mardi 17 février 2009

Littérature corse, en italien dans le texte

Oui, je vois qu'il existe des livres importantitissimes pour l'imaginaire corse dans au moins quatre langues :

- le latin : avec le "Vir Nemoris" (1770) de Nobili-Savelli (connaissez-vous d'autres textes écrits dans cette langue ancienne, et non morte, et qui auraient ou pourraient avoir, selon vous, une influence importante sur notre imaginaire ?)
- le corse : avec, par exemple, "Pesciu Anguilla" (1930) de Sebastianu Dalzeto, premier roman écrit en langue corse
- le français : avec, entre autres, "Un dieu un animal" (2008) de Jérôme Ferrari

- et l'italien : avec l'ouvrage dont je voudrais parler maintenant avec vous, "Dionamachia" (1817) de Salvatore Viale (republié en 1999 avec une version corse, par l'Université de Corse ; une version française a vu le jour en 2000 sous l'égide de la même université).

Ce que j'aime avec la littérature corse, c'est qu'elle vit sous le signe du multiple, elle use de plusieurs langues, cela n'est pas forcément facile, loin de là, elle se déploie sur plusieurs aires culturelles et elle cumule ainsi plusieurs naissances, elle collectionne les "textes fondateurs", comme on dit maintenant ; c'est dire qu'il n'y a pas d'origine, pas de source première et unique, mais une infinité, à toutes époques.

Lorsque j'ai découvert le texte de Salvatore Viale (je ne sais plus quand, c'est certainement très étalé dans le temps), je savais, comme beaucoup (via les anthologies d'Yvia-Croce et de Ceccaldi), qu'il recélait le premier texte publié en langue corse, la "fameuse" "Sirinata di Scapinu". Donc j'avais une image positive de ce texte, avant même de le lire, image à ce point positive qu'elle aurait très bien pu me contenter et me dispenser de lire l'ouvrage !

Comme le dit Ghjacumu Thiers dans l'Introitu de l'édition bilingue de cette "Dionomachia" : "Issa opera serve à a cerca permanente di u patrimoniu nustrale, ma hè vera chì sin'ad oghje ci hè ghjuvatu di più di ammintà la ché di praticà la. Oramai si cunnosce megliu issu funziunamentu un po' paradussale di u testu literariu in e situazione diglossiche. Custì i libri sò cum'è tuttu l'altru restu di a cultura : valenu più da pegnu simbolicu in a rivendicazione è da segnu di l'isturicità di u sintimu identitariu culletivu." (Essai de traduction - vous pouvez corriger ! : Cette oeuvre sert à la recherche permanente du patrimoine corse, mais il est vrai que jusqu'aujourd'hui nous avons trouvé plus utile de l'évoquer que de la pratiquer. On connaît mieux désormais ce fonctionnement un peu paradoxal du texte littéraire dans les situations diglossiques - pour l'explication de ce terme très important, voir ici. Les livres sont là comme tout le reste de la culture : ils valent plus comme garantie symbolique pour la revendication et comme signe du caractère historique du sentiment identitaire collectif.)

Passons donc à la pratique (puisque "a pratica vince a grammatica", ici je vous laisse libre de la traduction).

Comment ai-je lu ce livre ? (et vous ?) :

- je n'ai pas été transporté par l'aspect "observation critique des caractères et des comportements insulaires" (j'ai l'impression que c'est un fil, que dis-je, un flux ou un courant majeur de l'expression littéraire corse, illustré par nombre d'oeuvres que je ne connais pas et qui - a priori (mais je me trompe certainement, et je reviendrai sur cette intuition) - ne m'attire pas).

- je n'ai pas été fasciné par les quelques strophes en langue corse incluses dans le chant IV. Je ne suis pas vraiment à même de juger de leur qualité ; mais je préfère les fromages prosaïques et émouvants de Carlotti au "brocciu" blanc qui sert de comparant burlesque pour la beauté de la jeune fille courtisée par Scappino. (Nous reviendrons sur cette importance du fromage et du brocciu avec le magnifique ethnologue Max Caisson et avec l'infatigable conteuse et poétesse Francette Orsoni - vous remarquerez que je fais des efforts pour être très critique sur mes contemporains...)

