Voici mes notes prises lors du café littéraire annoncé dans le message précédent, ici :
Introduction
Anna Giaufret signale qu'elle a co-écrit avec Carla Fratta son article comparant "La Vierge du Grand Retour" de Raphaël Confiant et "A Barca di a Madonna" de Ghjacumu Thiers.
La question est la suivante : pourquoi cette histoire enfouie dans la mémoire (la procession de cette statue de Notre-Dame de Boulogne) revient-elle en 1996 ?
Anna Giaufret est arrivé à ce sujet grâce à la lecture d'un article de Raphaël Confiant paru dans le Monde des Livres et dans lequel l'écrivain martiniquais revenait sur la notion problématique de "francophonie" (les écrivains dits "francophones" se sentiraient marginalisés par cette notion, exotisés) et proposer la notion de "littérature-monde" pour éviter les étiquettes restrictives. Or dans ce même article, Raphaël Confiant citait le cas d'un livre non francophone qui n'avait pas eu les honneurs de la médiatisation comme son propre ouvrage : "A Barca di a Madonna" de Ghjacumu Thiers.
AG signale avec modestie qu'elle n'est pas une spécialiste de la littérature et encore moins de littérature corse. Elle indique toutefois avoir une grande curiosité pour la littérature corse. (Signalons que AG connaît très bien la Corse, et est corse par sa mère - italienne par son père ; professeur à la section de français de la Faculté des Langues de l'Université de Gênes).
Lecture
AG lit deux extraits des romans en question (racontant l'arrivée de la statue).
Après lecture de ces extraits, elle fait mention du souvenir personnel de la statue de la Vierge à la Barque dans le village d'Olmi-Cappella.
Petit point historique
L'épiscopat français a organisé à partir de mars 1943 jusqu'en 1948, la procession de quatre répliques de la Statue de Notre-Dame de Boulogne afin de soutenir les populations et de réévangéliser des régions gagnées par le communisme. La dénomination de "Notre-Dame du Grand Retour" se comprend de trois façons :
- retour de ces statues à Boulogne (car elles se trouvaient alors à Lourdes)
- retour des qui reviennent après la guerre
- retour des gens vers Dieu
Résumé des intrigues
"La Vierge du Grand Retour" : une histoire qui se déroule entièrement en 1948 ; toute la population martiniquaise (descendants d'esclaves comme Békés) attendent la statue. Une ferveur exceptionnelle se manifeste. Les Blancs au pouvoir exploitent a crédulité des pauvres gens en voulant détourner l'argent des offrandes (mais leur avion s'écrasera dans la mer). Parmi les Noirs martiniquais, certains attendent la libération véritable d'un peuple encore écrasé par un système colonial. Deux femmes extraordinaires (Confiant participe ici du réalisme magique) représentent cet espoir : Philomène, la prostituée bréhaigne, avec sa robe couleur de firmament ; Adelise, jeune femme enceinte de onze mois, sans père reconnu, qui accouchera peut-être du Messie noir (mais qui accouchera de jumeaux morts-nés).
"A Barca di Madonna" : Maria Laura Cristiani veut comprendre car sur son lit de mort, une de ses tantes a prononcé avec un air terrifiant de mystérieuses paroles: "A Madonna, a Barca di a Madonna". Enquêtant sur ses origines, elle se persuadera qu'elle a été conçue lors du viol de sa mère, à Bastia, lors de la procession de la statue de la Vierge ; violée par trois hommes cachés sous leurs costumes de religieux, trois confrères, trois résistants aussi, tous connus et fréquentés par le propre grand-père de Maria Laura, durant la guerre et après. Grand-père qu'elle croira retrouver, infirme et muet, dans une maison de repos sur les hauteurs de Bastia. Le dernier chapitre est pris en charge par une des autres tantes de Maria Laura et contredira tout ce que le livre nous avait appris : Maria Laura est folle, elle délire et a basculé dans une folie vengeresse et suicidaire.
Cinq points de comparaison
Anna Giaufret a voulu insister sur cinq thèmes qui permettent de montrer les points communs et les différences entre les deux livres :
Multiplicité des voix
Ces romans sont polyphoniques. Les voix des différents narrateurs-personnages se contredisent, offrent des variantes. Mêlent le vrai et le faux.
