Alors voilà, cela faisait longtemps que je voulais lire ce "roman".
C'est fait (entre hier et aujourd'hui) et il ne faut surtout pas que l'avis qui va suivre soit pris comme une attaque personnelle contre l'ouvrage, l'auteur, le personnage principal ou la Corse en général. Vous savez ce que je pense sur la liberté absolue de la critique face à la liberté absolue de la création : il me semble que c'est la dialectique entre ces deux libertés qui fait vivre nos imaginaires individuels et collectifs.
Mon sentiment est que "Mal'Concilio" est une synthèse fictionnelle pas très réussie des éléments magico-religieux et villageois corses. On y trouve tout, sous le patronage de Baudelaire placé en exergue ("Garde tes songes : les sages n'en ont pas d'aussi beaux que les fous !") : le sanglier (solitaire et sauvage), le mazzeru, la squadra d'Arozza, les signadore, les voceratrice, l'ochju, les bergers et les bandits, etc. Le tout vu par les yeux du personnage principal, le fou (ou considéré comme tel par les villageois), muet, cheveux blancs et yeux clairs. L'intrigue est tragique : il s'agit d'un amour impossible entre le fou et la plus belle fille du village, Lésia, la fille du sgiò, Dom Manfredo. Il y a peut-être un aspect trompeur à désigner le livre comme "roman" alors qu'il lorgne plutôt du côté du conte : les personnages ont des fonctions bien précises et immuables, les situations et les êtres sont souvent excessifs, il n'y a pas vraiment de mystère humain que le lecteur découvrirait de manière interrogative et ambigüe.
Il faudrait d'ailleurs interroger ce lien entre "Mal'Concilio" et la tradition des contes ; c'est-à-dire voir en quoi le roman s'en inspire et s'en démarque (peut-être cela a-t-il déjà été fait ?)
C'est le style de l'écriture qui me convainc le moins (car la thématique à la rigueur m'intéresse toujours, c'est peut-être un péché mignon, et lorsque je trouve un élément thématique qui me semble singulier, original, je suis prêt à passer outre les défauts d'un livre). En l'occurrence, je suis vite lassé par le lyrisme qui me paraît excessif, les images souvent outrées et sérieuses, même si certaines ont trouvé des échos en moi ("le brutal épanouissement d'une fleur d'épouvante" pour décrire l'envol d'un groupe de corbeaux).
Donc je me demandais précédemment sur ce blog en quoi certaines oeuvres pouvaient, selon nous lecteurs, être des sources vives pour notre imaginaire futur. Et je me dis que, magré son grand succès de librairie, sa déclinaison chantée (le fameux - que je trouve très beau - "Mal'Cunciliu" de Jean-Paul Poletti) ou dansée (par Marie-Claude Pietragalla, mais là je ne l'ai pas vue), le "roman" de Jean-Claude Rogliano représente plus un point terminal ou une impasse qu'un chemin nouveau ; une somme qui conclut plutôt qu'une reprise qui remet en mouvement.
De ce point de vue, je préfère (et ce n'est pas un gage de la qualité absolue ou relative de ces livres) :
- "Caveau de famille" d'Elisabeth Milleliri (où l'on trouve aussi le Sgiò, la fille - ici décapitée - et les références baudelairiennes mais qui prend en charge la réalité actuelle des villages corses) ou
- "www.mazzeri.com" de Ghjuvan-Luigi Moracchini et "La chasse de nuit" de Marie Ferranti (où le personnage du mazzeru - de plus en plus abondant dans notre littérature - est problématisé, actualisé, de façon à la fois ludique et dramatique) ou
- "A stanza di u spichju" de Rinatu Coti pour sa capacité à mêler les situations symboliques, le monde villageois, les croyances, les drames actuels de la Corse.
Connaissez-vous ces livres ?
Un roman ne doit-il pas inclure une ligne historique qui entremêle son intrigue à l'Histoire des hommes et à leurs histoires réelles ? Ne doit-il pas inclure une évolution temporelle, une certaine précision réelle ? Ce texte se présente comme un résumé romancé d'un système de pensée plutôt que comme une narration qui creuse une question humaine à un moment donné de l'histoire des hommes. Non ? Qu'en pensez-vous ?
A peine viens-je d'écrire cela qu'il me revient à l'esprit qu'en lisant le texte j'ai justement été frappé par la seule notation historique du livre (véritablement la seule, à moins que je ne me trompe ?) : il s'agit de l'expression "les hommes de Morand".
