Quand ai-je acheté ce livre ? C'était à Ajaccio, à la librairie La Marge du temps de l'éditeur et libraire Colonna d'Istria (je me souviens de cette odeur de tabac, il fumait la pipe et de ce pan de mur entier, du sol au plafond, consacré aux livres corses, à gauche en entrant).
Pourquoi ai-je acheté ce livre ? Puisque c'était dans les années 80, certainement parce que je participais affectivement au mouvement de révolte nationaliste. Je devais vouloir chercher dans un tel livre une nourriture "concrète" de ce que je ne vivais qu'à distance, bien qu'habitant Ajaccio alors.
Comment l'ai-je lu ? Je ne me souviens pas de beaucoup de choses. De la dernière nouvelle, qui donne son titre au recueil, il y avait de l'action, cela m'a plu, je pense. Mais surtout, je me souviens de trois petits textes séparés les uns des autres par d'autres textes et liés entre eux par un titre énigmatique et le même sujet.
"19328 (1)", "19328 (3)" et "19328 (5)" m'ont d'abord accroché grâce à ce nombre qui est un numéro de prisonnier. Où sont les (2) et (4) ? Je ne sais pas. Pourquoi ne sont-ils pas là ? Je ne sais pas. Il n'y a que les chiffres impairs. Chaque texte fait une page et demi à deux pages. Le sujet est toujours le même : le narrateur raconte une visite au parloir pour aller parler à son ami Leonu, prisonnier politique corse, incarcéré dans une prison de Lyon.
Alors, autant vous dire que beaucoup de choses ne me plaisent pas dans ces textes. (Je crois qu'il est nécessaire de décrire le plus sincèrement possible ce qui se passe dans l'esprit et le coeur d'un lecteur pour que nous gagnions en connaissance et pour que nous sachions ce que les oeuvres corses font vraiment.)
Ce que je n'aime pas ? ce qui suscite en moi des réticences ?
Et bien le fait que ces petits récits sont vite récupérés par un discours politique et idéologique (et je n'ai rien contre les idées politiques et les idéologies !). Au moment, où j'aimerais que les notations affectives, concrètes, humaines prennent le dessus, ce sont les Idées qui viennent les contenir (par exemple : "une Corse limitée dans le temps par un système oppressif", ou "certains hommes qui se permettent d'en déporter d'autres, loin de leur terre", ou "combien de fois après le bagne de Toulon d'autres noms allongeront la liste de ces lieux de déportation que ce soit Melun, Lyon, Moulins, Fresnes...").
Ou bien encore une écriture trop informative, qui se veut trop simple et directe, qui refuse les ambiguïtés, qui ne rend pas assez justice à la force des sentiments, se contente d'images, de formules lyriques que je trouve (personnellement) convenues ou un peu adolescentes (par exemple : "J'aurais préféré, plutôt que de subir, pratiquement à chaque voyage, le bruissement uniforme de la pluie, que, goutte après goutte, elle rassemble nos colères et réduise à néant tois, murs, barreaux de cette prison.")
Et pourtant, ces textes ont fait et font encore sur moi une impression durable ; je m'en souviens ; je revois ce numéro énigmatique ("19328"), jamais expliqué dans les textes, comme une date impossible (mélange de 1932 et 1928) ou inatteignable (on a pu se projeter en l'an 2000, et maintenant peut-être 2050 voire 3000, mais comment imaginer la vie des humains en 19 328 ?).
Et je ressens toujours aussi fortement ce que je trouve réussi dans ces textes : l'association d'une expérience qui déchire, coupe, tronçonne, hachure, déréalise, rend tout superficiel, répititif, creux (ce voyage jusqu'au parloir, la pluie, la laideur, le froid) et la chaleur des désirs humains, des amitiés, de l'amour pour la Corse liant et reliant, supprimant les cassures, les déchirures, les coupures (et voici que je vais devenir lyrique moi aussi !). Et je dis que ces deux éléments contraires, pour moi, sont "associés" et non seulement "opposés" : c'est avec le matériau imposé de ces espaces-temps étranges (voyage vers parloir) que le narrateur recompose une continuité ; le rythme du train relayé par le rythme de la parole, les sentiments et les réflexions violemment enfoncés au coeur des silences, des non-dits.
Voilà par exemple un passage qui me plaît (j'aime le rythme et les répétitions) :
Les pas perdus, ce n'est pas dans les gares qu'ils vont mourir, mais devant les portes des prisons. Je me sentais un bout de Corse qui allait retrouver un autre bout de Corse. Une Corse dans un parloir étroit, une Corse limitée dans le temps par un système oppressif, une Corse qui subit toujours le même système. Dehors ou dedans, il n'y a qu'une seule Corse.
