samedi 26 décembre 2009

"Révélation lumineuse" (en ces jours gris)

Et voici que, ce matin vers 8 heures, je relus, avec un singulier plaisir, la page que je transcris maintenant :

En pénétrant dans la maison, Lucie n'entendit que le bruit de ses pas résonnant sur le pavement, le murmure de l'eau de la fontaine, le bourdonnement des insectes. Elle me dit avoir contemplé avec un émerveillement encore jamais éprouvé la transparence irisée de la lumière qui tombait du plafond. Cela contrastait avec l'ombre où se trouvait le reste de la maison et révélait la pureté des choses inondées de lumière.
"Mon esprit ne fut plus occupé de rien d'autre, dit-elle. J'étais captivée par la beauté du silence et de la lumière et je me plaçai sous le puits de lumière. Ce silence fut rompu par un grand cri, suivi d'autres cris et d'un fracas semblable à celui que font des chevaux lancés au galop."


Voilà, je pense que j'ai été saisi dans ma lecture par la contiguïté de ces deux éléments : la pureté des choses inondées de lumière et le fracas des chevaux lancés au galop. Onirisme cinématographique. Ecriture mouvementée d'images et de sons. Bien sûr d'autres éléments font de ce passage quelque chose de fort : c'est le moment véritable de la conversion religieuse du personnage nommée Lucie ; c'est la première page que j'ai lue ce matin au réveil (j'avais laissé ma lecture en plan hier soir). La structure de l'intrigue et le hasard de ma lecture se sont conjugués pour que lumière et fracas s'impriment sur l'écran gris de mon esprit à peine sorti du sommeil.

Voilà la suite du texte (qui prolongea et renouvela mon plaisir) :

L'agitation était à son comble. Dans ce grand bouleversement, on remarqua à peine la présence de Lucie. Personne n'avait noté son absence. Silvia, sa nourrice, s'y était employée. Ce n'était pas difficile. La maison était plongée dans la torpeur de l'agonie de la maîtresse des lieux et dans l'attente de sa mort.

Silvia, comme elle dévalait l'escalier, vit Lucie. Elle ne la reconnut pas tout de suite car la lumière était si forte que, de loin, elle paraissait une ombre. Quand Lucie ôta le voile qui lui cachait le visage, la lumière sembla incendier ses cheveux. Silvia se précipita vers elle, n'osant croire à son retour, elle lui toucha le visage, l'étreignit. Lucie ne dit pas un mot. Elle dit avoir eu alors l'impression de s'éveiller d'un rêve. Une langueur l'avait saisie qui avait rendu toutes choses égales à ses yeux. Elle attribua cet état à la fatigue du voyage et au trouble causé par cette guérison espérée mais inouïe, car elle ne doutait pas que sa mère ne fût revenue à la vie.
Silvia s'étonna de cette indifférence : "On eût dit une étrangère dans sa propre maison" ; et sans doute Lucie était-elle devenue étrangère aux siens et à sa propre maison en moins d'une semaine plus sûrement qu'on peut le devenir en l'espace de toute une vie, passée sans revenir chez soi.
Pour cacher son embarras, Silvia parla à s'en assécher la gorge. Elle lui fit le récit de ce qui venait de se passer.
Livia semblait perdue. Une des servantes, qui la tenait dans ses bras, la voyant le visage bouffi, les yeux révulsés, sans connaissance, faisant un bruit effroyable qui lui sortait de la gorge, lui fit respirer du vinaigre. Cela ne donna aucun résultat. Ne renonçant pas, elle lui ouvrit la bouche, lui desserra les dents et lui fit boire de force du vin coupé d'eau et de miel. Livia avala de travers, manqua de s'étrangler et, dans un ultime sursaut, eut un spasme si violent qu'elle se dressa sur son séant et rendit quantité de sang et de matières. Elle était sauvée. Elle mit encore un peu de temps avant de revenir complètement à elle, mais elle respirait librement et pouvait parler. Ses premiers mots furent pour s'enquérir de sa fille.
De voir leur maîtresse revenir à elle stupéfia les servantes, qui balancèrent entre la peur et la joie. Voyant qu'il n'y avait là qu'une chose naturelle, elles poussèrent de grands cris et coururent annoncer la bonne nouvelle dans le voisinage, laissant Livia reposer car elle était dans un état de faiblesse extrême.
Ce que je tiens pour une coïncidence heureuse - Livia n'est pas le premier cas de cette espèce dont j'ai entendu parler - fut pour Lucie le signe d'une révélation divine, ce qu'elle nomma un "accomplissement".
Lucie employait souvent des mots mystérieux et, quand je lui demandais de m'en éclaircir le sens ou la portée, qui étaient obscurs pour moi, elle s'y refusait : "C'est dans le silence de ton coeur que tu trouveras la réponse, pas dans les balbutiements de la langue."
L'éloquence de Lucie, car elle n'en manquait pas, lui servait à se dérober. Je lui en fis le reproche.
"Les mots se dérobent, répondit-elle. L'éloquence n'est qu'un masque pour feindre que nous les possédons. Or, ils nous échappent, sauf quand nous sommes inspirés, mais alors il me semble que ce n'est pas moi qui parle, mais mon dieu qui parle par ma bouche. Comment veux-tu que je te livre l'explication d'un tel mystère ?"
Je renonçai à l'interroger plus longtemps sur ce que je n'entendais pas, car Lucie s'enfermait ensuite dans un silence d'où elle ne sortait plus et le temps nous était compté.