- oui, j'ai aimé que l'intrigue ("une sanglante querelle qui, pour un âne mort, mit aux prises les populations de U Borgu et de Lucciana, deux bourgades voisines et rivales durant la semaine pascale") aille crescendo au court des huit chants pour atteindre des sommets délirants, vraiment extravagants (le cadavre de l'âne cause de la querelle est maltraité jusqu'à être placé dans l'église d'un des villages, sur le clocher de l'autre ; cela me fait penser à l'humour, je ne sais pourquoi, de Tintin Pasqualini, non ?)

- mais ce qui me touche le plus est un élément que je dirais "moderne" (finalement, j'y trouve ce que je cherche, loin de tout regard scientifique et objectif, ou qui tenterait de l'être, et cette critique peut m'être faite, non ?) : cet élément moderne, c'est le mélange des tons, des discours, des voix, des niveaux, des attitudes sans que la posture morale ou le sens allégorique (qui sont au fond du propos de Viale tout de même) prennent le dessus : j'ai l'impression que les excès vengeurs impossibles à arrêter, les justifications rhétoriques et hypocrites, les paroles temporisatrices et lâches, les actes mesquins ou égoïstes, la violence, puis les discours et les écrits réparateurs jusqu'à l'amitié scellée à la fin entre les anciens belligérants, j'ai l'impression que tout cela crée un ensemble indémêlable. C'est cet indémêlable que j'aime.

- bien sûr, j'ai aimé (c'est une pente personnelle) les évocations sérieuses, au milieu de tout ce burlesque et héroï-comique, des chants 2 (les combattants victorieux de Borgo en 1768 face à l'armée de Louis XV) et 8 (l'assassinat de l'ami de Viale, Alessandro Petrignani, symbole d'une Corse "suicidaire"). Ils forment un contraste saisissant avec le reste du poème mais le tout est bien cousu ; le texte résiste ; il peut être relu sans dommage et il appelle, me semble-t-il, nos lectures renouvelées (ici, vous trouverez une autre de mes lectures de cet inépuisable livre : cliquer sur "Cumenti, petite anthologie de la littérature corse" / "Logomachia è risate").

Pour finir, un extrait : 5 strophes (48 à 52) en italien, choisies un peu au hasard ce soir, avec leurs versions corse et française : nous sommes dans le chant 7, c'est bientôt la fin des combats puisque les "gendarmes" sont là pour rétablir l'ordre (alors comme maintenant dans les Antilles) en arrêtant les têtes les plus échauffées et surtout en essayant d'immobiliser une mule rendue folle par l'esprit du Malin (qui bien sûr est à l'origine théologique de tout ce ramdam...) :

48
Già la milizia trafelante, e lassa,
Per arrestar la mula, in atto fiero
I montati fucil contr'ella abbassa ;
Quando l'astato Arcangiolo guerriero,
Ch'un commando divino a scender mosse,
Dal ciel, ratto qual fulmine, calosse.
49
Ei d'ondeggianti piume alto ornamento
Scuote sul lucid'elmo ; a fianco ha il brando,
E in man la picca di Satàn spavento.
tale allora apparì ch'espulse in bando
Dal terren paradiso Adàm fellone,
Od in letto pisciar fè Bellicone.
50
Alla mula si oppon con lancia in resta :
A' rai celesti, al truce atto tremendo,
Quella abbagliata, e sbalordita arresta.
Sul negato sentier l'Angiol veggendo,
Così arrestossi immota, e pertinace
Di Balaàmo l'asina loquace.
51
Per paura un gran peto scaraventa
Umido, ch'ai Giandarmi il volto spruzza.
Starnutenti li fuga, e gli spaventa
L'orribil botto, e la tartarea puzza.
Da guerra, per cui fora alfin distrutta,
Quel peto liberò Marana tutta.
52
Col peto esce Astaròt : Michele il caccia
Colla lancia all'inferno, e con tenace
D'adamante catena ivi l'allaccia,
Onde non rieda a più turbar la pace ;
Torna al cielo, e del liquido sereno
Segna la via d'un rapido baleno.

