dimanche 24 mai 2009

Emmanuelle Caminade : un récit de lecture

Suite à plusieurs échanges via blogs et mails respectifs, je suis content de placer dans ce billet, le "récit de lecture" (c'est moi qui dit cela, bien sûr, voyant des citations importantes du texte commenté) d'Emmanuelle Caminade, blogueuse émérite dans le domaine de la critique littéraire ; son site : L'or des livres.


(Suite au dernier billet -et commentaires- au sujet du dernier livre de Jérôme Ferrari )

A François-Xavier Renucci

La blogosphère littéraire est très diverse. J'y distingue essentiellement trois tendances qui, parfois, se recoupent plus ou moins :
- simple partage d'impressions, de coups de coeur, plus rarement de coups de gueule, donnant souvent une vision très partielle et superficielle des livres,
- critiques littéraires étayant leurs impressions sur des analyses plus ou moins fouillées du texte, à mon sens moins nombrilistes et plus respectueuses des auteurs ( je me situerais plutôt dans cette ligne),
- publication d'extraits de livres, suivie ou non d' analyses et de discussions, démarche rendant justice aux auteurs , approfondie mais parfois partielle, sauf à proposer de nombreux extraits...
Les deux dernières façons d'aborder et de promouvoir les livres me semblent complémentaires et je réponds donc volontiers à votre invite en copiant deux magnifiques extraits (p.31/32 et p.33/34) illustrant un moment fort du roman, ainsi que la parfaite maîtrise du style de Jérôme Ferrari.
Magali y prend conscience d'être étrangère à elle-même, dépossédée. Elle pose pour la première fois un regard lucide sur sa vie et tente de se raccrocher à la lettre du héros qui parle de «choses qui sont en même temps leur propre négation et qui s'affirment et se perdent dans une indicible unité» (La Nostalgie du présent), et évoque, au moment où le dégoût d'elle-même l'emplit, le souvenir de ce premier amour innocent oublié...
Outre la belle métaphore maritime décrivant le naufrage qui a fait émerger cet éclair de lucidité chez l'héroïne, ces passages illustrent la fluidité des phrases, parfois longues, la façon dont les dialogues disparaissent en s'intégrant au récit, et (deuxième extrait) le glissement imperceptible d'un lieu à l'autre, d'un personnage à l'autre, d'un simple changement de pronom, du «elle» de Magali au «tu» du héros, toutes choses qui concourent à tisser ce texte "d'une seule pièce" désiré par l'auteur.
Du grand art !

«(...) il lui passe tendrement la main dans les cheveux et l'embrasse. Sa langue a un goût de champagne et de vodka. Magali la sent s'agiter dans sa bouche et elle pense soudainement à une tumeur, à un fruit de mer ou à un parasite vorace et elle essaie désespérément de canaliser ses pensées mais c'est trop tard : son désir reflue le long de ses bras et de ses jambes et se condense un instant dans son ventre et, en quelques secondes, il ne reste plus rien. Elle se laisse manipuler tristement, l'esprit vide, elle se retourne docilement quand il lui demande de se retourner, sa joue frotte l'oreiller, elle sent les coups contre ses fesses et elle s'abandonne au ressac monotone, son corps tangue pesamment, c'est un grand vaisseau mélancolique abandonné aux caprices des djinns de la mer, couvert de lourds coraux, d'algues et de coquillages qui le font se pencher vers des abysses, elle est fatiguée et elle sent le goût fade du Baileys dans sa bouche qui s'emplit soudainement de salive. Nicolas donne un violent coup de reins et quelque chose se disloque dans le craquement des haubans arrachés, et elle vomit sur l'oreiller. Nicolas se retire d'elle, elle se redresse péniblement et, avant même qu'elle ait eu le temps de penser clairement, non, non, ce n'est pas vrai, ce n'est pas moi, pas moi, une vague déferle et un second spasme la projette en avant, et elle vomit encore. Elle a si mal à la tête qu'elle ne peut pas bouger, une odeur sucrée d'alcool lui brûle les narines, elle ferme les yeux de toutes ses forces, la voix de Nicolas la fait souffrir, ne t'en fais pas, ce n'est rien, ce n'est rien, et les djinns la prennent en pitié, les abîmes marins s'ouvrent en leurs cavernes secrètes et l'engloutissent enfin avec son humiliation.
Elle se réveille à l'aube.

