jeudi 12 février 2009

De quoi parle-t-on ici ?

Je discutais hier avec une amie, autour d'un café, près des locaux de Radio Grenouille (88.8 fm, accessible dans la région marseillaise), à La Friche Belle de Mai. Que me disait-elle ? Que ce blog ne pouvait apparaître de prime abord, dès son titre, que comme une défense et une revendication identitaires et non comme un blog littéraire (de littérature au sens universel). Nous connaissons bien ce débat, dans les petits pays (ou "pays dominés" pour reprendre l'expression de Patrick Chamoiseau, ou pays de "l'exiguïté" comme le dit François Paré).

Alors, voici deux citations tirées d'un livre qui ne se soucie pas de la production littéraire corse, mais qui pourtant, peut m'aider à préciser les effets que j'attends de cette littérature corse :

Pages 86 et 87 : Au fond, et trop brutalement, on pourrait résumer ainsi cette opposition : la connaissance est sauvage, le savoir, domestique (il appartient à la maison commune). À tout le moins, il existe une connaissance sauvage du monde, qui est le moteur et la raison d'être du savoir, mais à laquelle le savoir n'aura jamais accès.
C'est cette connaissance sauvage et vitale du monde qui anime les livres.

Pages 100 et 101 : Le livre est infiniment plus grand que le livre, que je lis, que j'écris, clos sur lui-même, enfermé dans la "clôture du texte", comme l'on disait dans les années 1960. Mais - de même que le livre nous est désormais inaccessible sinon sous la forme d'un rêve, de même que le livre est infiniment plus grand que le livre, la vie est infiniment plus grande que la vie parce que le réel est infiniment plus puissant que notre pauvre capacité à l'énoncer, c'est-à-dire à la réaliser, à lui faire prendre image dans le tissu de la réalité ; la vie est beaucoup plus grande que la vie (c'est-à-dire : que la représentation que nous en formons, que la réalité où nous évoluons), et cela ne veut pas dire qu'il y ait un "dehors" : la vie est beaucoup plus grande que la vie parce qu'elle relève d'un temps purement vertical, celui de l'art et des rêves.

J'attends de la littérature corse qu'elle fasse ce que n'importe quelle expression artistique humaine peut faire : se coltiner avec cette connaissance sauvage et vitale du monde, s'affranchir du discours horizontal du quotidien, comme le signalent ces deux citations de "Verticalités de la littérature" de Bertrand Leclair (édition Champ Vallon, 2005). Charge à chaque artiste de fourbir ses armes, d'affûter ses outils (aussi pauvres et dérisoires soient-ils).

Et cette littérature corse à laquelle je prête ces ambitions communes à l'humanité le fait avec ses façons singulières (autant que les autres), à partir d'un terreau particulier (autant qu'un autre), se nourrissant d'un imaginaire collectif corse qui a son histoire, ses temporalités mêlées, ses élans, ses noeuds.

Si j'ose dire, c'est aussi simple que cela. Et cela peut être fait en utilisant toutes les marques identitaires les plus criardes.

Allez, pour finir ce soir, une page de Jérôme Ferrari, du temps (2001) de son premier livre : "Variétés de la mort", un recueil de nouvelles extrêmement réjouissantes par leur capacité salutaire à la fois à fixer des réalités vécues par tous dans un regard philosophique d'une grande cruauté et à développer des histoires où tous les personnages se débattent avec leurs contradictions. Des convulsions vitales malgré l'irrémédiable (ce temps de l'après-catastrophe dont je parlais dans un autre billet sur Ferrari). Oui, bien sûr, ce mélange volontaire d'analyse philosophique, de mauvais goût parfois grossier a de quoi repousser (est-ce votre cas ?) mais que voulez-vous, il y a tellement de passages qui me font rire (je pense à la nouvelle intitulée "Ethnologues" que j'ai lue sur les ondes de Radio Grenouille il y a quelques jours) que je passe sur ces aspects ou plutôt que je m'en délecte : tout y est hirsute, incorrect, irrécupérable et c'est ce que j'aime.