Par exemple, Raphaël Confiant assure utiliser des documents authentiques insérés dans sa fiction : la liste des offrandes et des miracles ; la lettre de l'Evêque de Martinique, extrêmement cynique et raciste. De même, tout le livre est une Contre-Bible, une Bible des Noirs, réécrivant et parodiant des extraits de tous les passages importants de l'Ancien et du Nouveau Testament.
Le roman de Thiers présente encore plus de contradictions entre les voix mélangées, au point que le lecteur ne peut absolument pas dire qui dit la vérité et si même quelqu'un l'a dite.
Figure de la Vierge
Philomène et Adelise sont les deux figures féminines très proches d'une figure de la Vierge Marie, femme faisant du bien autour d'elle, porteuse d'un message, d'un possible Messie, d'un espoir.
Chez Thiers, pas de véritable personnage ressemblant à la Vierge, sinon peut-être la mère de Maria Laura qui, avant son viol, est habillée pour la procession dans une robe blanche. Et c'est Mémé le Poulpe qui dit, page 96, : "
Violence
Chez Confiant, la violence vient de l'extérieur (sauf les Fiers à Bras, caïds des quartiers populaires qui se battent entre eux pour le contrôle de territoires). C'est-à-dire ce sont les Blancs et la France qui font subir une violence coloniale sur la Martinique.
Chez Thiers, c'est plus complexe puisque cette violence est à la fois extérieure (arrivée de la Vierge) et intérieure (viol par des Corses, confrères et résistants), les deux violences impliquant d'une certaine façon des responsables religieux. Cela met en question quelque chose de très profond en Corse : puisque les confréries sont importantes et procurent un secours mutuel, ont un aspect social fort et que les Résistants sont des sauveurs, normalement. Mais tel est le but de Thiers : mettre en question. Et c'est là qu'un parallèle entre l'après-guerre et les années 1990 est intéressant.
Epopée
L'épopée se comprend généralement comme un grand récit de hauts faits héroïques, fondant la communauté (comme l'Enéide reliant la fondation de Rome à Troie).
En Martinique, Edouard Glissant a proposé un nouvel épique fondé sur la racine unique mais sur la racine rhizome, fondée sur la créolisation et les mélanges, puisque l'origine des Noirs martiniquais, ce sont les cales des bateaux négriers de la traite esclavagiste.
Donc Confiant choisit de réinvestir un grand texte à caractère épique : la Bible. Et il fait de son roman une contre-bible, fondée sur un point de vue noir.
Chez Thiers, il y deux récits fondateurs :
- l'épopée du peuple corse dans la Résistance (mais elle est mise en questions puisque certains de ses héros commettent un crime abominable)
- la quête des origines de Maria Laura (mais elle débouche sur une épopée de la vengeance - Maria Laura va exécuter les supposés violeurs de sa mère -, et sa tante Maria Divota remet en question les conclusions de cette quête des origines).
Chez Confiant, la lecture laisse l'impression que la communauté noire est très soudée.
Chez Thiers, le roman est plus centré sur les individualités, certes exemplaires (puisque la famille s'appelle Cristiani - pour "cristianu" qui veut dire "homme" dans les langues romanes).
Histoire
(Cette point a été développé par Carla Fratta dans l'article écrit avec Anna Giaufret)
La Statue de la Vierge du Grand Retour point deux doigts vers le ciel (index et majeur) ; les enfants morts-nés d'Adelise sont des jumeaux. Ce chiffre 2 pourrait être symbolique de deux événements fondateurs et ratés de l'histoire martiniquais : 1848, l'abolition de l'esclavage ; 1946, la départementalisation.
Alors pourquoi un retour de cette histoire de 1947-1948 dans deux romans publiés en 1996 ?
On trouve mention de la Vierge du Grand Retour dans "Texaco" de Patrick Chamoiseau (chef d'oeuvre de l'auteur, couronné par le prix Goncourt en 1992). Confiant, ami de Chamoiseau, a dû lire cette mention dans ce roman et commencer à développer le sujet (son livre est écrit entre 1992 et 1996). Thiers a-t-il lu "Texaco" alors ? Il a répondu aux questions d'Anna Giaufret qu'il avait ressenti le besoin de creuser des moments très importants de la Corse, rationnellement et émotionnellement. Il n'avait que deux ans lors du passage de la Statue à Bastia, mais sa mère lui a raconté par la suite.