Vous avez peut-être déjà reconnu le livre dont j'ai extrait ce passage : "Lucie de Syracuse", de Marie Ferranti. Personnellement, je trouve ses livres merveilleux (je me souviens de plusieurs passages de "La fuite aux Agriates" - il faudra que je cite ce passage avec le canadair, que j'ai conservé en moi -, de la "Princesse de Mantoue" - dont je parlais sur ce blog voici quelques mois -, des "Femmes de San Stefano" - que j'évoque dans un ancien "cumentu" de 2002 et que je reprendrai ici -, de "La cadillac des Montadori" - où la mort du "sgiò" maire cristallise l'intrigue et dont paraît-il se prépare une version cinématographique, de "La chasse de nuit" aussi beaucoup, que je trouve être son livre le plus ambitieux et dont les dernières pages, tournées vers la mer, m'ont ravi - je l'évoquais dans un autre billet de ce blog. Il faudrait que je reprenne "La chambre des défunts", dont je ne me souviens guère, sinon l'idée d'un tableau invisible - idée qu'on retrouve d'ailleurs dans "Lucie de Syracuse").

Disons-le tout net : l'ensemble de ses romans (situés ou non en Corse) participe pleinement de la vitalité actuelle de la littérature corse. Très souvent au moyen du personnage de "l'amante" (convoitée, refusée, cachée, reléguée, manipulatrice, dominatrice, passionnée). Mais mon souvenir est certainement partiel. Très souvent aussi au moyen des arts et des artistes (peinture, littérature : tableaux renvoyant à d'autres tableaux, livres et correspondances inventées ; mais très peu de musique finalement, me semble-t-il). Amours, arts. Tous les artifices pour approcher le plus possible desdouceurs et des cruautés extrêmes et infiniment variées que porte en lui le sentiment amoureux (mêlé d'orgueil, de haine, d'espoir naïf, de troubles, de désir et de violence).

Pour revenir à "Lucie de Syracuse", je trouve l'"Avant-propos" passionnant. Un narrateur (féminin) y explique qu'il a été fasciné par l'histoire de Sainte Lucie et qu'ayant trouvé le récit de sa vie écrit en latin par Héliodore de Sicile (un historien qui a pu interroger Lucie avant qu'elle meure condamnée au bûcher par les autorités persécutrices de la secte chrétienne), il décida de traduire l'ouvrage en français. J'aime bien ces jeux entre le vrai et le faux, l'invention de faux livres qui auraient pu exister (jeu qui touche ici jusqu'au personnage, puisque Lucie, selon Héliodore, n'est certainement pas la sainte que l'on croit). Le recours au masque de cet auteur antique permet à Marie Ferranti de parler d'elle-même en tant qu'auteur ; Héliodore de Sicile devenant son miroir fantasque (puisque le style de l'écrivain latin est ainsi décrit par Pascal Quignard - qui fit publier Marie Ferranti chez Gallimard - : "Dans Les petits traités, il dit en aimer le sens de la brièveté : "une sorte de brusquerie".")

Ce qui m'a intrigué dans cet avant-propos, c'est un mélange entre obsession et oubli. Comment peut-on oublier ce dont on se dit obsédé ? Ou bien alors l'oubli n'est-il jamais qu'une bête fauve recroquevillée, dans l'ombre, et dont le feulement serait seulement inaudible pour les oreilles des êtres diurnes suroccupés que nous sommes ? Ce mélange est peut-être aussi une façon de décrire le travail de l'écrivain, travail ici profondément onirique, marqué par la logique du rêve.
En tout cas, voici le passage qui m'a plu (c'est le narrateur qui parle) :

