samedi 16 janvier 2010

Marie-Gracieuse Martin-Gistucci : "L'oued" (relecture)

Dans ma mémoire, cette nouvelle, intitulée "L'oued".

C'est la sixième nouvelle du premier recueil de Marie-Gracieuse Martin-Gistucci, "L'île intérieure", qui en compte onze (recueil déjà évoqué sur ce blog). Je ne sais pas quand elle a été écrite ; le recueil a été publié en 1987, à Ajaccio, par La Marge édition. Sur la couverture blanche, la photographie d'une "rose mousse" (cliché de Jean Martin, fait à Bastelica), la rose coupée est dressée dans une bouteille bleue au verre translucide, posée sur un muret de maison dirait-on. Je regarde cette photo aujourd'hui car quelqu'un vient de ramener ce livre à la bibliothèque de l'amicale (corse d'Aix) et ce quelqu'un n'a pas apprécié ce livre : pas original, trop de stéréotypes, de clichés. Intéressant, mais la discussion n'est pas allez beaucoup plus loin, pour l'instant.

(Car, répétons-le ici, il est nécessaire que la vie de la littérature corse se manifeste par la discussion, le débat, le jeu entre les différences d'appréciation - pas forcément contradictoires d'ailleurs : les nuances sont aussi intéressantes que les désaccords radicaux).

Ainsi j'ai le souvenir de nouvelles qui racontent des vies ordinaires, des destins qui se croisent, en Corse et souvent hors de Corse (Algérie, Indochine, Marseille, Tunisie, Provence, Paris, Florence), des histoires qui réutilisent - de façon parfois décalée - des "figures" de l'identité corse (le mazzeru, la voceratrice, l'exilé), une écriture soignée, précise, attentive aux détails, aux fleurs, aux sensations et aux émotions, à leurs subtilités. C'est un souvenir ; peut-être que le fait d'avoir lu cet ouvrage dans mon adolescence m'a rendu moins sensible aux "stéréotypes" et "clichés" vus par le lecteur évoqué précédemment ; une certaine façon un peu lente, un peu attendue de préparer les "chutes" de ses récits (je pense à la deuxième nouvelle, "Délivrez-nous des morts", dans lequel le voceru cache une confession déguisée). Mais je retiens surtout cette attention au quotidien, à la réalité des relations humaines (familiales, sociales), à la prise en charge - tranquille - des réalités variées qui constituent la société corse.

Et je repense à "L'oued" qui met en scène le malheur d'une famille italienne en Tunisie en 1936. (Tiens, comme dans "Stremu Miridianu" de Marcu Biancarelli, cette nouvelle centrale dans le recueil évoque un petit enfant et un événement traumatisant). Pas de personnages corses dans cette nouvelle mais une matière méditerranéenne qui fabrique aussi notre imaginaire (la pauvreté, l'exil, la malaria).

Ce livre est-il encore disponible ? En reste-t-il quelques exemplaires dans les librairies en Corse ? Peut-être. Sur Internet, on peut acheter quelques exemplaires d'occasion (voir ici par exemple). La bibliothèque de l'Amicale corse d'Aix donne la possibilité de l'emprunter. Qu'il est difficile l'accès à la littérature corse !

Alors, voilà un large extrait de la nouvelle (la première moitié) :

