mercredi 1 avril 2009

Eloge du simple lecteur

Quelques mots à propos de la deuxième des propositions sur lesquelles repose ce blog.

Le 24 janvier dernier, j'écrivais ceci dans le premier billet :

1. La littérature corse est la somme des textes qui nourrissent l'imaginaire corse. Cette littérature est écrite et orale, multilingue (latin, italien, corse, français - bien d'autres encore ?), produite par des auteurs corses ou non (Rinatu Coti et Honoré de Balzac, pour en citer deux que j'aime).

2. En même temps qu'il est absolument nécessaire de constituer une bibliothèque de littérature corse complète et accessible, il me tient à coeur de participer à une autre activité : aborder et découvrir cette terra incognita qu'est la lecture de cette littérature. Quels livres sont lus ? comment ? Quels textes, quelles histoires, quels personnages hantent nos esprits et nos imaginaires ?

Je crois profondément à l'importance d'engager chaque lecteur à raconter ses lectures (même si cela n'est pas facile). Il s'y dit quelque chose du livre lu, quelque chose du lecteur, quelque chose aussi de notre imaginaire collectif. Ce qui se joue dans le passage entre l'objet livre déchiffré par les yeux du lecteur et l'esprit de ce lecteur est essentiel ; cela se rejoue ensuite entre deux lecteurs qui lorsqu'ils se rencontrent se racontent bien sûr des histoires de lectures : dans ces entre-deux est la vie.

Deux exemples : on m'a conseillé de lire le bref article de Virginia Woolf intitulé "Comment lire un livre". Je viens de le faire, il est effectivement très riche. (Notamment il est intéressant de voir combien elle cite comme ses auteurs de chevet des écrivains que je ne lirai certainement jamais et qui ne peupleront pas mon imaginaire ; et combien nos horizons littéraires sont bornés par des murailles nationales, linguistiques et historiques).

Elle écrit ceci (je crois que ce sont, pour la plupart, des paroles très célèbres) :

Le seul conseil, à vrai dire, qu'on puisse donner sur la lecture est de ne pas suivre de conseils, de se fier à son instinct, de faire usage de sa raison et de tirer ses propres conclusions. (...) L'indépendance d'esprit est la première qualité d'un bon lecteur.

Puis, plus loin, vient la justification de l'importance de cette indépendance d'esprit :

Nous aurons beau insister sur l'importance d'une neutralité bienveillante ; nous aurons beau nous efforcer de mettre de côté notre identité pendant notre lecture ; nous savons cependant que nous ne pouvons pas nous confondre pleinement avec l'auteur, ni nous absorber pleinement dans ce que nous lisons ; il y a toujours un démon en nous pour chuchoter : "J'aime, je déteste", et nous ne pouvons pas le réduire au silence. C'est même précisément parce que nous avons cette tendance à aimer et à détester que notre relation avec les poètes et les romanciers est si intime, au point de rendre intolérable la présence d'un tiers. Et même si les conséquences sont préjudiciables et que nos jugements sont faux, il reste que notre goût, le nerf sensitif qui nous envoie les chocs, est ce qui nous éclaire le plus ; nous apprenons en ressentant ; nous ne pouvons pas supprimer nos particularités sans déboucher sur un appauvrissement. Mais avec le temps, peut-être pouvons-nous façonner notre goût ; peut-être pouvons-nous le soumettre à une forme de contrôle.

Voilà qui est bien dit selon moi : assumer sa subjectivité (inévitable et aussi condition nécessaire d'une véritable compréhension de ce qu'on lit) mais aussi s'engager à "contrôler" ou "façonner" ce goût subjectif ; nerf sensitif réagissant ici et maintenant et esprit raisonnable prenant le temps d'y revenir : à l'intérieur du lecteur aussi, il y a une dialectique à faire jouer ! La conséquence est que, par principe, tout le monde, absolument, peut prendre la parole... mais une fois cette parole prise, elle rend chacun de nous responsable de sa pertinence. (Qu'en pensez-vous ?)

Et puis ces derniers mots, vraiment très beaux :

Nous devons rester de simples lecteurs ; nous ne nous donnerons pas cette gloire supplémentaire propre à ces êtres rares qui sont aussi critiques. Mais il reste qu'en tant que lecteurs, nous avons nos responsabilités, et même notre importance. Les normes que nous érigeons et les jugements que nous formons partent dans les airs et se diffusent dans l'atmosphère que respirent les écrivains quand ils travaillent. Une influence se crée qui s'exerce sur eux, même si aucun texte imprimé n'en rend compte. Et cette influence, si elle est avisée, énergique, personnelle et sincère, peut prendre beaucoup de valeur à une époque où la critique ne peut plus s'exercer normalement, où les livres sont passés en revue comme un cortège d'animaux dans un stand de tir, où le critique n'a qu'une seconde pour charger son arme, viser et tirer, et où l'on peut bien l'excuser s'il prend des lapins pour des tigres, des aigles pour des volailles de basse-cour, ou s'il manque complètement sa cible et laisse son coup se perdre sur une vache qui broutait paisiblement dans un champ voisin. Si, derrière la fusillade fantasque de la presse, l'auteur sentait qu'il existe une autre sorte de critique, l'opinion de gens qui lisent par amour de la lecture, lentement et pour le plaisir, et font preuve dans leur jugement d'une grande compréhension mais aussi d'une grande sévérité, cela ne pourrait-il pas améliorer la qualité de son travail ? Et si grâce à nous les livres pouvaient devenir plus forts, plus riches et plus variés, cela vaudrait le coup d'atteindre pareil but.

Je souscris à ces mots (prononcés en anglais le 30 janvier 1926 dans une école privée pour jeunes filles à Heyes Court dans le Kent, Angleterre) mais j'irais aussi vers un horizon plus vaste que celui des livres, tremplins parmi d'autres de nos imaginaires ; j'irais justement vers cet espace mouvant et impalpable qu'est notre imaginaire collectif, tissé et détissé sans cesse par chacun d'entre nous, tous les jours, jour et nuit. Je suis persuadé que cet imaginaire collectif sera d'autant plus fort, riche et varié que nous mettrons au jour nos influences personnelles, influences avisées, énergiques, personnelles et sincères.
What a program !

Je voulais finir en citant une page du "Pour un Malherbe" de Ponge (c'était le deuxième exemple promis) mais je sens que ce serait de trop.

Plutôt ceci, sans commentaires, pour une fois (extrait de A santacroci / L'Abécédaire de Rinatu Coti, coédité par Matina Latine et Eolienne, en 2006) :

D

Dumènica, fendu ghjornu
S'alegra la cumpagnia

Si mòvini li ziteddi
Cantendu à fantasìa

Li pueta è l'aceddi
Sò a stola d'armunia

ed eccu a traduzione di Paulu Dalmas-Alfonsi :

D

Dimanche, au point du jour
Se réjouit la compagnie

Les enfants qui remuent
Chantent quoi bon leur semble

Les poètes et les oiseaux
Forment nuée, en harmonie.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire