jeudi 19 mars 2009

Pourquoi traduire les classiques ?

Du plus loin qu'il m'en souvienne, j'ai toujours entendu dire que les Corses avaient dans les temps anciens une vaste connaissance des chefs-d'oeuvre écrits en toscan et qu'il n'était pas rare de pouvoir entendre tel ou tel - un berger même - réciter par coeur des vers de L'Arioste, du Tasse et de Dante...

Un peuple de poètes, de chanteurs, cultivant oralement les grands classiques italiens.

(Je me souviens de mon père récitant, assez souvent, les premiers vers du poème de Victor Hugo, "Oceano Vox" : "O combien de marins, combien de capitaines..."... en italien ! : "O quanti marinari, quanti capitani..." ; d'où tenait-il cette version ?)

Donc, bien sûr, notre littérature est nourrie de littérature italienne, certains iraient jusqu'à dire "doit nécessairement être adossée" à cette littérature. Je pense au point de vue de Marceddu Jureczek dans la revue Fora ! (numéro 3), intitulé "La langue corse et sa littérature" (article passionnant, propre à susciter un débat, j'en reparlerai).

Mais la question était : "Pourquoi traduire les classiques ?" Pour se les approprier encore mieux ? Pour les actualiser ? Pour mieux les comprendre, avec nos mots d'aujourd'hui ? Pour qu'ils nous aident à mieux nous comprendre, nous qui vivons aujourd'hui et maintenant ? Choisissez la ou les solutions qui vous conviennent !

Dans tous les cas, je suis persuadé que lorsque nous traduisons tel ou tel grand classique de la littérature en langue corse, il se joue quelque chose d'important. Il ne s'agit pas (ou plus ?) d'illustrer la langue corse pour montrer qu'elle est apte à tout dire, cela nous le savons bien. Il ne s'agit pas non plus d'introduire des "chefs-d'oeuvre" dans une littérature qui n'en compterait aucun (en même temps, avons-nous besoin de chefs-d'oeuvre ? toutefois, peut-être avez-vous des références d'ouvrages corses qui sont pour vous de véritables "chefs-d'oeuvre" ?).

Selon moi, il s'agit maintenant d'entrer en écho avec des écritures, avec des manières de dire, avec des fables, des formes, des figures que nous voulons introduire dans l'imaginaire corse, afin d'entamer des dialogues, des détours, des métamorphoses. Afin d'ouvrir des horizons neufs à notre expression littéraire ; et ce neuf peut parfaitement se présenter sous la forme du grand classique paré d'autres mots.

Ainsi d'Homère. L'Odyssée. Allons-y franco !

Vous pouvez lire ici la traduction d'un passage du vieux poème grec en langue corse par Marcu Biancarelli.

Vous avez vu ? Il s'agit, bien sûr, du passage des Lestrygons (ici dans la traduction de Leconte de Lisle, mais voyez aussi celle de Philippe Jaccottet), les très inhospitaliers Lestrygons, que l'on imagine habitant l'actuel Bonifaziu (même s'il me semble que Victor Bérard penche plutôt pour le nord de la Sardaigne et que d'autres commentateurs - comme François Hartog dans sa postface à la version de Jaccottet - insistent sur l'aspect absolument imaginaire de la géographie des voyages d'Ulysse, dès lors qu'il s'éloigne quelque peu du monde grec strictement dit...).

Alors, pourquoi Marcu Biancarelli traduit-il ce passage d'Homère ? Pour répondre à cette question, je pense que l'on peut lire sa dernière nouvelle en date (écrite directement en français me semble-t-il ; ah, tiens, notre écrivain devient totalement bilingue, et pourquoi pas ?) : dans les deux cas, il est raconté un massacre qui vise de simples arrivants. (Cette nouvelle, "Pas une lumière", vient d'être publiée dans le numéro 4 de la revue ouessantine "L'archipel des lettres").

Mais chose intéressante, la nouvelle est du point de vue des massacreurs, tandis qu'Homère conduit Biancarelli a faire parler les victimes puisque c'est Ulysse qui raconte...

Voilà un léger décalage extrêmement intéressant pour la vie de notre imaginaire, non ?