(...)Car toutes les nuits du monde sont propices à l'oubli. Mais son coeur bat toujours trop fort, sa bouche a le goût du sang, elle se sent coupable d'un crime abominable qu'elle devra expier et elle ne peut pas s'enfuir. Cet homme l'a ouverte en deux comme une carcasse d'animal, une carcasse impudique exhibée sur un étal sanglant sous ses propres yeux horrifiés, et elle n'arrive pas à se défaire de la certitude que jamais auparavant elle n'a posé sur sa vie un regard aussi lucide. Si fort qu'elle se débatte, tous les chemins la conduisent finalement ici ou dans une chambre semblable. Elle se retourne sur le dos et se force à écarter les bras et les jambes et à respirer lentement en gardant les yeux ouverts sous l'oreiller. Elle renonce à se défendre contre les soubresauts de son esprit jusqu'à ce qu'il soit l'heure de prendre le train, d'appuyer sa joue sur la vitre froide et d'échapper à la laideur poignante des campagnes mouillées en cherchant ta lettre au fond du sac. Elle regarde à nouveau ton écriture ronde et maladroite d'enfant illettré, les phrases surchargées et incohérentes où se bousculent des oiseaux morts et des maisons qui sont comme des tombeaux, une chose étrange qu'on ne peut pas perdre mais qu'on finit par perdre quand même, des guerres perdues depuis mille ans, des jambes fragiles, brisées par l'impitoyable intégrité de l'amour, et la fraîcheur d'une fontaine dans la lumière de l'été qui ne finit pas. Elle relit tout avec attention et elle pense qu'elle devra relire encore, autant qu'il le faudra, jusqu'à ce qu'apparaisse la vérité de ce que tu as voulu lui dire et qu'elle finisse par se rappeler ton visage comme tu te rappelles maintenant le sien en regardant le feuillage sombre des oliviers onduler dans la dernière clarté du ciel. Le chien a posé sa tête sur ta cuisse. Tu n'as pas retrouvé son propriétaire (...) »

4 commentaires:

  1. J'ai enfin lu "un Dieu, un animal" dans l'avion pour la Réunion et je l'ai déjà fait lire à deux autres personnes.

    Je suis encore sous le choc, à la fois bouleversée par une vision de la vie plus désespérée que dans "Balco Atlantico" (où Hayet réussissait malgré tout à illuminer l'histoire par sa pureté intouchable), par la beauté du style et par la profondeur mystique de quelque chose qui ressemble à une méditation transcendentale sur les fondamentaux de la vie : que valent nos souvenirs, nos illusions, notre identité, notre histoire personnelle, notre besoin d'amour et d'idéal, nos rêves, toutes les choses auxquelles nous nous raccrochons d'habitude et qui dans le roman s'effritent en poussière de sable?
    Comment concilier l'idée d'un Dieu aimant toutes ses créatures et l'abomination quotidienne, la guerre, le cynisme du monde moderne dans sa course à la performance et au profit, la violence?
    Comme toujours chez Ferrari, rien n'est comme on le croit, tout est retourné comme une terre que l'on laboure pour l'ensemencer profondément, et surtout il y a tant de trouvailles stylistiques, tant de phrases qui par leur seule beauté consolent de cette réalité sans espoir, de ce monde flottant dans le vide.
    Tout est fondu en un, comme les fondus enchaînés des séquences où l'on passe imperceptiblement d'une situation à une autre, d'un personnage à un autre, d'une période à une autre.
    Tout est Un : toute les mystiques orientales se retrouvent dans ce concept , il n'y a ni bien ni mal absolu, ni innocents ni coupables, ni vérité ni mensonge.

