jeudi 2 avril 2009

Edouard Glissant

Je ne présente pas l'oeuvre de cet auteur, ni l'auteur lui-même.

Dans un livre publié il y a quelques années j'ai intégré, je m'en rends compte maintenant, un "récit de lecture".

Alors ce 44ème billet sera lui-même une citation, citant le roman "Tout-monde" d'Edouard Glissant, évoquant la Martinique et la Corse...

Oh. Les trois premiers paragraphes de cet immense texte, je les ai lus, sur les conseils d'Anne Leoni, à la bibliothèque Méjanes, à Aix-en-Provence, parce que l'auteur martiniquais nous ouvrait d'autres chemins de réflexions, le monde, une autre histoire, une autre chronologie, sans verser dans un manichéisme de colonisé névrosé : la Relation.
Son épique.
Les trois premiers paragraphes, nettement séparés les uns des autres, comme dans tout le reste du roman, petites îles, texte archipélique, proposant tant de respirations, versets d'une nouvelle bible (toujours aimé lire les livres comme des oracles) :

Les cartes postales, ou sinon, le dicton public, chantent que c'est l'Île des Revenants, - peut-être est-ce vérité qui est contée là, - mais voyez que vous ne savez pas si c'est parce que vous y revenez toujours au moins une fois, après que vous y avez, vous madame vous monsieur, heureux dérivants, séjourné ne serait-ce qu'un jour ? Ou si c'est parce que nous, habitants un à un dénommés, nous y retrouvons nous-mêmes comme des revenants d'on ne saurait quelle éternité ?

Ne disons pas d'on ne sait quelle histoire, car pour ce qui est de l'histoire, notre histoire, il nous reste à la déterrer ou à l'élever, en nous et parmi nous. Ce qui nous donne, pour le moment, le plaisir trouble de fréquenter cette illusoire éternité.

C'est un corps sans tête, notre histoire, tout comme la statue de Joséphine I.D.F. (Impératrice des Français, et non point, remarquez, de France) que des intrépides, en quête d'histoire et qui par là même en voulaient à l'Histoire, ont décapitée dans une de ces allées de la Savane à Fort-de-France (que nous appelons Foyal, par contraction de son nom d'ancien régime, Fort-Royal.) Et c'était dans l'acharnement à crier leur histoire, qui pour eux est encore éternité, c'est-à-dire, comme pour nous tous, vacance. Et comme ils pressentaient, ces décabosseurs, que la tête décollée de Joséphine d'en aucune façon ne leur fournirait un chef d'histoire, et pas même par antithèse, ils l'ont enterrée quelque part, cette tête, dans une cache ou une boue. Les autorités y cherchent toujours.

Et je feuillette encore, et je tombe (nous sommes en 1994) sur le chapitre intitulé "Atala" : les deux poètes (Edouard Glissant, Roger Giroux) font un voyage en Corse (Cargèse). Dans les années 50. Traversent l'Obscur et l'Irréel. Et deux phrases, posément, s'énoncent, disant : Rappelez-vous, c'était le temps d'avant que le monde eût balancé sa vitesse. Sans doute courait-il en Corse, depuis l'époque de Paoli et bien avant, cette rumeur qui montait des taillis et qui vous apprenait la terre et comment coucher dessus et comment y lever de bon matin, mais n'importe qui, passant et repassant, pouvait couper à travers cette rumeur-là et ne voir de cette terre-ci que les enchantements qu'elle suscitait. (paragraphe 12)

disant : Tout cela était irréel, il semblait que les temps variaient d'un à l'autre sans se reconnaître, vous naviguiez de temps en temps (de temps-ci en temps-là) sans souci aucun. Ces poètes étaient passés de Paris à Cargèse sans presque s'en apercevoir et ils avaient déboulé dans un autre suspens de temps, qui faisait comme si on s'était appliqué à raturer ce pays-ci et à en confondre les habitants dans un plaisant no man's land. Il allait falloir attendre que le pays se manifeste - dans toutes les convulsions de la nécessité d'une nation - pour enfin qu'on le voie ou le devine tel qu'il est. (paragraphe 13)

Coup au coeur, couvert d'une veste lourde, supportant la chaleur de la grande salle de prêt, livre en main (reliure cartonnée de l'édition de 1993 dans la collection blanche chez Gallimard), je restai stupéfait par les mots "nation", "Paoli", "convulsions", "nécessité" : je ne les employais moi-même que si rarement et toujours avec un manque de sincérité et de plaisir qui m'étaient rendus ici, en détour, préparant un retour, un souci permanent, un souffle.

