dimanche 5 avril 2009

Une des origines de ce blog

C'était en octobre 1995, à Ajaccio.

Dans le cadre de la manifestation "Lire en fête", plusieurs écrivains avaient été invités, Zoé Valdès, Kenneth White, Aris Fakinos, Jean-François Samlong ; quelques événements particuliers étaient consacrés à l'évocation émue de Marie Susini. C'est dans ce cadre (mais je ne sais plus précisément comment j'étais arrivé là) que j'ai pris la parole une fin d'après-midi, dans la cave du théâtre Point (dans une ruelle qui donne sur la rue Fesch).

Ce qui m'avait amené là ? Une double lecture et le désir d'en faire part.

J'avais été frappé par le fait que dans deux textes littéraires corses un même motif apparaissait et, sans être central, avait son importance dans les histoires racontées. Ce motif est celui du "texte brûlé". Ce jour-là, je pense que je suis véritablement devenu un lecteur amoureux de littérature corse. Ce jour-là, j'ai trouvé mon Graal (dont on nous rappelle sur Wikipédia qu'il n'en est pas fait mention dans le Nouveau Testament...). C'est-à-dire l'objet qui me permettrait de faire accéder les livres que j'aimais au paradis des significations infinies.

Il paraît (et je crois me souvenir, car je l'ai lu, mais il faut que j'y retourne) qu'au Paradis (celui de Dante tout au moins) tout est en mouvement, tout vole, tout est flammes et lumières, chaleur et tourbillons de joie, extase et pâmoison physique et psychique. Vous vous souvenez, à la fin, Dante ne peut même plus concevoir ce qui s'offre à son regard ébahi, son esprit est frappé par un éclair qui l'empêchera de "voir comment se joint l'image au cercle, comme elle s'y noue" :

veder voleva come si convene
l'imago al cerchio e come vi s'indova (Paradiso XXXIII 137-138)

Voilà, c'est ce que j'ai vécu en tant que lecteur de "La confession du solstice" et de "A funtana d'Altea". J'étais parvenu au lieu adoré qui offre la clé des songes mais laisse chacun imaginer les portes qui pourraient lui correspondre...

Le premier texte est la première nouvelle du premier recueil de Marie-Gracieuse Martin-Gistucci, ce recueil est intitulé "L'île intérieure" (publié chez La Marge, mais j'ai l'impression qu'il est maintenant impossible de le trouver).

le deuxième texte est le premier roman de Ghjacumu Thiers, publié chez Albiana (mais l'ouvrage est noté comme "épuisé", ainsi que sa traduction française !)

Or les deux personnages principaux de ces textes bien différents (une nouvelle écrite en français, un roman écrit en langue corse) se piquent d'écrire. Soit par souci d'apparaître comme un écrivain (Brancaziu dans le roman feint d'écrire, ostensiblement, dans les cafés de la place Saint-Nicolas sur un calepin qu'il porte toujours avec lui), soit par besoin de révéler une vérité impossible à dire oralement (Noël Martinucci dans la nouvelle écrit une "confession" - il s'agit de confesser sa nature de "mazzeru" (encore lui !) - qu'il donne à son meilleur ami en vue d'une lecture future).

Dans les deux cas, apparaissent des pages qui finissent par disparaître ; dans les deux cas, les deux textes brûlent dans des flammes plus ou moins criminelles (Bastia ravagée par un feu ou un avion posé en catastrophe sur la piste de Solenzara).

Et voilà, il n'en fallait pas plus.

L'Ajaccienne Martin-Gistucci (maintenant disparue) et le Bastiais Thiers (toujours bien vivace et productif) m'ont fait entrer dans l'aventure de la lecture productive, qui fonctionne par association d'idées, rapprochements plus ou moins incongrus, fabrication de figures, de formes et de fables entre les textes, ou plus précisément encore dans la dialectique personnelle que j'impose aux textes.