Voici le passage, c'est le fou qui parle (page 9 de l'édition France-Empire en 2001, la première édition étant de 1975) :
Fou... Un de ces mots que je sens toujours à mes trousses, même quand ils ne parlent pas de moi. Ils disent que c'est à cause de l'orage : les soirs d'octobre, quand souffle le vent d'Ouest, les nuages perchés sur les crêtes descendent sur la Tévola. Ils recouvrent les collines, le village, les vallées. Il n'est pas de nuit plus obscure... Et soudain tout réapparaît sous la lueur des lézardes qui éventrent le ciel. C'est le fracas, le vent, la grêle... J'avais à peine quelques jours et il faisait ce temps-là dans le maquis où mes parents m'emportaient, fuyant les hommes de Morand. La foudre s'était abattue auprès d'eux, les projetant parmi les pierres du torrent qu'ils s'apprêtaient à franchir. Mon père me retira vivant de sous le cadavre de ma mère. Mais, si ma vie fut épargnée, on dit qu'avec l'esprit de ma mère un peu de mon esprit a été emporté dans le roulement du tonnerre et que, depuis ce moment, s'est ouvert cet abîme qui me sépare à jamais de tous.
Joseph Morand (1757 - 1813) fut, selon le "Dictionnaire historique de la Corse", un "valeureux et fidèle soldat de la Révolution et de l'Empire". L'empereur Napoléon Ier l'envoya en Corse rétablir le calme entre 1803 et 1811. Il s'y est signalé par la fameuse giustizia morandina qui signifiait en fait répression aveugle, exécutions sommaires, destructions de maisons, abus de pouvoirs (comme quoi l'Histoire se répète souvent...). Donc, si les "hommes de Morand" poursuivaient les parents du fou de "Mal'Concilio" entre 1803 et 1811, quelques jours après sa naissance, et si le fou a 16 ans comme Lésia, cela veut dire que cette histoire est explicitement située quelque part entre 1819 et 1827. Je me questionne : pourquoi l'auteur situe-t-il cette histoire à cette époque ? Qu'en pensez-vous ? Je me demande si ce n'est pas pour ajouter un élément de plus à la violence de l'histoire, sans toutefois l'inclure dans une réalité historique plus précise que cela (car pourquoi les parents du fou étaient-ils poursuivis par les hommes de Morand ? avis à un écrivain qui voudrait reprendre ces personnages et nous en dire un peu plus...). Un peu à la manière de la mort de la mère de Lésia, morte du "Mauvais Mal" (page 17). Morand, la foudre, la maladie seraient les facettes d'une même violence qui opprime les pauvres êtres humains. A discuter.
Ah oui, une autre chose qui me paraît intéressante : Dante est aussi présent dans "Mal'Concilio" mais d'une façon quelque peu étrange. Il se trouve que seules trois personnes savent lire dans ce village : le sgiò, le prêtre et le père du fou. Ce dernier a même de nombreux livres et a appris à lire à son fils. Avec Lésia à ses côtés, il lit un "livre qui parlait de lieux étranges peuplés d'étranges êtres, sans doute faits de brume, de lumière ou de vent, certains triomphants et radieux, certains sournois et plaintifs, terrifiants ou terrifiés." (page 115). Les deux citations de la page suivante finissent d'identifier l'ouvrage : la Divine Comédie de Dante.
Mais le livre n'est pas nommé et à côté de cette lecture à deux (évoquant certainement la lecture commune de Paolo et Francesca, le fameux couple luxurieux du chant 5), l'auteur signale ceci :
Divigone, ce berger qui était mort si vieux, bien que ne sachant pas lire, connaissait ce livre par coeur ; il l'avait appris en écoutant un autre berger le lui réciter - un berger qui l'avait appris de la même manière. En relisant ces lignes, je me souvenais de la voix rude du vieux Divigone qui, lui aussi, les récitait :
"... Avant moi il n'y eut point de choses créées, sinon les éternelles...
"Vous qui entrez, laissez toute espérance..."
Et chaque mot résonnait en moi comme un écho.
