dimanche 22 mars 2009

VIR NEMORIS (2)

Comme promis, voici un essai de compte rendu du café littéraire qui a eu lieu le vendredi 30 janvier 2009 à l'amicale corse d'Aix-en-Provence (un grand merci à François-Michel Durazzo pour les corrections apportées).

Il s'agissait d'évoquer les beautés de l'épopée de Giuseppe-Ottaviano Nobili-Savelli, intitulée Vir Nemoris, déjà mentionnée ici sur ce blog.

Etaient présents une vingtaine de personnnes dans le public face à François-Michel Durazzo, professeur de latin, traducteur de l'ouvrage et Jean-Louis Charlet, professeur de littérature latine à l'Université de Provence, faculté des Lettres d'Aix-en-Provence, accompagné de son étudiante, Mademoiselle Gareddu-Delfini.

Excusez le caractère un peu brut de ce compte rendu, et bonne lecture quand même. Et surtout, allez lire le Vir Nemoris, il en vaut largement la peine ! Qu'en pensez-vous ? (Vous pouvez tout à fait penser le contraire !)

Signalons enfin, avant de commencer, que Maryvonne Colombani était présente et a ensuite écrit un petit article pertinent sur l'ouvrage de Savelli dans le mensuel gratuit Zibeline : ici (numéro 17 en téléchargement, page 53).

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Compte rendu du café littéraire du vendredi 30 janvier 2009.

Introduction

F.-M. Durazzo commence par expliquer qu’il n’est pas un spécialiste de la littérature latine du XVIIIe siècle et que sa traduction constitue un « travail d’approche d’un travail scientifique ».
Suite à la commande qui lui a été faite de traduire cette épopée latine en français, il s’est rendu compte que le texte publié en 1846 par Tommaseo et traduit en italien en 1930 avait été amputé de la moitié de ses vers et modifié dans une grande partie des vers restants (seuls 200 vers étaient restés intacts !). Les raisons de cette modification du texte original par Tommaseo étaient idéologiques : il s’agissait de christianiser et de lisser un texte trop païen et parfois inconvenant pour l’esprit bourgeois.
Avec l’aide de Marco Cini, spécialiste des relations entre la Corse et la péninsule italienne durant cette période (XVIIIe siècle – XIXe siècle), le texte original (copié d’un manuscrit premier qu’on n’a pas encore retrouvé, avis aux amateurs !…) a finalement servi de base à la traduction de F.-M. Durazzo.

Contexte historique

Giuseppe Ottavio Savelli naît en 1742. Contrairement à son père ou son grand-père, il fait ses études en Corse et non en Italie. Etudes en latin. Un bon père lui apprend cette langue et à écrire des vers latins. Il poursuit ses études en latin chez les Frères mineurs d’Aregno et devient enfin un des premiers étudiants de la jeune université de Corte (où les études sont toutes en latin).
Il n’accepte pas la défaite de Ponte Novu, par amour de la libertas (qui en latin signifie à la fois liberté, indépendance et démocratie) et choisit l’exil. En Toscane, il fréquente les plus grands lettrés, Lampredi, Métastase qui forment un cercle passionné par Horace. Il sera regardé comme un excellent traducteur des œuvres d’Horace en toscan.
Sans distance temporelle, il écrit « à chaud » une épopée qui est aussi l’autobiographie d’un ami, Domenico Leca, dit Circinellu. Ce Leca était d’une grande famille, un homme politique, un général, un soutien fervent de Pascal Paoli et qui refusa de se soumettre. Il prit le maquis, partit en montagne, dans une sorte d’exil intérieur. Savelli a des nouvelles constantes de Circinellu. Et plein de fureur et de colère, il écrit son épopée, dans le souvenir de Lucain (La Pharsale).

