dimanche 24 mai 2009

Et la beauté de ses récits apaisait les anciens soldats

En (re)lisant "La chasse de nuit" de Marie Ferranti...

Car si nous espérons que "Un dieu un animal" de Jérôme Ferrari sera mis en valeur par au moins un des deux prix littéraires du mois de juin (Prix Landerneau, Prix Orange du livre), nous nous souvenons aussi qu'un de nos auteurs actuels l'a été à plusieurs reprises : Marie Ferranti.

(Je ne fais pas la liste de ces prix, vous la trouverez partout, et finalement, l'important me semble être l'attention et l'amour que vous portez à ses ouvrages, comment vous les avez lus, etc. etc.)

J'ai lu il y a déjà quelque temps "La chasse de nuit" (Gallimard, 2004). Je me souviens très bien de l'impression très étrange ressentie à la lecture des toutes dernières pages (à partir du paragraphe qui commence par "Après la guerre, je m'installai à Torra nera." - il s'agit là de la Seconde guerre mondiale et non de la Première).

(Tiens, cette toponymie "symbolique" - Torra nera - me rappelle le "Mal'Concilio" de Jean-Claude Rogliano qui comprend nombre de noms de lieux clairement significatifs. Toutefois, je préfère de loin le roman de Marie Ferranti, son écriture, son art du rythme narratif, ce mélange de distance et d'empathie. Mais vous avez certainement une opinion différente ?)

Pour revenir à mon souvenir de lecture, les dernières pages du roman semblent une espèce d'épilogue en parfait décalage avec l'intrigue qui a occupé tout le roman. Arrivent soudainement (ne lisez pas la suite, si vous comptez lire ce roman) la mer, un couple amoureux se détachant du passé, Ajaccio, un ailleurs enfin ouvert, une promesse de vie... J'ai été frappé par cette fin ; elle m'était agréable. Elle me faisait dire : "enfin..." Les relisant, j'y trouvai le fracas des vagues, les rêves mythologiques, les dialogues bienveillants, affectueux, le vin de l'amour.

(Vous pouvez reprendre votre lecture, cher non-encore-lecteur/lectrice de ce roman...)
Mais ce billet sera finalement occupé par un autre passage.

Car j'ai refeuilleté le livre et je suis tombé sur le chapitre 2, très court, quatre pages, dont je vais citer les trois premières ici. Pour deux raisons plus ou moins circonstancielles. Je sais que bientôt sortira le nouveau roman de Marcu Biancarelli, "Murtoriu" (la traduction française - dans un an ? - sera donc "Avis de décès" ?). Il y sera notamment question de la guerre de 14 et des Corses partis en nombre au combat. Il se trouve que le chapitre 2 de "La chasse de nuit" associe, me semble-t-il de façon très originale (c'est la deuxième raison de mon choix), une "figure" et une "fable" majeures de l'imaginaire corse : le mazzeru et la guerre de 14... J'aime dans ces pages comment sont liés les temps (passé immémorial, présent brûlant et futur barré) et les lieux (villages et montagnes corses et campagnes du centre de l'Europe).

Bonne lecture (avez-vous lu ce livre ? comment ?) :

Mazzeru, à l'heure où j'écris, plus personne ne sait ce que cela veut dire. Agnès disait que j'étais le dernier mazzeru, mais Agnès n'est jamais sortie de Zigliaro. Se bornant à parcourir les bois, à battre la campagne alentour, elle se vantait d'être allée à Ajaccio une seule fois de sa vie. Pour elle, le monde avait des frontières étroites et familières et elle ne désirait pas qu'il en fût autrement. Ainsi que vaut le jugement d'Agnès ?

Après la guerre de 14, alors que je n'étais qu'un jeune garçon d'une quinzaine d'années, j'ai connu un mazzeru.


Marcu Silvarelli était un homme respecté, le plus grand chasseur du pays ; ses récits de chasse étaient célèbres, mais après la guerre, on ne croyait plus guère en ses prédictions. Il ne restait à Zigliaro que des vieillards, des femmes, des enfants, des hommes au regard perdu.


Tous avaient été touchés par le malheur. La guerre finie, les hommes revenus du front passaient leur temps à chasser. Le gibier était abondant ; les sangliers pullulaient. Ils en ramenaient tellement que l'on ne pouvait tout consommer et la viande pourrissait. Certains jours, il flottait dans l'air une odeur de viande corrompue que les anciens soldats ne détestaient pas. Ils se réunissaient au café et parlaient de la guerre des heures entières. Ils ne racontaient pas des batailles ou des hauts faits. Ce n'était que des histoires de faim, de crasse, de froid qui rongeait les os, de rats crevés, de boue, de cadavres pourrissants dont ils n'arrivaient pas à oublier les yeux vides.


Agnès disait qu'ils n'étaient plus des chasseurs mais des guerriers et leurs chasses étaient des chasses sanglantes. Ils tiraient l'animal comme s'il se fût agi d'un homme ; ils se terraient des heures pour le débusquer, ne le lâchaient pas et parfois s'acharnaient sur la bête au point de n'en laisser qu'une bouillie de chairs écrasées et de poils. Après des chasses comme celles-là, ils rentraient chez eux, ne sortaient pas pendant un jour ou deux, et puis tout recommençait.