Je trouve étrange, et intéressant, cet entremêlement d'écrit (un livre lu) et d'oral (le souvenir des bergers qui récitent). Comme si ici l'oralité devait absolument se manifester comme une marque traditionnelle d'identité collective face à un livre réservé à quelques uns seulement. Et puis la question linguistique disparaît totalement, alors qu'on s'attendrait à lire le texte en toscan (vers 7 à 9 du chant 3 de l'Enfer) puisque les bergers et le père du fou ne peuvent pas avoir appris et lu ce texte en français... J'avais déjà évoqué ici cette figure traditionnelle du berger récitant les épopées des grands auteurs italiens.
Voilà mon récit de lecture terminé, et encore une fois si j'estime personnellement que ce "roman" ne représente pas à mes yeux une source vive pour la littérature corse, cela ne m'empêche pas d'y trouver des éléments qui m'intéressent ni de convenir que d'autres lectures, plus positives, sont tout à fait possibles, non ?
Ce blog est destiné à accueillir des points de vue (les vôtres, les miens) concernant les oeuvres corses et particulièrement la littérature corse (écrite en latin, italien, corse, français, etc.). Vous pouvez signifier des admirations aussi bien que des détestations (toujours courtoisement). Ecrivez-moi : f.renucci@free.fr Pour plus de précisions : voir l'article "Take 1" du 24 janvier 2009 !
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je partage à la fois vos louanges et vos critiques sur mal'consilio: à force de ratisser large on tombe dans le patrimonial!
RépondreSupprimerEn même temps, comment faire corse sans verser dans la muséologie?
challenge....
by the way j'ai beaucoup aimé Les saints et les Morts: vive le "noir" corse!
amitiés de
za casta
Je pense que la question du rapport entre une valeur patrimoniale et une valeur dissidente de la littérature (corse en l'occurrence) est essentielle.
RépondreSupprimerJe me rappelle que dans un article (dans quel numéro d'Etudes corses ?) Ghjacumu Thiers dit a peu près que son écriture oscille entre le culte et la démystification.
Je n'ai rien contre les livres qui célèbrent une identité ou déplorent sa disparition (même si cela n'est pas ma tasse de thé ; je préfère ceux qui travaillent les métamorphoses, les failles, les mélanges). Mais alors il faut que j'ai l'impression d'être face à un texte de littérature qui ne s'épuise pas à la première lecture.
Je pense qu'il y a beaucoup d'ouvrages qui "font corse" (sans le chercher comme projet exclusif) sans verser dans la muséologie.
Finalement j'attends comme d'autres que la littérature corse cherche à être de la littérature (et de la bonne)... corse, elle le sera toujours d'une façon ou d'une autre sans qu'on le veuille explicitement.
Je me demande dans quelle mesure le genre "noir", le polar, peut être un lieu de régénération. Vous faites l'éloge du "noir" corse" et vous parlez des "Saint et des Morts" (publié chez Albiana, par Jean-Louis Tourné) ; pouvez-vous en dire plus ? Comment vous l'avez lu, pourquoi vous l'avez aimé...
Amicalement,
François Renucci
Surtout qu'il faut rappeler ici une évidence : les mazzeri ça n'existe pas.
RépondreSupprimerMB
(Aaah ! Socu attaccatu da un signari farratu !)
Si le mazzeru n'existe pas (et je conserve la supposition parce que je n'ai pas envie de subir le même sort avec ce sanglier (ferré ou de fer ? je ne connaissais pas...)),
RépondreSupprimerdonc s'il n'existe pas - et je crois qu'il y a un numéro de la revue Strade qui oppose les points de vue de Ravias-Giordani et de Moracchini sur ce sujet -,
enfin, s'il n'existe pas, c'est encore plus intéressant : parce que cette figure du mazzeru (voire du faux mazzeru) est extrêmement présente dans notre littérature contemporaine...
Affaire à suivre (avec une prudence de Sioux).
FR
j'ai du mal a partager ton point de vue, je trouve cet ouvrage magnifique, j'ai retrouvé le gout de la lecture grace à cet auteur et tout particulièrement à ce livre,mais il en faut pour tous les gouts....je vais prochainement attaqué le roi théodore du même auteur, tu devrais peut etre t'y pencher.
RépondreSupprimeramicalement
corine
Corine,
RépondreSupprimermerci pour ce commentaire.
Bien sûr un point de vue différent est le bienvenu ici.
Ce qui me plairait maintenant serait de mieux connaître le goût qui vous porte vers "Mal'Cunciliu", qu'est-ce qui vous le rend "magnifique" ? Pourriez-vous citer la ou les pages qui vous ont emballée ? Je pourrais en faire un billet, avec votre autorisation.
