Le 4 avril 2009, je faisais état de ma non-lecture du "Codex Corsicae" de Xavier Casanova, tout honte bue. Et puis aujourd'hui, mardi 22 décembre 2009, je viens de finir la "lecture" de ce "livre". Je dis "lecture", parce que cet acte est bien divers, complexe et mystérieux...
"Ma" "lecture" de ce "livre" a donc été aujourd'hui la suivante : dans le salon, à Campile, entre 14 heures et 17 heures. Durant ces trois heures ? : du brouillard dans le village (classique), à ne plus voir le clocher, et la nuit qui envahit. Avant cela ? : les commerçants ambulants : la boulangère (qui est du village) ce matin, le boucher (qui est d'un autre) vers 13 h 30. Circonstances mentales ? : depuis plusieurs jours je sais que je vais bientôt rencontrer Xavier Casanova, l'auteur du livre ! Je me dois donc de "lire" enfin correctement son livre ! Donc, 14 h : je suis assis près de la cheminée (il n'y a pas de feu). Et je me lance.
Le "livre" est constitué de deux parties, différentes :
- 100 "socioglyphes", listés sur 40 pages, constituent la première partie. Comment en parler ? C'est très drôle (humour décalé, pince sans-rire, absurde), cela évoque la Corse contemporaine (Gendarmes et Clandestins, Corse-Matin et CTC, etc.), cela semble partir dans tous les sens et pourtant chaque introduction d'un nouvel élément (la mouche, la pelle à tarte naine, la médaille, l'ocarina, etc.), aussi incongru soit-il, donne lieu, quelques pages plus loin, à "reprise" et à "étincelle mentale".
Un exemple qui m'a bien plu ? L'analyse des discours en Corse, en trois catégories répertoriées par le socioglyphe 81 : le systalique, le diastalique et l'euchastique, décrits par les trois socioglyphes suivants :
82. LE SYSTALIQUE. - Ce genre réveille toutes les passions tendres et affectueuses susceptibles de resserrer le coeur jusqu'aux limites du supportable. Ô Cursichella !
83. LE DIASTALIQUE. - Ce genre provoque l'expansion démesurée des grands et nobles sentiments de la tragédie, depuis la joie exubérante jusqu'au courage intrépide. Libertà !
84. L'EUCHASTIQUE. - Ce genre, admirablement adopté et développé par les chroniqueurs de Corse-Matin (Béni soit son nom !), se tient exactement entre striction et expansion. Il s'emploie - avec une application pétrie de bienveillance à l'égard de tous - à ramener l'âme de chacun à la tranquillité sereine. Son outil est la louange des actes insignifiants. Son arme est l'euphémisation des gestes extrêmes. Sa réussite est, non pas de réconcilier l'agneau et le loup, mais de ne paraître l'ennemi d'aucun. Son appui le plus constant est le temps qui passe. Durer, c'est en effet voir mourir ou s'entretuer les autres, en savourant délicieusement sa pérennité. Lascia corre. Lascia more.
Toujours trouvé qu'il y avait une étude magistrale à faire du "Corse-Matin" : comment le quotidien unique recouvre la réalité de l'île d'un voile pudique, et comment il ne peut en être autrement...
Mais, nous dirons-nous, qu'est-ce donc qu'un "socioglyphe" ? Le livre de Casanova propose lui-même une description (c'est au début de la seconde partie) :
- Socioglyphe ? Le terme apparaît pour la première fois sur un manuscrit franciscain anonyme et non daté, très vraisemblablement écrit dans le début du XVIIème siècle si on en juge par l'évidente infiltration de thèmes hérités de la Renaissance florentine et vénitienne. Adoptés ou réfutés, ils tendent la trame qui s'entrecroise avec un fil mélangé - moitié formules naturelles quasi-triviales et moitié propositions synthétiques quasi-axiomatisées. Elles mettent le plus souvent en balance des conclusions aussi fortement équiprobables que contradictoires, tant et si bien que, sans l'unité de style, on croirait à une écriture à deux plumes. Transcrirait-elle un débat à deux têtes, auquel l'auteur aurait participé ou assisté ? Ou encore un dialogue entre deux instances de sa même personne engagées dans un exercice spirituel hardi et ardu ?
Lisant ce passage, j'eus de nouveau envie de lire les "socioglyphes" de la première partie, pour faire jouer entre elles les contradictions (car à la première lecture, j'avais plutôt l'impression d'un système de pensée, logique et cohérent, comme quoi ma lecture avait dû être trop rapide).