    FFFFUUU : il faut du temps pour y penser et y repenser§ Choisir les extraits comme nous le demande FXR? dur dur dur, mais je pourrai peut-être. Un de ces jours.

    j'avoue que mes deux amies en sont sorties avec un profond sentiment de perte de repères, de malaise existentiel...

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  2. Allez, quelques extraits de "un Dieu un animal", pour répondre aux souhaits de FXR!

    Dimension mystique d'inspiration orientale, beauté du style qui sublime l'horreur et la mort, on "décolle", le temps se dilate en éternité, les actions de temps différents se superposent pour livrer leur signification profonde :

    "et tu as croisé le regard d'une femme d'une trentaine d'années, juste derrière Jean-Do, tu as plongé dans ses yeux noirs et tu savais ce qui allait se passer mais tu n'as rien pu faire, tu es resté englué dans l'obscurité de ses yeux noirs, pendant un temps incertain qui n'était déjà plus le temps des hommes, et jamais tu n'as su s'il t'avait été matériellemt impossible de réagir parce que tout était allé trop vite ou si tu étais resté pétrifié dans l'exil de ta fascination, jamais tu n'as su si tous ces gens étaient morts par ta faute et tu as cessé de te le demander parce qu'il n'y a pas de coupables et pas d'innocents, et le vizir a inspiré profondément et fait un signe au bourreau qui a traîné Hallaj sur le tapis de ang séché. Hallâj n'avait pas cessé de sourire et le bourreau a appelé doucement, Ibn Mansûr, mais il était déjà dans le souffle de l'Aimé, rompu sous ses caresses et attentif à recevoir de Lui l'étreinte qui achèverait tout, car ce n'état pas un sabre qui s'abattait maintenant mais un tourbillon d'amour et de pitié, et les yeux de Hallâj se sont emplis d'une nuit effroyable, débordante d'extase et d'abandon, une nuit semblable à celle que tu contemplais dans les yeux morts de cette femme, alors qu'elle s'abandonnait à son tour, en glissant sa longue main pâle sous sa robe pour actionner les exposifs qui entouraient sa taille comme la ceinture d'or d'une jeune mariée au matin lumineux de ses noces"

    Pour moi, deux échos:
    - à la sérénité du martyr qui s'apprête à rejoindre Dieu : la lettre de Jean Nicoli avant d'être exécuté, où il demande qu'on n'ait plus peur de la mort, qu'elle est comme une mère qui vous ouvre les bras avec amour( je chercherai le texte)
    - à l'instant où le héros croise le regard de la terroriste et ne fait rien pour l'empêcher : une nouvelle de Sherman Alexie l'écrivain amérindien, où une femme assise dans un restaurant croise le regard d'un kamikaze qui entre pour faire sauter le restaurant, elle comprend immédiatement ce qui se passe, croit le voir sourire et lui rend son sourire car elle est "heureuse"...(je chercherai aussi le passage)

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  3. Sérénité étrange du condamné :

    Lettre de jean Nicoli , résistant Corse décapité une semaine avant l'insurrection de la Corse et 1 mois avant sa libération.
    28 aout 1943 à 10h00 du soir, prison de Bastia.