Plus tard (mais c'est encore aujourd'hui), je lisais Milleliri écrivant "Caveau de famille", polar corse : le corps d'une femme sans tête est découvert dans la fosse prévue pour enterrer le sgiò du village.
Vous l'avez reconnue !

Relisant maintenant sur l'écran blanc du Mac dans le carré formaté de cet éditeur de blog ces mots, je me dis, comme Cendrars: "L'Esprit souffle où il veut."

Mais peut-être que le texte de Glissant ne vous touche pas autant que moi ? (Ce ne serait pas étonnant, je connais plusieurs personnes qui le voit comme un lyrique un peu verbeux, un Isaïe des Caraïbes, etc, etc.)

En tout cas je sais gré à cet écrivain d'avoir écrit (c'est dans "Soleil de la conscience", 1956 au Seuil, réédité chez Gallimard en 1997) une phrase qui pour moi résume le projet auquel j'ai le sentiment de participer :

Ce que nous pourrions offrir, c'est cela : un mouvement continu de littérature, telle que le mouvement soit la force et la faiblesse d'un peuple, en marche vers d'autres terres encore.

2 commentaires:

  1. Oui, superbes, et combien lourdes de sens — sensations et significations — ces lignes ici amoureusement glissées. Je me souviens que j'ai aimé, moi aussi, cette syntaxe fortifiante, roborative. Le surécrit de l'oralité fête et feinte. J'ai aimé cela, cette scie de la relation, ce sol lointain, jamais par moi foulé.
    Je te salue, ami, dans ce lieu hospitalier.

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  2. Merci, ami, pour le salut, le commentaire et le récit personnel.

    Finalement ce que tu écris me semble prendre en compte tous les aspects de l'écriture de Glissant, ou plutôt semble mettre le doigt sur la double sensation qui peut saisir à sa lecture : enthousiasme et défiance.

    Ton "j'ai aimé" sonne comme un adieu ; tu es passé à autre chose, sans renier cet ancien amour ; tandis que je retourne encore vers les textes de Glissant comme on va chercher une source multiple.

    Vraiment j'ai pu lire Chamoiseau, Confiant et Glissant comme des auteurs qui regardent la Corse, dans tous les sens du terme.

    Confiant : j'ai (mais je ne suis pas le seul, j'en reparlerai) comparé deux de ses romans à deux premiers romans de Thiers, croyant y trouver une figure commune, celle du porte-parole paradoxal d'un peuple en situation de crise (je m'étais permis de nommer cette figure du nom mythologique de Protée). Et puis son entretien dans la revue "A Pian d'Avretu" dans lequel il tance Angelo Rinaldi.

    Chamoiseau : j'ai lu avec un immense plaisir "Ecrire en pays dominé", comme s'il s'agissait de la Corse (aussi bien que de la Martinique). Et surtout je me souviendrai toujours de cet incroyable article dans Libération ; c'était après les attentats contre la DDE et l'URSSAF à Ajaccio, en plein jour : attentats qui allaient déboucher sur le Processus de Matignon ; et l'article de Chamoiseau parlait de la violence, des différentes formes de violence et de leur signification.

    Glissant : ce chapitre "Atala" dans Tout-monde et tout dernièrement, j'ai pu serrer la main de ce très gentil monsieur, à Aix et il m'a dédicacé "Soleil de la conscience"...

    Je crois que les Caraïbes, comme le Québec, et leurs littératures, sont, comme tu le signales, des "lieux hospitaliers" qui peuvent nous aider à penser la Corse (entre autres, bien sûr, entre autres).

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