Eccu lu testu traduttu in corsu :

48
Digià a milizia spussata, è fiacca,
per arrestà a mula, in attu fieru
Mettenu manu à i fucili è piglianu a mira ;
Quandu l'armatu Arcanghjulu guerrieru,
Ch'ellu mandò un cumandu divinu
Da u celu, minacciosu cum'è a saetta, si calò.
49
Sbattulendu l'ale chì li face ornamentu
Sa sopra à l'elmu lucente ; li penda à fiancu lu brandu,
È in manu a lancia di Satanu spaventosa.
Eccu cum'ellu apparse quellu chì messe for
Di paradisu l'Adamu traditore,
È in lettu fece piscià à Bellicone.
50
Si mette di fronte à a mula cun a so lancia in manu :
Di pettu à i ragi cilesti, à tamanta minaccia,
A mula accicata, è imbambulita si pianta.
nantu à u chjassu interdettu vighjava l'Anghjulu,
Cusì piantò stantarata
Di Baalamo a sumera luquace.
51
Da a paura lenta una peta tamanta
Bavosa, chì in faccia à i gendarmi schizza.
Sbuffulendu fughjenu, spaventati
Da tamantu colpu, è da cusì gattiva puzza.
Di a guerra, chì avà ùn si sente più fiatu,
Quella peta liberò a Marana.
52
Cun a peta esce Astarottu : Michele u caccia
Cun a lancia in infernu, è cun una catena
Putente u lega cun forza,
Ch'ellu ùn venga più à scumudà a pace ;
Si ne volta in celu, è cun u lquidu sirenu
Segna cun l'arcubalenu a so strada lesta.

Et voici la version en français de la fin des hostilités :

48
Les gendarmes qui veulent arrêter la mule sont épuisés et à bout de souffle. D'un geste brutal, ils braquent sur elle leurs fusils chargés. C'est alors que, sur ordre de Dieu, l'archange guerrier armé de sa lance descendit du ciel aussi rapide que l'éclair et leurs fit baisser les armes.
49
Les grandes plumes qui ondulent et ornent son casque brillant s'agitent. Sur un flanc il porte son glaive et dans sa main il tient sa lance, la terreur de Satan. C'est la même apparition que lorsqu'il se présenta devant Adam le rebelle et le chassa du paradis terrestre ou lorsqu'il fit pisser de frayeur dans son lit Don Boissansoif.
50
La lance en arrêt, il se plante devant la mule. La bête éblouie s'arrête, troublée par les rayons célestes et son geste effrayant. C'est ainsi qu'à la vue de l'ange, l'ânesse loquace de Balaam s'arrêta tout net et refusa obstinément de continuer son chemin.
51
Effrayée, la mule lâche un grand pet humide qui asperge le visage des gendarmes. L'horrible projection et la puanteur infernale les remplit de frayeur et leur fait prendre la fuite en éternuant. Ce pet délivra la Marana toute entière d'une guerre qui l'aurait détruite, en fin de compte.
52
Astaroth est expulsé avec le pet. Saint Michel le chasse en enfer avec sa lance, il l'attache solidement avec une chaîne de diamants, afin qu'il ne revienne plus troubler la paix sur la terre. Puis l'ange remonter aux cieux et il trace d'un éclair rapide la voie dans le ciel limpide.

Bien sûr, Salvatore Viale est une figure littéraire et politique bien plus riche et importante que ce que j'ai pu en dire ici. Je vous engage à aller voir tout cela par ailleurs ! Notamment ici et ici. Bonnes lectures !

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