Voici l'extrait, tiré de la quatrième page du livre,

Rien de plus dangereux que quelqu'un qui tente de combler son vide. Il y a quelques temps, un militaire, après avoir bu je ne sais combien de litres de bière, a repassé un hamster avant de l'achever dans un four à micro-ondes. Je sais que ce petit fait divers en dit plus long sur la tragédie du monde que tous les crimes pour lesquels on s'indigne joyeusement à la radio. Si vous demandez à n'importe quel bourreau pourquoi il tue, il vous répondra quelque chose, quelque chose d'inepte et de rigoureusement incroyable, c'est entendu, mais quelque chose - et il importe peu qu'il invoque un autoradio ou un noble idéal. La victime aussi pourrait répondre. Mais là, ni le militaire ni le hamster ne seraient susceptibles de trouver la moindre justification à ce qui leur est arrivé. C'était pour rien. Il est évident qu'au bout du compte on meurt et on tue toujours pour rien mais il est réconfortant que ce rien soit parfois manifeste. Cela nous procure le bien agréable sentiment que nous pouvons enfin nous abandonner d'une façon juste et cohérente à la haine : haine, non pas de ceci ou de cela, mais haine de la vie. Chez les natures faibles, chez moi par exemple, la perception claire du vide débouche fatalement sur la haine.
À cet égard, la Corse n'est pas du tout un cas particulier mais un merveilleux laboratoire de l'universel. Comme je l'ai dit, vacuité et répétition y sont si manifestes qu'il est inévitable de les affronter en pleine lumière. C'est l'expérience cruciale de l'analyse chimique : la mise en évidence, sous le chatoiement du divers, d'un petit nombre d'éléments fondamentaux. On peut haïr en toute quiétude et surtout cesser de se mentir sur l'objet de notre haine qui est là, bien en évidence, juste sous nos yeux. On est alors bien obligé de comprendre que toute activité est essentiellement dérisoire.

Voyez-vous d'autres oeuvres littéraires corses capables d'un aussi joli pied de nez à cet éternel débat qui réclame des "petites littératures" qu'elles ne s'enferment pas dans les replis de leur nombril ?

12 commentaires:

  1. L'impression de l'amie est à prendre en considération. Peut-être n'est-ce qu'une histoire de titre. Celui du blog. Son aspect revendicatif, cependant, est indéniable. Le pour est toujours pesé avec le contre, non ? (pour quoi, contre quoi-, si ce quoi est ?) En outre, c'est mon sentiment, il induit un mouvement qui se clôt, un retour à "soi"qui me gêne, loin de votre esprit curieux...

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  2. C'est pénible ces propos sur l'identitaire qu'on doit s'ingurgiter en permanence. Et puis c'est surtout profondément lié à la malhonnêteté ou à l'ignorance crasse : les mêmes qui fustigent "l'identitaire" des Corses s'extasient sur le particularisme génial, touchant à l'universel, d'un scribouillard afghan ou d'un indien du Chiapas.

    Je demande notre rattachement immédiat à la Slovaquie. Juste pour changer un peu de maîtres et arrêter d'entendre leurs très savantes inepties.

    MB

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  3. Et puis au nom de quoi on ne devrait pas avoir de revendications identitaires ? Parce que les lumières de la Grande Nation irradient jusqu'à nous ? Ou justement à cause de ça...

    Moi je n'ai pas pensé une seconde à un machin identitaire en lisant le titre de ce blog. Mais je crois que le mot "littérature" a dû être pour moi le plus fort. D'autres n'entendrons que "corse", et pas littérature. Et leur opinion sera faite.

    Franchement, je voudrais être né Lapon et avoir pu échapper à tout ça, à ces certitudes permanentes, à cette leçon arrogante...

    Sinon Kho Lantâ c'était vachement génial, ce soir.

    Et pas identitaire du tout ; tu vois.

    MB

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  4. Merci pour vos commentaires.

    Pour répondre au premier commentaire (car je suis à peu près d'accord avec MB, même si je n'ai pas vu Kho Lantâ - il faudra un jour prendre en compte tous les "récits" que nous absorbons réellement au cours de notre vie... ; non désolé pas Kho Lantâ parce c'était soir de Café littéraire à l'Amicale corse d'Aix : Pascal Génot a évoqué le court-métrage "Corsica Taf" de Gérard Guerrieri : le débat fut animé !).