L’épopée latine

Jean-Louis Charlet s’emploie à montrer qu’une épopée latine au XVIIIe siècle, n’a rien d’exceptionnel. Après Claudien, dernier grand poète épique païen, deux traditions perdurent : l’épopée mythologique et l’épopée politique. Et de citer notamment à la Renaissance, le filon d’épopées historiques et politiques : les princes étaient des mécènes qui finançaient des poètes de cour (il existe donc une Sforziade (1454), d’Antonio Cornazzano, une Borgiade, etc.)
Au XVIIIe siècle, on trouve les épopées de Marie-Thérèse d’Autriche (relatant des événements de 1741-1745). Il y a aussi le filon de la découverte de l’Amérique : au moins cinq épopées en latin (écrites par des Italiens, des Allemands ou des Tchèques) justifient la conquête de l’Amérique par les Espagnols (c’est écrit dans le contexte de la Guerre de succession d’Espagne). D’autres épopées toujours en latin racontent les expéditions hollandaises au Brésil et portugaises en Afrique.

Pourquoi écrites en latin ? Parce que le latin est la langue de culture dominante en Europe, la langue de l’enseignement, la langue d’écriture dans la République des Lettres, au moins dans le domaine des Sciences, de la Médecine, du Droit. Même si les langues vernaculaires commencent à investir ces domaines à partir de la Renaissance, le latin perdure au moins jusqu’au XIXe siècle (il sera par exemple la langue officielle de l’Empire hongrois jusqu’en 1844).

Nobili-Savelli pouvait écrire son épopée en toscan puisqu’il a été un excellent traducteur en toscan des vers lyriques d’Horace. S’il a choisi le latin c’est vraisemblablement pour deux raisons : une raison littéraire personnelle, car écrire une épopée (le grand genre littéraire) en latin est un fait de gloire ; une raison politique, car il s’agissait d’être lu par le plus grand nombre et le latin était la langue des lettrés européens.

Il existe trois formats d’épopées :
– les très grandes (Homère, Virgile)
– les épopées en minitatures (environ 600 vers)
– les épopées moyennes (comme le Rapt de Proserpine de Claudien, 395 ap. J.-C.
L’hypothèse partagée par Durazzo et Charlet est que le Vir Nemoris (dont nous avons les deux premiers chants) serait devenu, une fois achevé, une épopée moyenne en quatre chants, au lieu des deux chants dont nous disposons. Ce qui aurait donné le plan suivant :
F.-M. Durazzo imagine le schéma suivant en s’appuyant sur les effets d’annonce dans les deux premiers chants :
– I. Serment de défendre la liberté, bataille contre les Français et fuite dans la montagne.
– II. Hiver et retour du printemps. Rencontre avec l’émissaire français, à qui le héros raconte l’histoire de la Corse.
– III. Poursuite de la résistance et échauffourées avec les Français.
– IV. Retour en gloire de Pascal Paoli, grâce à l’aide des Anglais et retour de la Liberté.

Les raisons de s’intéresser au Vir Nemoris

L’originalité du Vir Nemoris, dans ce tableau littéraire, est qu’il n’est pas une épopée courtisane, qu’il rapporte des faits tragiques contemporains de l’auteur et qu’il y a une forte implication personnelle de l’auteur. Cela en fait un texte unique dans l’histoire littéraire des épopées latines.

Jean-Louis Charlet évoque les trois raisons qui l’ont fait s’intéresser à ce texte :
1. C’est une épopée politique dans laquelle l’auteur est personnellement engagé. Il choisit le latin parce qu’il veut toucher tout le monde, toute l’intelligentsia européenne et pas seulement l’Italie.
2. D’un point de vue technique d’écriture, une de ses étudiantes, Mademoiselle Gareddu-Delfini, travaillera sur les influences (Ovide, Virgile ?)dans l’écriture latine de Nobili-Savelli : le texte contient de beaux vers, l’auteur a le sens du vers latin. Il s’agira de placer l’auteur dans la tradition et l’histoire de l’hexamètre.
3. Certaines descriptions de paysage sont stupéfiantes. L’auteur a le sens de la nature (qui n’est pas un simple décor symbolique) : montagne, forêt, cascades, grottes. Un peu à la manière d’un auteur contemporain, Bernardin de Saint-Pierre décrivant les paysages exotiques de l’île de France (future île Maurice) en 1787.