- Et puis la deuxième partie du livre, intitulée "Esquisse d'une théorie de l'interprétation des socioglyphes de Corse". Elle raconte les pérégrinations d'un frère franciscain (Fra Luca), qui après son séjour en Corse, écrira le fameux "Codex Corsicae". Avant d'arriver sur l'île, il aura rencontré divers personnages hauts en couleurs, ayant vécu des vies aventureuses, physiquement et spirituellement, et le tout sera propre à remettre en cause bien des dogmes et des pouvoirs établis (dans une veine qui rappelle Rabelais).
Il y a deux passages qui m'ont ravi (entre les deux, je dois au caractère scientifique de ce billet de dire que j'ai dormi une petite heure, le livre en mains, le doigt glissé à la page je ne sais plus combien ; et à mon réveil, qui se fit par paliers, le feu était allumé dans la cheminée à ma gauche ; est-ce que le doux sifflement des bûches, la chaleur des flammes, l'odeur du feu et les voyages euroméditerranéens des personnages de Casanova, entre Tunis, Rome, la Corse, Lyon et Paris m'avaient emmené au pays des rêves, ou bien, au contraire, mon sommeil, à sa manière butale, m'avait-il bien mieux plongé que mes yeux fatigués, dans le livre de Casanova ?), voici donc deux passages qui ont accroché ma mémoire (justement) :
Parlant ainsi de son arrivée en Corse, il dit avoir, avant de rejoindre la communauté conventuelle qui s'apprête à le recevoir, trois fois touché du doigt le monde des eaux : par la mer qu'il a franchie, par l'étang qu'il a contourné, par le fleuve qu'il a remonté. Si la mémoire est comme le monde des eaux, alors il doit être des mémoires lisses comme un miroir mais qu'un coup de Gregale ou de Libecciu peut transformer en enfer liquide. Il doit être aussi des mémoires calmes commes les étangs de Diana ou d'Urbinu, mais dont on ne peut s'approcher sans se trouver englué dans les vases qui le bordent. Il doit être aussi des mémoires farouches comme le fleuve qui rassemble toutes les sources de la vallée, n'en fait qu'une seule et même force, fend la montagne en deux falaises abruptes, mais, dès le piémont s'évase, divague et s'envase.
(...)
Parlant de son exercice de stylite, il dit avoir, dans sa station sur la colonne, trois fois touché du doigt le monde de la lumière, par la course du Soleil, de la Lune et des feux.
Si la mémoire est comme le monde de la lumière, alors il doit être des mémoires comme le Soleil qui illumine le monde d'un horizon à l'autre mais aveugle qui voudrait le regarder en face. Il doit être aussi des mémoires comme la Lune, qui s'enfle et se rétracte, mélangeant chaque fois à proportions subtiles et changeantes l'image et le souvenir du monde. Il doit être aussi des mémoires commes les feux, qui transforment au gré de l'homme la caverne et la cave en paysages ensoleillés, mais aussi la plaine et la montagne en paysages lunaires.
Voilà.
Je voulais citer aussi un passage de la fin du livre. Mais je ne le ferai pas, je préfère terminer ce billet sur l'évocation des six sortes de mémoires... Six pistes pour s'égarer et vagabonder dans les bois de la littérature corse.
Et refermant le livre, je me dis : ce que je viens de "lire", c'est un éloge des "départs" (partir en Corse, partir de Corse, etc.). Et de ce qu'ils obligent à emporter avec soi, dans ses mémoires ; et de ce qu'ils obligent à accueillir d'imprévisible ; et de ce qu'ils engagent finalement à produire (comme par exemple le recueil des cent notices biographiques des "captifs rachetés par la charité des chrétiens de Paris", recueil magnifiquement intitulé "Libérations"... C'est peut-être de ce livre absolument vrai puisqu'inventé dont j'ai rêvé pendant une heure ?).
Mais vous avez peut-être fait une lecture bien différente du même ouvrage ?
Exemple d'une autre lecture : la recension du livre par Okuba Kentaro, pour "Combats magazine".
Ce blog est destiné à accueillir des points de vue (les vôtres, les miens) concernant les oeuvres corses et particulièrement la littérature corse (écrite en latin, italien, corse, français, etc.). Vous pouvez signifier des admirations aussi bien que des détestations (toujours courtoisement). Ecrivez-moi : f.renucci@free.fr Pour plus de précisions : voir l'article "Take 1" du 24 janvier 2009 !
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Bonjour,
RépondreSupprimerDe bon matin, dans la tempête qui dévaste le monde actuel, la lecture de Codex Corsicae est, bien plus que la prière hégélienne, une découverte de la joie. cette joie qui saisit tout lecteur en face d'un ouvrage - c'est vrai qu'il est difficile de le qualifier de livre - multidimensionnel.