Regards, gestes et mots en accéléré, pour ne rien perdre, ne rien oublier. Un temps dédié à l'échange, à l'affection. Les secondes qui battent au rythme, à la cadence des mots. Mots qui dansent, tournoient, virent, dérivent, reviennent, partent, éclatent. La mémoire prend de l'espace, se fait espace et l'espace universel. L'existence est là, réelle, complice, totale, en continu, toute continue.
J'aime ce passage et beaucoup les deux dernières phrases. L'absence du verbe "se fait" (cette fois, l'auteur n'a pas voulu répéter) dans la première phrase qui concrétise par les mots que "l'espace" occupe justement tout l'espace et puis dans la deuxième le mot "existence" qui n'arrive que lorsque deux êtres se retrouvent ; exister c'est être au moins deux, et parler.
Alors le "parloir" (mot présent dans les trois textes), devient le "seul carrefour du possible". Et ce moment si bref est aussi une occasion : "Et la Corse se questionne, cherche, s'interroge".
Mais vous avez certainement une autre expérience de lecture de ce recueil de nouvelles, ou de ces textes ?
L'ouvrage - "La vie au bout" - a été écrit par Jean-Pierre Graziani, publié aux éditions Cismonte è Pumonti, en 1988 avec une préface de Roccu Multedo. (Et surtout que mon regard personnel de lecteur ne soit pas compris comme une critique malveillante ou inconsidérée, il ne s'agit pas pour moi de blesser quiconque ; ce qui m'importe c'est ce qui se passe réellement entre les oeuvres et ceux qui les investissent - les lecteurs).
Ce blog est destiné à accueillir des points de vue (les vôtres, les miens) concernant les oeuvres corses et particulièrement la littérature corse (écrite en latin, italien, corse, français, etc.). Vous pouvez signifier des admirations aussi bien que des détestations (toujours courtoisement). Ecrivez-moi : f.renucci@free.fr Pour plus de précisions : voir l'article "Take 1" du 24 janvier 2009 !
Ambiances de parloirs et évocation de Saint-Ex un peu plus haut.
RépondreSupprimerEtonnant. Je ne peux m'empêcher de penser à une lecture que j'ai fait il y a quelques temps dans une maison d'arrêt.
J'y ai vécu une expérience rare, réellement, un échange d'une humanité absolue avec les détenus. Une discussion d'un niveau littéraire exceptionnel. Nous avons parlé de Nietzsche, de Dostoievski beaucoup(et des Cahiers de la Maison Morte, on s'en doutera),et de Saint Ex énormément.
J'ai entendu des phrases fortes. Un détenu qui a connu le couloir de la mort et en a réchappé m'a dit "j'ai connu mille morts", un autre a conclu une longue analyse sur la Corse par ces mots : "Si la mort avait une nationalité, elle serait corse".
Avant que je ne parte, un autre prisonnier, enfin, m'a fait cadeau d'un manuscrit original qu'il a écrit. Des variations sur l'oeuvre et la vie de Saint Ex. Son départ de Corse, un poème sur l'île, sa mort.
Je suis un peu troublé de retrouver ici ces thèmes qui reviennent. Troublé et émerveillé.
Comme si les idées des hommes étaient plus fortes que les murailles. Capables de se rencontrer dans je ne sais quel mystère.
Pensez à eux.
MB
Oui, effectivement, tous ces échos, liens, retours et reprises sont effectivement très troublants. En même temps, ils dessinent un monde dans lequel nous vivons sans le savoir.
RépondreSupprimerNos imaginaires ont certainement bien plus en commun que nous ne le pensons ; et en même temps, une fois que nous l'avons pensé, il me semble beau de pouvoir écouter chaque variation humaine, chacun dans sa singularité absolue (il est même impossible de trouver "deux gouttes d'eau" vraiment identiques !).
Oui, la prison me semble une figure très importante dans notre imaginaire, tout au long des siècles ; intéressante à creuser... (humour involontaire mais significatif !)
Je me demande bien sûr : dans quelle mesure aurons-nous la possibilité de lire ce manuscrit dérivé de la figure de Saint-Ex et d'en parler avec son auteur ? Pensant moi-même depuis quelque temps au même sujet, je suis très intéressé.
Tout cela m'évoque un autre manuscrit, écrit en prison là aussi, par un vieux prisonnier que nous connaissions (et qu'a pu devenir ce texte, d'écriture petite sur des feuilles cartonnées ?)
Je me demande aussi si l'on a la possibilité d'aller sur Internet lorsqu'on est détenu ; j'imagine que cette question est absurde et que c'est impossible...
Merci, Marcu, pour ces prolongements.
Non. Je ne crois pas qu'internet soit accessible pour les détenus.
RépondreSupprimerIl y a bien sûr quelque chose d'intime dans ce manuscrit qui m'a été donné, et je ne m'autorise pas à le diffuser (même si je me dis que ça en vaudrait la peine). Si un jour j'ai de nouveau le contact avec cette personne et qu'il m'en donne la possibilité je le ferai très volontiers cependant.
MB