F.-M. Durazzo met en garde l’étudiante de M. Charlet contre sa traduction du Vir Nemoris. C’est la première en langue française, le texte est parfois difficile et nous n’avons pas les manuscrits originaux ; il y a donc des possibilités d’erreur dans la traduction de F.-M. Durazzo.

L’histoire du texte

L’hypothèse de Durazzo est que le texte a été écrit entre 1771 et 1772, d’un seul tenant, et non entre 1771 et 1774 comme le pensaient Viale et Savelli, en s’appuyant sur un passage où ils croyaient voir une allusion à la politique de Narbonne ; en 1790, Paoli demande à Savelli d’écrire sur son retour en Corse (l’a-t-il fait ?) ; Savelli meurt en 1807 en ayant renoncé à achever et publier son poème épique ; son petit-fils remet le manuscrit inachevé à Salvatore Viale, dans les années 1830-1840 qui après l’avoir copié et corrigé (manuscrits dont nous disposons) le confie à Niccolò Tommaseo, le patriote et écrivain italien qui prépare son édition en amputant largement le texte de Savelli. Le Vir Nemoris est inclus en 1846 dans l’édition des Lettres de Pascal Paoli. Mais Tommaseo a gommé les passages émouvants, païens, sensuels afin de rendre le texte plus catholique, bourgeois, moins choquant pour l’esprit de l’époque.
Alors que le Vir Nemoris est l’œuvre d’un homme jeune (29 ans), bouillant, qui utilise la référence latine et mythologique pour proposer un éloge de la Liberté dans des scènes fortes : la nièce de Circinellu qui se jette à ses pieds en le suppliant de l’accepter dans son « armée », les marches dans la neige, etc. C’est un texte juvénile, émouvant.

En 1930 et en 1931, deux traductions en italien (dont une en hexamètres dactyliques) paraissent, avec l’intention de prouver l’italianité de la Corse, dans le cadre de l’irrédentisme. Cette récupération d’un texte du XVIIIe siècle par Tommaseo puis par l’irrédentisme italien montre que, selon F.-M. Durazzo, le Vir Nemoris, doit d’abord susciter un intérêt historiographique et littéraire (et ne doit pas être récupéré politiquement, par exemple par le nationalisme corse actuel).

En effet, Nobili-Savelli, au moment où il écrit, croit dur comme fer au retour de Paoli et de la République corse ; il fait un pari sur l’avenir que l’avenir démentira (Circinellu meurt en 1772, la République Corse ne revient pas). Or l’une des caractéristiques de l’épopée classique est de relater des faits anciens et ancrés dans la mémoire collective, où le merveilleux reste possible. Ecrire une épopée moderne, comme l’a fait avant Savelli Lucain, racontant la guerre civile entre Pompée et César, survenue un siècle avant lui rend difficile la présence du merveilleux. Savelli va plus loin que Lucain en s’attachant à des faits contemporains et à un Héros (Domenico Leca) vivant. Il remplace le merveilleux par les croyances traditionnelles aux esprits, encore bien vivantes en Corse à son époque.

Suite à l'annonce de ce café littéraire sur la liste de diffusion de "cuurdinazione corsa", les questions suivantes ont été envoyées par mail, puis posées aux invités le soir du café :

"La présence féminine de la nièce dans une épopée"

Elle n’est pas originale ni étonnante. On peut citer la reine Camille dans l’Enéide, la tradition des Amazones, Jeanne d’Arc et l’évocation liminaire dans le Vir Nemoris à la déesse Diane, la chasseresse.

"Quelle a été la motivation profonde de F.-M. Durazzo pour écrire cette traduction ?"

F.-M. Durazzo déclare aimer les projets impossibles, le défi. Puis il indique qu’il a été captivé par le texte de Savelli, il s’est laissé entraîner par la beauté des vers, il a ressenti une émotion littéraire devant le texte latin. Enfin, il y avait le désir d’attirer l’attention publique sur cet ouvrage.