En tout cas, l'après-guerre (selon les derniers historiens en date, Arrighi et Jehasse) en Corse fut une période d'euphorie, avec l'espoir d'un changement entre la Corse et la France, une reconnaissance de la résistance corse, l'espoir aussi d'un changement à l'intérieur de la société corse (le parti communiste pouvait représenter cet espoir de changer le fonctionnement politique : clientélisme, etc.). Les années 1990 voient beaucoup de violence, la lutte entre groupes nationalistes (attentats et assassinats). Mais aussi une réaction pour construire une société civile différente : en 1995, des femmes créent le Manifeste pour la Vie. D'ailleurs le roman de Thiers est très féminin. Ce roman porte un regard très lucide et assez pessimiste : il commence par la peur (d'être bloqué dans le tunnel sous le vieux-port de Bastia) et finit dans la paralysie (du soit-disant grand-père, qui voudrait mais ne peut se faire entendre des autres).
Conclusion
Ces romans ont donc une fonction métaphorique, ils renvoient à un traumatisme. Dans un court-métrage italien inspiré du roman de Thiers, on entend des témoins de la procession de 1947 dire qu'ils se sont sentis "violés et vidés" par ce pèlerinage qui était une opération de propagande et de façade. A la honte de s'être "fait avoir", a succédé le silence. Il aura fallu les années 1990 (une cinquantaine d'années) pour qu'il soit plus facile d'en parler, via des romanciers d'à peu près le même âge, formés à l'université française, issus de "petites" cultures (numériquement parlant).
Ces romans analysent le passé d'un événement personnel et collectif pour comprendre le présent des leurs communautés.
(Un tel événement s'est déroulé dans d'autres régions de France et dans d'autres pays que la France, en Italie notamment, il faudrait analyser s'il a laissé de telles traces et si elles ont été traitées romanesquement, et comment).
(Applaudissements)
Dialogue avec le public
Jean-Pierre Simoni : était à Ponte Leccia lors de la procession ! Petit garçon de 7 ans, placé sur le char à côté de la Statue, avec des ailes blanches dans le dos, devant les copains, qui se moquaient de lui, faisaient mine de le tirer comme un oiseau ou lui faisaient les cornes ! En a conçu une honte extrême. Il décrit une Corse très pauvre et malheureuse et cette procession comme l'occasion de faire un don qui n'a pas donné lieu à un retour. La foi commence à décliner alors. Et cette "Vierge" était un mauvais symbole pour toutes les "tantes" qui ont sacrifié leur vie et n'ont jamais enfanté.
Madame Kessler : avait 15 ans, a suivi la procession à Ajaccio. Se souvient d'une ferveur extraordinaire. Sa famille était distante par rapport à la religion mais respectueuse. Grand enthousiasme de tous, hommes et femmes, mafieux et communistes. Il y avait eu beaucoup de marché noir pendant la guerre, et des fortunes s'étaient faites. Certains avaient beaucoup à se faire pardonner, donc, en suivant cette procession. On donnait des chaînes en or, accrochées aux bras de la Vierge. Une grande ferveur donc, beaucoup d'espoir, de prières (après une période qui avait été marquée aussi par les maladies : typhoïde, peste, pneumonie). Les pauvres, eux, donnaient des petits billets, des pièces de 5 sous (trouées).
Lucette Daniélou-Ceccaldi : Mais ces offrandes se voyaient couramment, surtout pour la Santa di u Niolu.
Madame de Bernardi : évoque le souvenir de personnes donnant tous leurs bijoux à la Vierge d'Ortiporio.
Pierre-Paul Muzy : était sur la Place Saint-Nicolas à Bastia lors de la procession de 1947. Il avait 5 ou 6 ans. Sa mère le tenait par la main. Se souvient d'une grande joie. Mais ne se souvient pas en avoir parlé ensuite. Est un ami d'enfance de Ghjacumu Thiers et n'en a jamais discuté avec lui. Après avoir lu "A barca di a Madonna", il lui a demandé comment il s'en était souvenu. Thiers lui a répondu que sa mère lui en avait beaucoup parlé et que dès lors cet événement était devenu très important pour lui. Anna Giaufret rappelle que Thiers indique aussi qu'il n'aurait pas eu le droit de suivre la procession et aurait assisté à celle-ci sur son balcon, assis, les jambes pendant dans le vide.