    Donc une précision concernant ce titre : "Pour une littérature corse".
    Je le comprends au moins de trois manières :
    - "pour", signifie un acte positif, une volonté de participer à la vie (liberté et créativité) de l'imaginaire corse, via des parcours dans la littérature corse
    - "pour" signifie aussi un acte de refus = "contre" la division linguistique des écritures corses, "contre" une dépréciation a priori des efforts d'écriture corse, "contre" une instrumentalisation identitaire bornée de la littérature (corse), "contre" une instrumentalisation universaliste bornée de la littérature (corse), etc.
    - "pour" est aussi à entendre comme "éléments hétéroclites, brouillons rassemblés en vue de la constitution prochaine d'un ouvrage" ; en fait j'ai utilisé un titre de Francis Ponge, il s'agit de son "Pour un Malherbe". Au départ (1955, je crois), un éditeur avait passé commande à Ponge d'un "Malherbe par lui-même" dans une collection de "Grands écrivains" et au bout de 6 ou 7 ans, Ponge n'a jamais remis son texte mais a publié l'ensemble de ses écrits (avec redites et variations). Donc ce blog est aussi à entendre comme un "work in progress" qui ne préjuge pas de sa fin.
    Je crois à la liberté absolue de l'artiste ; je crois aussi à la nécessité de faire vivre les oeuvres dans un espace critique, où la liberté absolue de nos regards contradictoires puisse s'exprimer et métamorphoser les oeuvres en imaginaire vivant. Tout cela avec honnêteté, bienveillance et convivialité.

    Une dernière chose : le café littéraire s'est terminé comme d'habitude au comptoir (qui fait face à la bibliothèque), certains prirent du plaisir à chanter et tout le monde discutait.

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  5. Il est amusant de voir à quel point un petit commentaire "innocent" peut enfanter une réaction en chaîne. Pas énorme, mais quand même. Connaissant les zones sensibles de l'auteur du blog (que je connais aussi bien. Si j'avais pu, au vouvoiement, j'aurais ajouté l'accent pointu.), j'ai lancé ce mini pavé poli avec amour dans la mare des commentaires bien trop dormante à mon goût, eu égard à la belle chronique dont FXRenucci nous régale quasi quotidiennement; j'attendais sa réponse en espérant secrètement qu'elle s'accompagne d'autres réactions. Pour le coup, j'ai été gâté. Belle sortie, MB ! (juste un mot : mon maître n'est ni slovaque, ni français, ni lapon, c'est juste mon patron. Une fois que j'en aurais fini avec ce que je dois faire pour vivre sans devoir une partie de ma vie à un "autre", je regarderai sérieusement par où je puis être encore attaché.) Du coup, nous avons atteint les 5 commentaires... Je me flatte d'être un peu pour quelque chose dans ce record qui en annoncera d'autres, ici, j'en suis sûr. En tout cas, merci pour vos réponses, différentes mais circonstanciées. Et à très bientôt, je l'espère !

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  6. L'énigme de l'identité du premier commentateur de ce billet m'amuse beaucoup (j'ai des hypothèses, que je tairai bien sûr !)

    Une chose est sûre, nous arrivons maintenant au 6ème commentaire (bien loin des centaines qui accompagnent chaque billet du blog de Pierre Assouline, mais en même temps, 536 commentaires serait-ce bien raisonnable ?)

    Lorsqu'on me dit que lors d'un café littéraire à l'Amicale corse d'Aix, il y avait très peu de personnes, je ne m'en formalise pas ; l'absence de débat et d'échanges est beaucoup plus embêtante ; et cette discussion à trois est donc pour moi extrêmement intéressante ; toutefois, c'est le sujet débattu qui m'intéresse d'abord et c'est sur ce sujet qu'il me semble que le précédent commentaire ne revient pas assez.

    Nous pouvons discuter sur les conditions du dialogue, son caractère vivace, "l'innocence" de certains et les "sorties" des autres, mais le jeu a ses limites ?

    Alors à très bientôt pour parler des livres que nous (vous et moi) aimons ? Non ?

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  7. Tu as raison. Nous nous sommes éloignés du sujet qui doit exclusivement animer les commentaires. C'était une entrée en matière hors-cadre. Je vais donc me rattraper en distillant quelques petits grains à moudre. Parmi tous les livres écrits par des corses de là ou d'ici (en français), et parmi d'autres sur le pays, mais d'auteurs "français", il me souvient d'un qui m'avait plu : "le promontoire" d'Henri Thomas. Mais j'étais jeune. Parmi tous ceux qui traitent de la Corse et des corses tu peux aussi citer en exemple de haut mépris (et d'ignorance) le petit texte de Paul Morand, dans un opuscule dont le titre m'échappe mais qui énumère les plus belles plages où l'auteur se prélassa. En langue anglaise, il y a des bouquins du genre espionnage-policier qui traitent de la Corse, (mais sous quel aspect ? il serait intéressant d'en avoir un aperçu parce pas traduits...) comme ceux de Don Smith (Corsican takeover.) Comme tu vois, je ne suis guère sensible à la poésie ou la littérature in lingua nustrale. Si littérature corse il y a (je pourrais développer le sujet... du moins, il y a des auteurs corses-, ils commencent à pointer leur nez) je la lis en français, ne t'en déplaise et quand bien même, par cette raison, je sois condamné à quelque exil ou anathème. Bon, de temps à autre, je viendrais alimenter les commentaires de quelques trouvailles ou reflexions propres, je l'espère, à faire "rebondir"...

