés au Salon du livre insulaire d'Ouessant. C'est aussi le cas pour son premier roman intitulé 51 Pegasi, astru virtuali (traduit en 2004) au ton quelque peu provocant, tout comme les nouvelles, mieux en phase avec les goûts d'un public plus jeune, et résolument éloigné non seulement d'une écriture de la tradition ou même de l'engagement idéologique, mais aussi de tout lyrisme, en privilégiant au contraire une ouverture géographique autant que sociologique. C'est aussi la raison pour laquelle ses textes ont parfois été utilisés sur la scène pour des créations théâtrales intéressantes (Jean-Pierre Lanfranchi, Christian Ruspini). Certaines des traductions en français sont l'oeuvre du complice Jérôme Ferrari, jeune romancier publié chez Actes Sud. Le recueil Stremu miridiani/Extrême méridien a ajouté encore à la popularité de Biancarelli, qui multiplie à plaisir déclarations et entretiens, sans compter une intense communication par les blogs où il explique et justifie sa posture littéraire. D'aucuns considèrent cette activité et ce style comme la voie de la modernité qu'attendait vainement l'expression littéraire corse." Bon, clairement, nous comprenons que l'auteur ne pense pas comme "d'aucuns", et c'est tout à fait normal et légitime. Mais il me semble que la posture littéraire de cet auteur (M. Biancarelli) a des causes plus complexes et profondes. Il est abondamment nourri de littérature de langue corse (fait des allusions aux oeuvres de Ghjacumu Thiers ou de Rinatu Coti, ou bien encore pour leurs aspects "politiques" aux romans de Sebastianu Dalzeto, nourris de socialisme, ou bien encore aux auteurs corses, comme Anton Francescu Filippini, qui se sont rapprochés de l'Italie), il entre en dialogue avec eux, il revivifie ces oeuvres en les engageant dans ce dialogue romanesque. Ainsi j'ai lu ses livres comme des textes profondément en colère, profondément "lyriques", mais un lyrisme à la Flaubert, un lyrisme débarrassé de toute naïveté (par exemple en ce qui concerne les relations d'amitié dans "Murtoriu", mais je n'en dis pas plus, il faut lire ce livre - dont la traduction est au combien attendue !). Alors, oui, peut-être que le style de son écriture est moins recherché que celui d'un Jérôme Ferrari, mais n'y a-t-il pas trop d'emphase chez Ferrari ? Cette critique, légitime, a été faite dans un article du magazine "Politis", à propos de "Où j'ai laissé mon âme". Et je me dis, bon, de l'emphase, oui, cela s'entend certainement, mais c'est peut-être le signe que l'auteur n'a pas abdiqué toute compassion pour ses personnages. Chez Ferrari s'exprimerait une sorte de voix emphatique et chez Biancarelli une voix plus prosaïque.

Lui : - Vous délirez, là non ?

Moi : - Toujours rêvé à l'étymologie de ce verbe : "sortir du sillon"... Oui, oui, c'est bien ce que je fais.

Lui : - Reprenez le fil, allons.

Moi : - Oui, je voulais simplement signaler ceci. La littérature corse est née à partir du moment où des auteurs et des lecteurs (cela inclut des lecteurs "professionnels" comme les éditeurs, les libraires, les bibliothécaires, etc.) ont écrit et lu avec le désir de prendre en charge - par des moyens littéraires - toutes les contradictions des sensibilités et des situations sociales et historiques de la Corse. Pour moi, cela a commencé avec "A Funtana d'Altea" de Ghjacumu Thiers en 1990. Mais c'est un point de vue partiel et excessif !

Lui : - (A part) Aïe, aïe... il radote.

Moi : - En plus, on peut lire page 137 (chapitre 40), sous la plume de Jacques Fusina, ceci : "Il faut donc se réjouir de cet important regain et comprendre certaines des postures des jeunes écrivains qui rejettent de plus en plus nettement la période précédente dite du "riacquistu", trop marquée, selon eux, par l'engagement politique et culturel, pour revendiquer des attitudes plus individualistes et des itinéraires plus personnels face à la question littéraire en général." Donc je vois bien que l'auteur est "compréhensif" et qu'il ne rejette absolument pas cette expression-là. Et j'espère avec lui - c'est déjà le cas, me semble-t-il - que bien d'autres types d'écriture (en langue corse ou en langue française) seront expérimentés par les écrivains insulaires.

Lui : - (A part) Ouh là, revoilà l'obsession multilingue...

Moi : - Car enfin, un autre aspect passionnant du livre de Jacques Fusina est de se centrer sur l'expression littéraire en langue corse tout en laissant de la place à bien des livres qui ne sont pas écrits en langue corse ! A son corps défendant. Puisque le dernier chapitre (le 50ème, pages 158 et 159) dit ceci : "Mais certains des observateurs actuels vont plus loin en proposant de ne pas limiter la littérature corse à son expression en langue corse, mais d'étendre cette définition à des textes écrits en d'autres langues : le latin, l'italien, le français, chronologiquement venus de l'histoire, et aussi toute autre langue, dès l'instant que l'oeuvre concernée porterait son influence dans l'imaginaire collectif corse. Une telle redéfinition n'est pas sans hardiesse, puisque tels textes se présenteraient alors comme des sortes de miroirs où se reflète, et en même temps se constitue, cet imaginaire collectif, à supposer cependant qu'il existe car, comme pour l'identité, il convient de se méfier de toutes ces visions trop facilement englobantes dans un domaine où l'acte même de l'écriture reste, tout du moins dans son premier mouvement, éminemment individuel." Mais l'auteur lui-même, comme je le disais...