Marcu Silvarelli, le mazzeru, les ramena à la raison. Il leur raconta ses rêves. Il raconta les chasses telles qu'elles devaient être et la beauté de ses récits apaisa les anciens soldats. Tout le monde l'écoutait car sa parole remontait à la nuit des temps. Elle avait traversé les siècles, résisté aux invasions arabes, espagnoles, italiennes et françaises, au christianisme et à tout le reste. C'était la parole des hommes chasseurs qui traversaient le monde des vivants et rejoignaient parfois le monde des morts, c'est pourquoi l'on écoutait Marcu Sivarelli et sa voix charmait les anciens soldats comme une musique étrange et familière à la fois.

Eux aussi se mirent à raconter.


Ils ne parlèrent plus de rats ni d'ordures, mais montrèrent aux femmes et aux enfants le déroulement des batailles sur une carte ; ils parlèrent des journées passées à attendre l'attaque qui ne venait pas, des camarades perdus, du vin qui console. Ils indiquaient le nom de la ville, du village, de la rivière ou de la plaine où un ami, un frère, un fils ou un mari était tombé, et ils pleuraient en silence.


Les larmes les guérirent du malheur. Peu à peu, hormis la paresse de certains hommes, qui semblaient hébétés, ou le désir de certains autres de quitter Zigliaro pour chercher fortune dans les colonies, la vie reprit son cours ordinaire.

Mon père fut élu maire ; il ne le resta pas longtemps, mais c'est une autre histoire. On ne parlait plus de la guerre. On disait que Marcu Sivarelli avait perdu ses dons de mazzeru. Il disait que sa parole s'était tarie comme la source de l'
ochju autrefois. Le fait est qu'il n'annonça plus la mort de personne et on le voyait rarement à la chasse ou au café avec les autres.

7 commentaires:

  1. Euh..."Murtoriu" ce serait plutôt "Le glas"...Micca più gioiosu! Hà u donu per cuntacci storie strappacore u sgiò MB ma a pulsione di vita mi pare di supranà quantunque l'addisperu. Ete da scopre un librone. Gambini hà fattu un analisi magistrale (Blogu "Biancarelli in Barsaglia")

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  2. Francesca, grazie per issu sguardu.

    Eccu e definizione di "murtoriu" ind'è u dizzunariu numericu di l'ADECEC, forse MB vulia ghjucà incù parechji sensi ? :

    murtoriu, mortoriu
    francese: à mort
    definizione: D’una manera eccessiva: un campu chjusu à murtoriu.
    sinonimi: à morte, à murtulaghju, à murtarecciu


    murtoriu 1, mortoriu
    francese: notification, avis de décès; funérailles, enterrement; glas; acte de décès
    definizione: Nutificazione d’una morte: in 14 eranu i gendarmi chì annunziavanu i murtorii à e famiglie.- Interru, sepultura: e spese di u murtoriu.- U chjoccu di e campane chì annunzia una morte, un’interru: e campane sonanu u murtoriu.- Attu, o strattu d’una morte: ricaccià un murtoriu.
    sinonimi: funerali, esequie, interru, inumazione, seppellimentu, sepultura, interramentu


    murtoriu 2, mortoriu
    francese: mortuaire
    definizione: Chì appartene à u serviziu funerale: pannu mortuariu.- Casa duv’ella hè a persona morta: casa murtuaria.- Registru: librone duv’ellu ci si scrive i nomi di e persone morte: registru murtuariu.
    sinonimi: funebre, funerariu, sepulcrale, sinistru, tristu

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  3. A traduzzioni in francesu prima privista era bè "Avis de décès". Bè ghjucatu o FXR.

    Ma puri ùn hè micca sicura chì 'ssu titulu fussi ritinutu. O tantu "murtoriu" in corsu pò attirà chì "Avis de décès" risica di fà fughja u clienti in francesu... Ma era bè u titulu ch'aviu pinsatu.

    MB

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  4. Sinon les mazzeri, ça n'existe pas.

    MB

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  5. Iè averà tutti 'ssi sensi attempu. Mi scusu, eiu ùn cunniscia chè u sensu di "glas"...vergogna.

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  6. Ci hè dinù un sottu titulu (? )

    A ballata di Mansuetu

    Allora perchè micca "Chant funèbre". In più simu famosi per quessa...

    O tene u titulu in corsu per una volta, perchè traducelu?
    Cù un sottu titulu in francese, per esempiu...

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  7. Un titulu in corsu mi pare una bona cosa (ma decide l'editore, no ?)

    Francesca, ùn vi scusate di nunda ! E lingue sò infinite ma soli l'usi vivi di i locutori sò interessante, no ?

    Et puis, puisque les mazzeri n'existent pas, nous leur laisserons une place dans l'imaginaire !

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