Etonnement général : Pourquoi parle de cela maintenant ?
Madame de Bernardi : Elle trouve que ces deux romans sont "politiques", manifestent une "agressivité politique". En clair, qu'ils instrumentalisent un événement passé avec une intention idéologique, politique, présente (pour activer un conflit avec la France).
Madame Pietrotti : la Corse s'est libérée toute seule en 1943 (Plusieurs voix s'élèvent pour relativiser la chose : la Résistance extérieure à la Corse mais aussi les Italiens lors de leur revirement ont participé à cette libération). En tout cas, le roman de Thiers va trop loin en faisant de trois confrères résistants des violeurs.
Jean-Pierre Simoni : les contacts culturels entre Corses et Italiens ont facilité la libération. A partir du 11 novembre 1942, Mussolini décida de faire de la Corse un "porte-avions" dans la lutte contre les Alliés débarqués en Afrique du Nord : 85 000 soldats Italiens (souvent des gens qui ne pensaient qu'à retourner chez eux) sont arrivés en Corse. La violence fut celle des 5 000 Chemises Noires. On mentionne le film de Philippe Carrese, "Liberata", qui met en scène cette période et ces relations. Ainsi que le roman de Jean-Pierre Simoni, "L'année des chemises noires", chez Albiana.
Madame de Bernardi : était à Cannes lors de la procession de la Vierge. N'aime pas ce genre de manifestation idolâtrant des objets. A mi-cuisse, les gens embrassaient la statue qui était finalement très sale, c'était dégoûtant.
Pierre-Paul Muzy : regrette que la langue corse n'ait pas été utilisée lors du café littéraire.
Madame Kessler : se souvient que dans sa jeunesse, ses amies ajacciennes lui disaient : "Christiane, tu parles corse, ça fait paysan !"
Je conclus en remerciant très chaleureusement tout le monde (car il faut le faire, venir un samedi soir entre 18 et 20 h 30, pour écouter parler de littérature corse, de Sainte Vierge, et de contre-bible, bravo).
Eccu !
Ce blog est destiné à accueillir des points de vue (les vôtres, les miens) concernant les oeuvres corses et particulièrement la littérature corse (écrite en latin, italien, corse, français, etc.). Vous pouvez signifier des admirations aussi bien que des détestations (toujours courtoisement). Ecrivez-moi : f.renucci@free.fr Pour plus de précisions : voir l'article "Take 1" du 24 janvier 2009 !
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Le monde change et il n-y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis,Chistiane Kesseler a raison de dire qu'il était mal vu de parler Corse du temps de sa jeunesse. La génération qui aujourd'hui ne s'esxprime que dans la langue de ses ancêtres boudait celle de leur grands-parents et pour certains leur demandaient de s'exprimer en Français "ça faisait plus classe"...Les grands-parents étaient des résistants français et ne parlaient que Corse...
RépondreSupprimerGrazie pè u resu contu o FXR, sò sicura ch'ellu hè cumpletu.
RépondreSupprimerInteressante di cunfruntà u llibru cù quelli chì anu vissutu l'evenimentu.
Interessante dinù sta differenza trà l'opara di Confiant (ch'ùn aghju lettu) chì mette in risaltu un "populu unitu" è quella di Thiers chì mette in risaltu a cumplessità interna, ricusa una visione unitaria, una falsa unità..In definitiva, u rumanzu corsu (in lingua corsa) hè menu "identitariu" chè ciò chì si dice o crede.
I nostri creatori passanu assai tempu à interrugà, scavà, scuntruisce l'idee fatte.
On peut être :
RépondreSupprimer- Songeur sur le classement d'une oeuvre en langue corse dans la littérature francophone.
- Amusé que le terme de "francophone" puisse être ressenti comme une marginalisation, un exotisme.
- Intéressé d'en savoir plus sur le concept "littérature-monde", prometteur.
En ce qui concerne la pratique de la langue, il peut être mal vu encore aujourd'hui d'utiliser la langue : les gens en ville se retournent sur les parents qui parlent corse à leurs enfants. Classement immédiat dans les neurones conditionnés : non plus "paysan", certes, mais "nationaliste", forcément.
Les temps changent, certes, mais les préjugés se déplacent, c'est tout.