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  8. Cher Anonyme,
    avant toute chose, merci de la poursuite de ce dialogue.
    Personnellement, je ne condamne personne (ce n'est pas mon métier) et surtout pas à l'exil ou à l'anathème sous prétexte de ne pas être sensible aux livres en langue corse. Cela ne me déplaît en aucune façon.
    Ce qui me plaît, par contre, c'est la manifestation d'un désir littéraire autour de la Corse, ou à partir de la Corse.
    Je vais aller voir le "Promontoire" d'Henri Thomas (je crois me souvenir d'un ami qui, fut un temps, m'en parla...) ; j'avais cherché quelques infos sur cet auteur, au parcours de vagabond, cela fait un moment qu'il me trotte dans la tête.
    A priori, l'ouvrage de Paul Morand m'attire beaucoup moins et il est vraisemblable que la nécessité de faire des choix me conduise à ne pas le rencontrer (tant pis ?).
    Ce qui me plairait, maintenant : un récit de ta part concernant ta lecture de jeunesse du texte de Thomas ; et puis aussi ton développement personnel sur le sujet de savoir s'il existe une littérature corse ; et puis tes futures trouvailles ou réflexions propres ; et puis, et puis...
    A prestu !

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  9. Réaction en chaîne n'exagérons rien. Je suis capable de bien plus grands éclats sur le sujet, là j'ai quasimment rien dit... Mais je pense que le blog très intéressant de François-Xavier mérite que l'on reste dans le cadre de la courtoisie (et puis à mon sens le commentaire de "l'amie" ne préjuge en rien des qualités de la personne, que je ne connais pas et que je salue).

    Par exemple, pour illustrer cet envahissement nouveau de très haute courtoise, on fera semblant de n'avoir décelé aucun mépris dans la dernière intervention anonyme, et à propos d'une insensiblité vis à vis de la "poésie et de la littérature in lingua nustrale" on se contentera juste de la question : pourquoi ?

    (9 commentaires. Assouline n'a qu'à bien se tenir)

    MB

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  10. Quelques précisions pour en rajouter dans la camaraderie. L'amie que j'évoquais est une très bonne amie, grande lectrice, qui supporte avec plaisir mes passions corses lorsque nous enregistrons nos chroniques littéraires à Radio Grenouille. Son propos était absolument dénué de toute mauvaise intention.

    D'accord pour la question à notre cher Anonyme, qui répondra (ou pas) comme il l'entend.

    Sur ce blog, tout le monde il est beau, gentil et pertinent. Mais par ailleurs, la liberté de propos est totale pour chacun d'entre vous ; je suis pour l'explicitation des désaccords, à la fin - idéalement - on boit un coup !

    (Je vais essayer - pas sûr que j'y arrive - de lâcher l'ordinateur aujourd'hui, c'est la machine qui va finir par chauffer !)

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  11. Mépris ? si tu y perçois quelque chose de cette ordre,je dirais plutôt méprise, MB, toujours très courtoisement, cela va sans dire. Et je subodore que la réponse à ton "pourquoi" ne soit, de quelque façon que je la tourne, encore sujette à caution (et puis ce serait trop long pour mon énergie présente.) Pour le moment, je préfère savourer le 11eme. Ceci dit, attention à ne pas en rester à un tre voci, aussi excitant soit-il. Que d'autres prennent le relais, non pas spécifiquement dans ce débat, mais dans leur témoignages de lecteur. Qu'ils se montrent. Alors les anonymes se retireront.

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  12. Un commentaire bien tardif au dernier commentaire en date.

    Ne pas en rester à un "trè voce", je suis bien d'accord, mais vient ici qui veut (bon, allez, il faut que j'envoie une deuxième salve de messages pour engager les amoureux de littérature à venir ici s'épancher !)

    Personnellement, j'attends surtout des récits de lecture, souvenirs de lecture, désirs de lecture et pas seulement des réflexions générales (auxquelles je sacrifie pourtant moi-même avec un grand plaisir).

    A bientôt.

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