J'ai vu "Le roi Théodore" en librairie à Aix, puisque publié par une maison d'édition continentale. Je ne l'ai pas encore pris. Un préjugé négatif m'en a empêché ; il faudra passer outre, bien sûr.
Je pense aux "Mémoires" de Sebastianu Costa, qui était avec le roi Théodore. Je me souviens de Pantaléon Alessandri, à Aix, disant le bien qu'il pensait de cet ouvrage, et combien sa lecture était instructive pour comprendre la Corse actuelle.
Encore merci, à bientôt.
Je comprends les critiqus de FXR, notamment sur la convocation de tous les symboles de la Corse traditionnelle et rurale sans prise de distance, et je suis d'accord sur le fait qu'il ne s'agit pas d'un véritable "roman", mais plutôt d'un conte symbolique.
RépondreSupprimerIl faudrait que je le relise, pour voir comment je le recevrais aujourd'hui, mais à l'époque moi je m'étais laissée porter par le lyrisme du texte, comme s'il s'était agi d'un long poème. Les symboles et les mythes me touchent, me parlent de la Corse "éternelle" (je sais, cela n'existe pas...-)), sans que je tombe pour autant dans des croyances béates, mais nous ne sommes pas toujours obligés d'être rationnels, de mettre les choses en perspective, l'imaginaire a tous les droits.
En particulier quand tu dis "le roman doit"...je ne suis plus d'accord. L'oeuvre n'a pas de "mission" en soi, ni dans un sens (et là peut résider la faiblesse de cette oeuvre, si l'auteur prétendait "représenter" l'âme de la Corse, mais ce n'était sans doute qu'inconscient) ni dans l'autre (ouvrir de nouveaux chemins, etc : cela ce sont ensuite les lecteurs, la société qui le voient et le disent). Disons que tu "préfères" les débroussailleurs d'avenir. "Mal'Cunciliu" a correspondu à une époque, à mon avis, et il n'a rien fermé ni ouvert, il a "enchanté" (au sens magique) de nombreux Corses qui y ont "reconnu" quelque chose, de mythifié certes, mais pourquoi pas, je ne rejette pas les mythes, ils ont leur fonction eux aussi. Ne serait-ce que d'être remis en cause...LOL
Lorsque j'ai écrit : "le roman doit", le mot "devoir" renvoyait plus à une probabilité qu'à une obligation. D'accord avec toi pour penser qu'une oeuvre est souvent plus complexe qu'un nom de genre. Il me semble que conte et roman sont mêlés dans "Mal'Concilio".
RépondreSupprimerJe connais une autre personne qui avait lu adolescente ce livre justement après sa sortie en 1975, et qui l'avait adoré. Peut-être l'ai-je lu au mauvais moment (âge et époque). Mais il est réédité régulièrement (tant mieux, j'aimerais que ce soit le cas pour bien d'autres livres corses, désormais introuvables - pourquoi tout numériser et mettre en accès libre sur Internet ?), et ses rééditions régulières font qu'il est proposé pour d'autres générations, dans d'autres époques ; il est donc normal que la réception soit différente et que ce livre, qui a joué un rôle important au début du Riacquistu, en joue un différent aujourd'hui (2009) et un autre rôle encore un peu plus tard.
Mythe lyrique : d'accord avec cette decription. Il me semble qu'une littérature joue sur plusieurs tableaux (mythifiaction et démystification ; culte et transgression comme l'a écrit Thiers dans un article d'Etudes corses). Un livre qui est capable des deux est génial (pour moi).
Oui, lire (et ne pas aimer) "Mal'Concilio" est aussi une façon de mieux se connaître, mieux connaître les lectures réelles des livres corses, mieux connaître les goûts et désirs (oui, je préfère les "débroussailleurs d'avenir", comme tu dis, ou plutôt les livres qui permettent de "jouer" avec les valeurs auxquelles on croit ou veut croire, qui impliquent un double mouvement d'élan et de doute).
Conclusion (personnelle) : puisque "Mal'Concilio" est de l'ordre du "mythe culturel", il faut le lire et le critiquer et dire sincèrement et clairement ce qu'on en pense. Nous ne sommes pas obligés d'aimer "Mal'Concilio" et nous n'insultons ni ne blessons personne en le disant. Ce qui m'intéresse c'est de savoir les façons singulières que nous avons d'aimer ou de ne pas aimer ce livre.