Cumparisci Antifati cù a sola primura
Di còmpiasili tutti. Sfracicheghja un suldatu (qui est "un de mes compagnons" dans la version de Leconte de Lisle)
Chì li servi di pastu. Scappani i dui altri
È voltani à i navi. Ma in a cità intera
Risona u culombu (qui sont des "clameurs" dans la version de Leconte de Lisle). D'ugni locu à a chjama
Affaccani à millai i crudi Listrigoni,
Men'òmini chè bestii...

Moi, j'aimerais beaucoup lire - dans la littérature corse - de telles reprises de "fables, de formes et de figures" présentes chez les classiques (ou non) de toutes les autres littératures du monde, d'hier et d'aujourd'hui. Elles existent déjà... en connaissez-vous ? Mais plus particulièrement, j'aimerais des reprises "déformées", "métamorphosées". Je pense aux traductions nouvelles des Confessions de Saint-Augustin par Frédéric Boyer, ou des poèmes d'Ovide par Marie Darrieussecq.

Et puisque nous avons commencé en parlant de Dante, voici un extrait de "traduction" en français de "L'Enfer". Il s'agit d'un passage (chant XVII) visuellement et émotionnellement très fort (qui est resté dans ma mémoire grâce à la traduction d'Henri Longnon, puis via la lecture de la version de Jacqueline Risset, avec le texte toscan en regard) : c'est la descente de Dante et Virgile sur le dos de Géryon, monstre ailé - vers 91 : "I' m'assettai in su quelle spallacce / Je m'assis donc sur cette affreuse échine", (vous "souvenez-vous" de ce passage ?).

Voici la version actuelle de Stéphane Bérard :

Je retrouve mon supérieur
Qui déjà chevauche
Le scorpion volant
Féroce cheval
- Ne soit pas péteux
Pour une fois
Assume

Ne tombe pas
Ni dans les vapes
Ni ailleurs
Allez embarque
Maintenant
C'est comme ça
Qu'on va descendre.

C'est Géryon
Le garçon d'ascenseur
En quelque sorte
Et l'on a appuyé
Sur le bouton
Moins huit dixit Virgile
- Monte devant
Atelle toi-z'y
Je vais de mon corps
Jouer le rempart
Contre son dard

On ne sait jamais
Même en enfer
Il peut arriver quelque chose

C'est bien plus
Que je ne peux supporter
Mes ongles pâlissent

Et marquent
D'une baisse subite de calcium
En mon sang
Une nervure
Une vraie atteinte

Tremble
Sous le vent
Même de ma psychologie,
Révélant tel
Que je suis
Une pouffe
Un sans trop
De couilles
Au final

Je prends place
Quand même
Entre les écailles
Huilées
Des épaules un peu
Déformées
Mais l'orgueil
Plutôt la honte
Me fit
Comme si de rien n'était
Et trouvai
Naturel
D'utiliser une
"Compagnie" aérienne
Hyper dangereuse
Vraiment néolibérale

Je voulus dire
D'une manière
Détachée,
Détendu,
Un
Retenez-moi quand même
Un peu
Mais
Ma voix
Fut plus
Aigüe
Que d'habitude
Aussi mon désir
Fut exhaustif
Puisque
Mon grand défenseur
Virgile
M'enlaça
Bien-bien

- Allez Géryon
Vas-y
Mon gaillard
Dit-il
D'une voix positive.
Décris de vifs arcs
Des grands tours
Et baptise le jeunot
Avec de l'air

Mais
Mollo
Car c'est un vivant !

etc, etc... Je vous laisse découvrir la suite, et le reste.

Ce voyage avec Géryon me fait penser que le dernier roman de Ghjacumu Thiers ("Le septième ciel", éditions Albiana) se déroule dans l'avion qui atterrit à Poretta...

Et pour finir, en cherchant sur Google la version italienne d'"Oceano Vox", je suis arrivé sur deux traductions en corse !! (intégrale par Roccu Multedo et partielle - mais intégrée à une fiction - par Ghjuvan Petru Orliac). Les deux traductions sont assez différentes.

Bonnes lectures ! Bonnes écritures !

(Je pense pour finir, pour ceux qui veulent poursuivre la réflexion sur notre relation avec les grands textes du passé, au fameux "Pourquoi lire les classiques" d'Italo Calvino qui propose 14 définitions de ce qu'est un "classique" ; voici la définition n° 3 :"Les classiques sont des livres qui exercent une influence particulière aussi bien en s'imposant comme inoubliables qu'en se dissimulant dans les replis de la mémoire par assimilation à l'inconscient collectif et individuel.")

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