Il pleuvait depuis la veille au soir, une de ces pluies africaines tièdes, lourdes, brutales ; un vrai déluge qui tombait tout droit d'en haut. Des ruisseaux dans toutes les ornières de la route ; pas de vent. Dans la chambre (qui servait aussi de salle à manger et de cuisine) se croisaient des courants d'air presque froids, et pourtant dehors il faisait si chaud qu'on transpirait sous la pluie.
Caterina grelottait, enfoncée dans le grand lit sous l'amas indistinct des couvertures et des vêtements ; son regard brillant s'accrochait à la lumière, une grisaille éblouissante qui filtrait à travers la moustiquaire métallique de la fenêtre.
La crise l'avait prise la veille à midi, avant la pluie ; une de ces attaques de malaria où alternent les visions paradisiaques et les atroces vertiges, où le passé vous saisit, où vos morts vous appellent, où vous voyez l'avenir, mais où vous ne savez plus ni où vous êtes ni ce qui se passe autour de vous.
La malaria... elle l'avait toujours connue, sa mère en était morte, dans cette Maremme d'où elle était venue. Où l'avait-elle prise ? Là-bas, dans la maisonnette rouge que ses parents partageaient avec les deux paires de grands boeufs blancs aux larges cornes noires, ou ici, dans ce coin de Tunisie, dans cette ferme au bord d'une sebkha ? Elle était venue là avec son mari pour s'occuper des terres d'un compatriote, un riche Italien de Catane qui préférait donner du travail à des Italiens plutôt que d'employer les gens du pays ("les indigènes" disait-il avec mépris). Mais le Monsieur de Catane habitait Tunis, il ne venait à la ferme que rarement, au printemps, quand les blés étaient levés et qu'il pouvait supputer la récolte à venir. Il discutait calmement, mais ses opinions étaient sans appel. Ses deux enfants s'égaillaient dans les champs pour cueillir les glaïeuls sauvages, et avant de partir, il laissait sur la table, de la part de son épouse, un paquet de vieux vêtements pour Caterina et pour les deux petits.
Des labours aux récoltes Caterina et son mari travaillaient comme travaillaient dans les autres fermes les Bédouins. La seule différence était que les Bédouins, eux, n'avaient pas de cochon dans leur petite étable. Pour le reste, c'était pareil : une dizaine de moutons, deux chiens, quatre boeufs. Et dans les champs, le blé, les fèves, les caroubiers.
Le médecin de colonisation ne pouvait pas grand-chose pour le paludisme, pourtant on était en 1936 et la médecine avait fait des progrès ; mais tout ce qu'il faisait pour Caterina, c'était de lui fournir de la quinine : de grandes boîtes de pastilles d'un vert jaunâtre.
Piero s'était assis sur le rebord du lit. Il venait de soigner les bêtes et il avait mis de l'eau sur le feu, il ferait un peu de polenta pour midi ; quant à aller dans les champs, il n'en était pas question.
Cette crise était si brutale et si longue que Piero commençait à se demander si sa femme n'allait pas mourir, soudain, sous ses yeux, sans qu'il ait rien pu pour la sauver. Caterina ne pouvait plus avaler, les derniers comprimés de quinine qu'il avait essayé de lui donner, elle les avait rejetés tout de suite. Ce qu'il aurait fallu, c'était la piqûre, comme dix mois avant. Le médecin de Bordj-Gourbeul serait venu, certainement, dans son auto. Mais le tout était de le prévenir. Il pleuvait toujours. Piero frissonna à l'idée de sortir, de sentir sur ses épaules le chox de la pluie, et la lourdeur de ses vêtements détrempés. Il fallait attendre que la pluie s'arrête. Les pluies cessent toujours brusquement, comme elles commencent. Il n'en avait que pour une heure à arriver à Bordj ; il reviendrait avec le médecin, dans son auto.
La pluie finit en effet par s'arrêter, vers midi, juste comme il venait de remplir les assiettes des enfants et d'avaler lui aussi deux cuillérées de polenta. Le ciel redevint d'un bleu intense et la terre sembla plus foncée. La verdure autour de la maisonnette était lavée, engraissée, rajeunie. Une sorte de joie physique s'empara de Piero : allons, tout allait s'arranger maintenant !
Du lit partait un gémissement douc, continu, tantôt aigu et tantôt grave : Caterina rêvait, un de ces délires où l'on revoit sa mère et le pays de son enfance et d'autres pays qu'on n'a jamais vus et qui existent peut-être, et de grosses bêtes qui vous lient les jambes et vous baîllonnent.
Puis Caterina se mit à saigner du nez, une tache rose sur l'oreiller, qui s'agrandit, puis devient plus foncée. Jamais Piero ne l'avait vue saigner. Il fut pris d'une peur soudaine : elle allait se vider de sa vie, sa vie allait couler, rouge, sur le sol... Il prit sa casquette, cria en direction du lit qu'il allait chercher le docteur, et sortit en laissant la porte grande ouverte sur le soleil revenu.
Il s'enfonça dans les terres labourées. Le sol avait déjà bu presque tout l'eau qu'il avait reçue, de grandes crevasses dessinaient des damiers irréguliers entre les sillons droits ; par endroits une grand flaque tremblait encore et on y voyait le bleu du ciel criblé de ces petits nuages ronds qu'on appelait dans son pays des agneaux.
Piero marchait vite. Passé le troisième champs de fèves, il arriva au bord de l'oued.
L'oued était d'habitude un ruisseau jaunâtre qu'on passait à gué, parfois même il était complètement à sec. Il avait grossi : large, il avait l'air d'une vraie rivière. Il s'étalait sur le fond plat de son lit et de larges plaques d'écume blanche venaient éclater en bulles à la surface.
Piero hésita un instant, du regard il mesura le niveau de l'eau en se repérant sur la rive : il en aurait jusqu'aux genoux, jusqu'aux cuisses peut-être... Il valait mieux se dépêcher, l'oued risquait de grossir encore, s'il avait plu au-delà du Ressass. Pour le retour il n'y avait pas trop de souci à se faire. Avec l'auto, le docteur ferait une détour par le pont.
Il descendit en glissant sur l'argile humide la berge en pente douce et entra avec précaution dans l'eau épaisse et hostile.
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2 commentaires:

  1. Il y a longtamps que je l'ai lu, mais j'en garde surtout une impression de simplicité lumineuse,sans prétention, le souvenir de récits humains, qui ont valeur de témoignages, sans doute sans grande originalité dans l'approche, mais est-ce une obligation, et par rapport à quoi?

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  2. Certes l'originalité à tout prix n'est pas un critère suffisant ; l'humanité et la profondeur du propos peuvent passer par des formes tout à fait attendues et éprouvées.
    Je trouve qu'il y a dans le recueil une grande unité, une grande cohérence. Marie-Gracieuse Martin-Gistucci a, je trouve, réussi à placer au coeur de vies absolument ordinaires des affres et des angoisses terrifiantes, souvent tues, dites à moitié, de façon masquée, dans des rêves, et le personnage du petit Piero dans "L'oued" en est l'exemple le plus émouvant parce que s'illusionnant (de façon à la fois conscient et inconsciente) ; je vais placer la deuxième moitié de la nouvelle dans un nouveau billet (est-ce que quelqu'un a deviné la fin de cette nouvelle ?)

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