Pour moi, l'intérêt que je portai à Lucie - qui tourna à la fascination et finit par tenir de l'obsession - fut suscité par l'annonce dans une revue d'une exposition du peinte espagnol Zurbaran.
Une photographie illustrait l'article : elle représentait un tableau de sainte Lucie en pied. Elle porte une longue jupe rouge et tient un plateau d'argent sur lequel sont disposés ses yeux qu'elle a arrachés.
Longue, brune, les yeux bandés, cette beauté mystérieuse à l'éclat étouffé paraît comme étrangère à elle-même. Cette sérénité glacée, ce détachement sont troublants. Lucie semble désincarnée. Aucune marque, même légère, de la souffrance n'altère l'expression de son visage ; aucune langueur ne vient briser la raideur du corps. Rien ne rappelle la barbarie de l'acte que Lucie vient de commettre contre elle-même. Il n'y a pas de sang sur ses vêtements ou sur le bandeau qui lui cache les yeux. Cette blancheur évoque plus sûrement la mort que si l'on nous avait montré un cadavre. Seule la jupe rouge témoigne de la violence de la scène.
Je me promis de me rendre à cette exposition, mais je laissai passer la date et oubliai Zurbaran.
Peu de temps après, feuilletant un livre sur Georges de la Tour, je fus frappée par la beauté de la longue robe de couleur rouge de la femme de Job. C'est un rouge franc dont l'ombre coupe l'éclat et l'assourdit sur les épaules et dans les plis du tissu. Ce rouge me fit songer au rouge de la jupe de la
Sainte Lucie de Zurbaran à laquelle je n'avais plus pensé.
La nuit même, je rêvais que je lisais un livre ancien. La couverture représentait un détail de la jupe rouge de Lucie ou de la robe de la femme de Job - les deux choses se confondaient dans mon esprit. La lecture de ce livre était difficile : je ne pouvais la poursuivre qu'à la condition de ne pas l'interrompre. Cela me demandait des efforts prodigieux. Quelle était cette histoire ? Je n'en ai gardé aucun souvenir. Je me rappelle seulement la couverture. Aussi ai-je toujours associé ce rêve à
Sainte-Lucie, peinte par Zurbaran, à La Femme de Job de Georges de La Tour et à la couleur rouge de leur vêtement.
Le temps passa et j'oubliai aussi le rêve de ce livre ancien.


Voilà, j'en suis à la page 65 de ma relecture (sur les 136 pages de ce roman). Je finirai aujourd'hui de lire la vie de l'orgueilleuse Lucie. Peut-être...

Vous avez peut-être une opinion sur ce personnage, ce livre, cet auteur ?

Voici d'autres regards, très intéressants :
- Angèle Paoli et la recherche des vrais tableaux dont parle Marie Ferranti (plus des commentaires de Nadine Manzagol et Yves) : ici
- Paul-François Paoli (pour le Figaro), évoquant le caractère profondément corse de cette Lucie de Syracuse et de Marie Ferranti elle-même (à trouver sur la page du site d'Angèle Paoli)
- François Gadeyne (sur le site Anagnosis) apportant un regard de littéraire latiniste, et signalant lui aussi les points communs entre cette Sicile du IIIème siècle et la Corse mais aussi, de façon fort juste, je trouve, l'absence de transcendance :

Lucie apparaît d'abord comme une victime, à la fois fragile et inflexible ; mais tout l'intérêt du roman est de nous montrer sa métamorphose. Sorte d'Antigone chrétienne, elle se heurte à l'incompréhension de sa famille, des autorités, de tous ceux qui l'entourent. Mais là où, dans le récit de Jacques de Voragine, Lucie tient sa force de Dieu, dans le roman, elle révèle une cruauté inhumaine. C'est toute la conception chrétienne du martyre qui s'en trouve bouleversée. Fascinant et cruel à la fois, le personnage de Lucie est, en même temps, brûlant et glacial ; il rejoint les grandes héroïnes de la littérature décadente — Salomé en particulier —, qui conjuguent la mort et le désir. Face à elle, Marcus apparaît comme bien faible ; en revanche, la détermination du père (Démétrius) fonctionne comme un miroir, face auquel l'obstination de Lucie apparaît comme d'autant plus terrible. Toute transcendance est évacuée du récit : dans un monde où l'honneur est tout, la foi devient obstination, calcul, inhumanité.

3 commentaires:

  1. J'aime beaucoup ce passage sur la Lucie de Zurbaran.
    J'ai souvent contemplé ce tableau fascinant exposé au musée de Chartres et la description qu'en fait Marie Ferranti, bien que totalement inexacte, en rend parfaitement compte . C'est sans doute cela l'art de l'écriture !

    Ce bandeau ajouté traduit bien le regard baissé, inexistant , de Lucie, en attirant notre attention sur ce visage paisible et désincarné dont l'absence de trace de violence et de souffrance surprend.
    Et si, sur le tableau réel, l'obscurité d' une longue jupe noire domine, c'est bien pour mettre en lumière la cape rouge,elle-même rehaussée par le jaune de la manche , sur laquelle vient se focaliser toute notre attention.
    Un portrait violemment contrasté :ombre et lumière qui évoquent, outre La Tour , les Salomé ou Judith du Caravage...

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  2. @ E. Caminade : ... ou d'Artemisia Gentileschi.
    @ François-Xavier : rien ne vous échappe, cher F-X. Marie sourirait de nous retrouver Paul-François et moi autour d'une même table (même si mon jeune frère et moi divergeons sur pas mal de points). Cette discussion autour de sainte Lucie, nous l'avons eue avec elle à Saint-Flo.

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  3. Merci à vous deux pour ces échos.
    Je ne connaissais pas la relation familiale entre Angèle et Paul-François ! Et en plus il y a des divergences : c'est intéressant.
    Et une discussion à Saint-Florent avec Marie Ferranti...
    Tout cela aiguise la curiosité !

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