lundi 16 février 2009

Joseph Conrad, parmi les Corses aventureux

Il est bien connu maintenant que Joseph Conrad a appris son métier de marin avec Dominique Cervoni.

Maddalena Rodriguez-Antoniotti a écrit un magnifique livre sur le sujet des liens tissés entre l'écrivain anglophone et la Méditerranée : voyez la magnifique photo de Conrad, page 229. C'est une photo de 1921, prise lors de son voyage en Corse cette année-là : les mains dans les poches de son pantalon, fixant de son monocle l'objectif qui le regarde, il a une casquette, et son ombre derrière lui s'étale depuis le sol jusque sur le mur et la porte fermée d'une maison.
Je suis frappé par la vie de cette ombre.

Voilà comment j'ai lu le livre de Maddalena : avec gourmandise, avec curiosité - puisque j'aime beaucoup les quelques textes de Conrad que j'ai pu lire : "Lord Jim", "Au coeur des ténèbres", "Un avant-poste du progrès", "Jeunesse" (je sais, il me reste à en découvrir bien d'autres, et des sublimes, peut-être dans une autre vie ?).
J'ai lu ce livre aussi avec étonnement : il est truffé de références surprenantes à des oeuvres et des artistes qui hantent l'imaginaire de Maddalena (je vous laisse les découvrir) et qui créent des échos inouïs dans l'oeuvre de Conrad.
Et puis il y a aussi le plaisir de voir se déployer - au milieu des photos d'archives - les photographies de Maddalena.
Le tout ressemble à une sorte "d'essai total", comme on parle de "roman total". D'où le plaisir toujours renouvelé de revenir dans le livre, car il est plein de chemins que l'on n'a pas emprunté lors de la première lecture. Alors oui, il y a peut-être surabondance et les rapprochements ne m'ont pas toujours embarqué ou transporté ; cela importe peu : ce livre ressemble bien à ce que je peux souvent rêver d'écrire moi-même (et l'on est toujours trop indulgent avec soi-même).

Mais foin de cette satanée indulgence qui ruine toute possibilité d'amélioration des petites littératures où tout le monde se connaît et où personne n'ose émettre un jugement critique négatif !

Je vais donc être sans pitié pour ce livre : le moment qui m'a véritablement transporté (et je ne veux pas le présenter comme une clé, car l'intérêt de cet essai est surtout ailleurs, dans sa thèse sur l'importance de la Méditerranée dans la vie et l'oeuvre de Conrad), c'est la dernière partie du livre où l'auteur évoque son père.

Je voudrais citer ici deux paragraphes :

Un bateau d'enfant tremble à l'horizon, deux voiles rouges inclinées vers l'avant. Comme chaque dimanche ou presque, à la belle saison, un tout petit voilier navigue maladroitement dans le bassin du jardin du Luxembourg. Joseph, mon père, ne le quitte pas des yeux, exauçant quelque penchant secret. Ma main est dans la sienne. Avant qu'immanquablement, il ne se précipite pour constater le naufrage. La minuscule embarcation, alors, soudainement happée par le redoutable jet d'eau et l'onde agitée au centre du bassin. Bien d'autres enfants ont ainsi fait voguer leur bateau dans les jardins publics, ne serait-ce que celui qui devint un grand navigateur, Jean-Baptiste Charcot, en ce même Luxembourg. Conrad lui-même, séjournant à Montpellier, ne manque pas de mettre à l'eau, à Palavas, le petit voilier de son fils Borys, cadeau de la "chère tante" Marguerite. L'enfance serait-elle d'emblée voyageuse, le ciel penché sur les mâts du songe ?

Mon père est mort depuis longtemps, sifflant des choses très anciennes d'un passé que je ne peux désormais atteindre. La chanson d'un enfant pauvre qui aurait voulu devenir marin ? Qui, après un séjour de quleques mois au Sénégal et au Mali, conservait bien sûr de sa "période" africaine un souvenir ébloui ? Tatouages et prestige d'aventurier à la clé. Et qui, exilé ensuite à Paris, courait après ses chimères ? Comme de voir la mer à deux pas de l'Etoile. Ou de sourire à une voile latine dans l'arc-en-ciel d'une jour de pluie. Mon père, dans les brumes des cheminées d'usine, avec de grands départs inassouvis en lui ? C'était quand déjà ? Sa vie me semble à présent plus inconnue que celle de Conrad. Il me faut m'adresser à des bribes de papiers jaunis pour en fixer la mémoire véritable. "Les tableaux, les écrits ne se font pas en toute clarté. Et toujours les mots manquent pour le dire, toujours." Sûr que papa flotte quelque part. Sublimé.

Vous aurez compris que pour moi le père sublimé de Maddalena flotte derrière le corps photographié de Joseph Conrad posant avec sa casquette et ses mains dans les poches devant le mur d'une maison corse, en 1921.

Il va sans dire que ce billet n'est pas une présentation de l'essai de Maddalena. Pour cela, voyez notamment ici, c'est le regard d'Angèle Paoli.

Ce billet est plutôt l'arrêt sur une figure insistante de l'imaginaire corse : l'aventurier (réel ou fantasmatique). Quels sont pour vous les récits - corses ou non - évoquant le mieux une telle figure ?

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