Cela m'a permis d'aboutir à cette formule : "La littérature corse (n')existe (pas). La preuve : elle brûle." Elle me paraissait bien dire ce qu'était la "littérature corse" pour moi : un effort, un processus, des métamorphoses plutôt qu'un ensemble de formes et de thématiques figées et bien rangées.

Je me souviens que le journaliste Patrice Antona avait fait une petite chronique sur RCFM le soir où il brocardait l'aspect inutilement compliqué de mes propos ; il devait avoir raison, bien sûr, mais en partie seulement. Il évoqua ses lectures personnelles des deux textes que je rapprochais en utilisant un terme que je n'arrive pas à aimer : "savoureux". Ce doit être une infirmité, mais quand j'entends parler d'une "lecture savoureuse", de "personnages savoureux" ou de "roman savoureux", je vois le livre se réduire à l'état de belle et bonne pâtisserie au chocolat (ce qui me convient encore mais me semble rater la véritable valeur d'une oeuvre d'art : elle n'est pas destinée à une simple consommation agréable pour devenir un bon souvenir ; les oeuvres que nous aimons nous accompagnent longtemps, elles s'accroissent de toutes nos pensées, elles ne sont pas toujours agréables, elles participent à la fabrication permanente de notre imaginaire, de nos désirs et nos désirs ne sont pas toujours agréables). Malgré cela, Patrice Antona devait globalement avoir raison !

Je me souviens aussi que dans les deux textes de Martin-Gistucci et Thiers, j'avais repéré un autre point commun : le personnage du faux mazzeru... Mais c'est une autre histoire.

(Il faudrait (mais je sais que certaines personnes s'y emploient) faire la liste exhaustive et définitive des vrais, des faux et des vrais-faux mazzeri de notre littérature... Hè longa a cumpagnia ! (Mais jusqu'à quand cette figure du mazzeru hantera-t-elle notre littérature ?)

Je me souviens enfin que Marie-Gracieuse et Ghjacumu étaient là ce soir d'octobre 1995, gentiment venus écouter mes élucubrations. Il y a une photo qui l'atteste. Sur celle-ci je regarde Marie-Gracieuse, et Ghjacumu nous regarde. La photo est muette bien sûr mais on voit bien que Marie-Gracieuse me parle.

Elle disait peut-être ce qu'elle m'écrivit par la suite dans une lettre datée du 11 décembre 1996 :

"Evidemment mon personnage ("mazzeru" ou non) est essentiellement pris entre deux "cultures", entre deux engrenages de pensée(s). Et il l'est parce que vulnérable, diminué physiquement. Il cherche donc à "compenser" ses handicaps, et, avant tout le sentiment de culpabilité, cette impression de pouvoir créer le malheur, qui n'est, à tout prendre, qu'une forme de l'orgueil."

Où l'on retrouve l'entre deux, les engrenages, et le mélange de sentiments propre à mettre en forme un aspect essentiel de la réalité corse.

C'est bien dit, non ?

2 commentaires:

  1. J'aime bien ce passage sur la génèse d'une passion.

    Il faudrait que je réfléchisse pour me rappeler d'où ça me vient, à moi, d'aimer les lettres corses.

    D'accord pour dire que "savoureux" c'est un joli coup de rasoir bien aiguisé dans ce qu'on veut discrètement entailler, placé avec dextérité sans doute, mais un coup de rasoir tout de même.

    Et puis sinon je le redis : les mazzeri ça n'existe pas.

    MB

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  2. Marcu,
    merci pour le commentaire. Quelle rapidité ! J'étais en train de corriger et compléter ce billet lorsque j'ai entendu le petit gingle qui indique qu'un message est arrivé !

    Par contre les mazzeri existent puisqu'ils sont dans nos livres (cf la fameuse boutade de Boris Vian : cette histoire est vraie puisque je l'ai inventée...)

    J'attends avec impatience le récit de l'origine de ton amour pour les lettres corses.

    Avis aux autres amateurs !

    François Renucci

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