Dans une approche déjà ancienne, et bien plus laudative que la votre, j'avais moi-même entériné par une recension le choc de cette lecture.
cf http://www.combats-magazine.org/spip.php?article268
Je crois que la notion de dualité de l'écriture fait référence à la dichotomie du livre, un passage rationnel et normatif, quelque part entre le dictionnaire des idées reçues de Flaubert et le catalogue des objets introuvables de Carelman; un passage mystique, celui de la généalogie de l'oeuvre. Les deux parties étant liées en effet par une grande unité de style, classique et subtilement décalé. Si Codex Corsicae est une métaphore assumée, c'est bien entendu de la schizophrénie de l'île qu'il s'agit au fond. Le splendide manifeste des Agriates semble une suite logique de cette analyse clastique :cf http://fr.calameo.com/read/000064640879b94b30f90
Je suis d'accord avec vous pour conseiller ce livre incroyable.
Bonnes fêtes
Cordialement
Okuba
Monsieur Kentaro,
RépondreSupprimermerci pour votre écho à ce billet.
Votre point de vue qui voit le livre de Casanova entre "passage normatif et rationnel" et "passage mystique" me plait beaucoup : finalement rien n'est dit dans cet ouvrage sans que cela ne trouve un "correspondant", un "écho", imposant une lecture dialectique ; le lecteur doit faire jouer tous les éléments entre eux. Un des charmes du livre me semble d'arriver à proposer une forme littéraire unique, singulière, pertinente tout en travaillant la reprise de formes plus anciennes (dont vous donnez les références ; je pense aussi à celle du récit des tribulations du Corse entre Tunis et Paris).
Et merci pour la référence à votre article sur "Codex Corsicae" pour "Combats magazine" ; je vais l'ajouter au billet comme lien.
Le même lien vers votre article existe sur la page du site d'Albiana onsacrée à ce livre, mais il ne fonctionnait pas hier (je vais le dire au webmaster...).
D'accord avec vous sur le fait que le "Manifeste des Agriates" est magnifique ; sa lecture m'enchante en tout cas.
Il ne me reste plus qu'à reprendre la lecture des 100 socioglyphes ! Et à aller voir toutes les références littéraires dont vous entourez l'ouvrage de Casanova (je savais que la littérature corse me conduirait à sonder les abîmes scandaleux de mon ignorance et à explorer les archipels merveilleux de la littérature mondiale :
- le dictionnaire des idées reçues de Flaubert (à peine feuilleté, il y a bien longtemps)
- le catalogue des objets introuvales de Carelman (feuilleté, me semble-t-il, grâce aux recherches sur les cabinets de curiosité d'une personne qui m'est chère)
- l'Anthologie de l'humour noir de Breton (feuilleté plusieurs fois)
- les dessins de Glen Baxter (à peine entrevus dans tel ou tel magazine)
- le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein
- le Lettrisme
Encore merci ! Bonnes fêtes à vous aussi.
Je n'ai pourtant pas beaucoup de temps en ce moment - et une quinzaine de livres qui m'attendent de surcroît - mais je n'ai pu m'empêcher de commander Codex Corsicae ! (Je n'ai pu résister aux trois types de discours corses ...)
RépondreSupprimerPour l'instant, je n'ai lu que la première partie : un véritable exercice "oulipien" !
J'ai beaucoup ri de l'impactométrie et de la gendarmerie de Popolabucetta. Je me suis beaucoup amusée de l'imbrication des différents socioglyphes et ai suivi avec un plaisir gourmand les ramifications du concept de "pelle à tarte naine" vers la "tempérance" ou le "prêt à penser" ...
J'ai, comme toi, plutôt ressenti un enchaînement, peut être pas logique mais cohérent : il y a une certaine cohérence dans le jeu des contradictions !
A plus tard pour la suite .
C'est vrai que les extraits donnent envie de lire,
RépondreSupprimerl'"euchastique" ! magnifique : du grand art à sa façon, en fait (pourrait-il en être autrement? très bonne question FXR...le "monopole" du journal n'y engage pas, c'est certain, mais je suis sûre que oui, cela pourrait être différent avec un peu de courage et de diversité des plumes, en demandant pluus souvent à des chroniqueurs différents de s'exprimer, par exemple)
Ne manque-t-il pas un quatrième type de discours corse: le " Déristique" (qui lutte par la dérision ou l'auto-dérision contre les trois autres, antidote salvateur)...?
J'oubliais : il y a aussi le "républicanique", qui dit à tout bout de champ ce qui serait "républicain" et ce qui ne le serait pas... non ? LOL
RépondreSupprimerPace è salute à tutti è sempre u spiritu in svegliu, sempre più libri è creazione à sparte.