"Un tel texte était-il destiné à la lecture à haute voix ?"

M. Charlet indique que toute poésie est toujours musique. Ensuite, il existait l’exercice des recitationes, lectures publiques dans la culture européenne. Dans l’enseignement en latin, chaque élève apprenait par cœur des milliers de vers (Virgile, Ovide, Horace) qui étaient récités en faisant attention à la scansion. Hugo connaît l’Énéide par cœur ; Baudelaire et Rimbaud écrivent des vers en latin. De plus on parle latin, il existe entre le XVIe siècle et le XVIIIe siècle des manuels de latin parlé pour les voyageurs se déplaçant en Europe (latin commercial et juridique). Donc l’aspect oral d’un tel texte est tout à fait banal.

"Pourquoi Savelli a-t-il placé le nom de sa femme (Nobili) à côté du sien et même avant le sien ?"

Un tel ajout n’est pas absolument original selon F.-M. Durazzo. Selon un des participants au café littéraire, il serait possible que ce soit pour manifester encore plus fortement un lien familial avec Pascal Paoli, Savelli tout comme sa femme née Nobili étant cousins du Général de la Nation.

La question suivante, reçue par mail là aussi, a été posée à Jean-Marie Arrighi, auteur de nombreux ouvrages sur la Corse et la langue corse qui a répondu par mail :

"J'aimerais avoir plus de renseignements sur ce prêtre résistant. Je n'ai rien trouvé, y compris dans l'Encyclopaedia Corsicae (Editions Dumane ) Faisait-il parti d'un mouvement politique ? Etait-il Paoliste ? A-t-il entraîné d'autres curés dans cette résistance ainsi que des laïcs ? De quel côté penchait le clergé à cette époque ? Merci de bien vouloir éclairer ma lanterne."

Sur Circinellu on ne sait pas tant de choses. Il s'appelait Domenico Leca, Son surnom doit être en rapport avec une tonsure (circinà = couper les cheveux en rond), Il a fait des études à Gênes puis à Rome avant d'être curé dans son village de Guagno. Après Ponte Novu il a juré pendant la messe de ne pas déposer les armes et a fait prêter le même serment à ses paroissiens. Il a gagné Vivario avec eux et participé à la défense du Pont du Vecchio avec Abbatucci. Il tient ensuite le maquis et refuse les propositions de Marbeuf disant "vouloir soutenir la patrie et mourir libres, et avoir leur cef en exil mais non soumis, et la force ne vaincra pas la raison". Il se comporte à la fois en combattant et en prêtre (aide aux ennemis blessés). Il bénéficie visiblement de l'estime de l'adversaire.
Après avoir gagné le Fiumorbo, il y est trouvé mort en 1771 dans une grotte à Ania. Mirabeau prétend l'avoir rencontré au maquis, et même avoir été l'amant d'une de ses nièces qui l'accompagnait, mais il a une tendance à la mythomanie...

Sur la question religieuse dans la révolution corse, il y a quelques pages dans mon Histoire des Corses. A p art les évêques génois, les prêtres et moines participent à la lutte. Il faut voir aussi qu'à part Paoli lui-même, les gens de plus haute culture dans la Corse d'alors (Natali, Salvini, les professeurs de l'Université) sont tous des religieux, et les cadres politiques aussi (Guelfucci, Rostini). Je pense que Circinellu est le seul cependant à s'être battu les armes à la main après la conquête. L'abbé Rostini, d'ailleurs ancien aumônier du Royal Corse, est en assez bons termes avec les Français et assassiné peut-être pour cette raison (mais peut-être pour d'autres).

L'intérêt de Circinellu est qu'il résiste clairement au nom de l'Etat corse détruit, alors que beaucoup de résistants de l'époque tournent au "banditisme" micro-local, avec des groupes composés de leurs parents et amis, et sont dès lors pris dans des affrontements claniques locaux (Pace Maria Falconetti, Marzu Acquaviva).

Merci à tous les participants !

La discussion reste ouverte.

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