    "Demain matin à 4h00 , je serais fusillé , si je n'ai pas la grâce. Je vais essayer d'analyser l'état d'esprit d'un homme près de la mort , près d'elle que vous redoutez tant. Tout d'abord je remarque que ceux qui pensent aux condamnés à mort comme j'y pensais ont une toute autre idée de la réalité. Ils se figurent que les dernières heures d'un condamné doivent etre terribles. Eh bien non ! L'homme est né pour survivre et sa nature s'adapte à toute les situations. On a comme une sensation de vide autour de soi. On sent qu'on n'appartient plus à la terre. La voix humaines , les bruits , la vie quoi ! ne produisent pas sur nous les memes effets. L'impression nette que vous êtes coupé , que tout ce qui vous retenait à la vie à été dépassé , tous les fils de communication étant coupés , il est clair que vous ne ressentez plus rien ; vous etes sur du vide , du vide autour de vous , et les bruits vous semblent venus d'un autre monde. J'entends de la musique qui charme tout , on dirait que ce sont des fantomes. On doit avoir la meme impression si , étant près de la porte d'un tombeau , vous entendiez chanter les morts. On appartient déjà à une autre vie , dirais-je , et cette vie ne nous donne plus que l'impression de bruits incohérents. Les hommes que vous entendez parler , vous vous demandez ce qu'ils peuvent dire et à quoi bon. Il semble que la grande sagesse est dans les choses , dans les choses mortes , et je classe l'univers , en ce qui concerne la sagesse , ainsi : les choses inertes , les plantes , et enfin ces etres droles qui remuent , gesticulent , parlent et qu'on nomme les hommes. Ils ne comprennet rien à la vie et surement que ces peuples de l'Inde qui cherche l'immobilité sont près de la grande sagesse. J'écris et , franchement , je me demande pourquoi , parce que je sens que vous appartenez à un autre monde que moi , ne pouvez comprendre. Je m'étonne d'employer vos mots , mais je ne connais pas l'autre langage. Il doit etre plus pur , plus net. Comme c'est dur avec vos lettres d'écrire une pensée , et puis je sens que je ne puis pas encore m'exprimer comme je le voudrais. J'ai encore la gangue de la vie , de l'éducation.
    Je peux donner aux hommes un conseil : n'ayez pas peur de la mort. Elle vous fait peur parce que vous ne la connaissez pas , mais croyez moi , elle n'est absolument pas mauvaise , elle n'a rien de terrible , et dès que vous appprochez du grand portail noir , elle a l'air accueillant et souriant. Ne pleurez pas trop sur les etres qui partent. Vous etes beaucoup plus à plaindre que nous. ( ... ) N'ayez pas peur du sommet , je suis à quelques mètres. Je sens que tout à l'heure , je vais me reposer sur la douçeur moelleuse du sommet (...)"

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  4. Extrait de Sherman Alexie: "Dix petits Indiens", la nouvelle " Y a-t-il un témoin?"

    " Qu'est-ce qui m'est arrivé? Est-ce que je n'étais pas quelqu'un d'exceptionnel? Elle avait du mal à se rappeler le temps où elle était encore pleine de promesses. Elle était à la moitié de sa vie (à condition de vivre cent ans!,avait suivi des études universitaires et elle gagnait dix dollars de l'heure. Quel genre d'existence s'était-elle créée? Elle était une souris de laboratoire perdue dans le labyrinthe capitaliste. Elle était une vache à lait sous-payée qui versait un dixième de son salaire pour rembourser l'emprunt de son abattoir de quatre pièces, deux salles de bains. Mais enfin, bon Dieu, où était ce serveur? (...)
    Pourtant, cependant qu'il se dirigeait vers le Good Food, l'homme ne se considérait ni comme cinglé, ni comme solitaire. Il suivait les ordres donnés par les voix qu'il entendait dans sa tête. Heureux et fier de sa mission, il souriait en entrant dans le restaurant. Juste avant qu'il ne déclenche sa bombe, elle avait vu ce sourire et avait cru un instant reconnaître un visage familier. Son serveur avait disparu, son mari et ses fils lui étaient devenus étrangers, et elle s'était demandé si cet homme à peau brune ne venait pas la sauver. Une idée absurde, certes, mais au moment où il déclenchait sa bombe, elle lui rendait son sourire"

    Je crois que les attentats du 11 septembre et la suite (guerre en Irak, en Afghanistan, attentats un peu partout) n'ont pas fini de nous hanter et de nourrir la littérature...Dans un style différent, mêmes interrogations chez Alexie et chez Ferrari : spiritualité (la femme s'en sort apparemment indemne, et se compare au Christ ressuscité sortant de son tombeau, car elle veut vivre une autre vie), détachement (ni vérités ni mensonges, ni victimes innocentes ni coupables...)

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