Lui : - Ho ho !... allô ! Il ne m'entend pas !

Moi : - ...comme je le disais, l'auteur lui-même signale nombre de publications en italien, en latin (notamment le "Vir Nemoris", oeuvre extraordinaire appelée à devenir une référence incontournable pour cette littérature corse, si, si), en français aussi (notamment les textes de Marie-Jean Vinciguerra, de Jean-Marie Arrighi, de Jean-Claude Rogliano). C'est pourquoi il me semble qu'il sera à la fois très pertinent d'étudier les littératures corses d'expression italienne, corse, française en faisant attention à la question linguistique tout comme nous aurons besoin de monographies sérieuses et agréables comme celle de Fusina sur une littérature corse entendue comme une expression littéraire qui a utilisé et utilise encore plusieurs langues.

Lui : - ... et le rapport avec la photo au début du billet ?

Moi : - ... absolument aucun.

Lui : - C'est vraiment n'importe quoi ! (Il sort.)

Moi : - Ouaip. (Il sort, parce qu'il fait vraiment beau aujourd'hui, malgré le mistral.)

5 commentaires:

  1. Thanks a lot, dear.
    J'adore cette manière de mélanger, en pertinence, recension d'ouvrage et état des lieux, sans oublier de restituer la voix de la rumeur, cette voix qui, rentrée au bercail répondra, si on lui demande ce que tu as dit : « Rien ! Mais si tu avais vu comme je lui ai parlé ! ».
    Congratulations.

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  2. Je partage entièrement l'avis de Zixa (c'est ainsi qu'on le nomme dans son fief du Fiumorbu)...Je partage et je regrette que nous n'ayons pas toujours eu le temps de lire les ouvrages avec le début du débat. Pour ce qui me concerne le livre a été parcouru mais il me faut du temps pour en parler. Je salue donc l'heureuse initiative de Jacques mais...s'il était possible F.X. Renucci de "programmer un temps soit peu les débats de fond, ce serait parfaitement parfait ...Serait-ce possible ?

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  3. quand j'ai lu le sommaire du livre de jacques Fusina, j'ai pensé qu'il s'agirait d'un énorme pavé. En réalité, il est relativement court au vu des sujets traités. Ce n'est pas un défaut, au contraire, car il en aura sans doute plus de lecteurs, qui auront ainsi une information synthétique appréciable de la littérature de langue corse, mais inévitablement il est souvent un peu elliptique, comme on le voit sur certains passages cités ici et qui restent légèrement opaques au néophyte...

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  4. Merci à tous pour ces premiers commentaires.

    Ok, Norbert, j'ai été trop vite mais c'est de la faute de l'auteur ! Je brûlais de lire les pages qu'il consacrerait à la littérature corse contemporaine, et j'ai vu qu'il y avait matière à débat et que l'auteur lui-même indiquait son point de vue personnel, engageant ainsi lui-même la discussion - merci à lui ! Cher Norbert, prends ton temps pour lire l'ouvrage, chacun son rythme, comme lorsqu'on se dirige vers un sommet. Et puis il ne fallait pas lire ce billet avant d'avoir lu et ruminé l'ouvrage.

    Anonyme 15:10,
    oui, effectivement le livre de J. Fusina n'est pas un pavé (personnellement, j'aurais aussi aimé qu'il existât un tel pavé !) et de ce fait il touchera le plus large public qui aura ensuite envie de feuilleter ou d'acquérir l'une des 175 références de la bibliographie. Et puis face aux libraires du continent, je pourrai brandir ce livre comme une bible pour faire reculer les ignorances et les préjugés ou l'indifférence. Désolé si certaines citations apparaissent un peu elliptiques ; la lecture de l'ensemble de l'ouvrage est recommandée, c'est vrai, pour mieux saisir les enjeux. Enfin, j'espère que l'expression de mon désaccord (respectueux) est quand même assez claire. En tant que lecteur, j'ai absolument besoin de livres (corses) qui me remuent, qui secouent les discours traditionnels, ouvrent de nouveaux horizons, de nouveaux espaces de sensibilité. Et il me semble que même des textes anciens font ça (je pense au "Vir Nemoris", à la "Dionomachia", au "Morte è funerali di Spanettu", à "Pesciu Anguilla", etc. il y en a bien d'autres, et que je n'ai pas lus). Ce que je veux dire, c'est que l'ouvrage de Jacques Fusina me semble fondamental et en même temps ne met pas assez l'accent sur certains "coups de force", des "événements" littéraires qui nous parlent, nous concernent de façon vitale aujourd'hui (et pas seulement comme ouvrage de délectation esthétique ; et je n'ai rien contre ce type de délectation, bien au contraire !). En bref, à la question finale de l'ouvrage "pourquoi écrire en corse aujourd'hui", j'ajouterai la question "pourquoi lire de tels ouvrages aujourd'hui ?".

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  5. Si n'hè parlatu eri sera à un caffè literariu in Bastia? Quale ci hè andatu?

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