Hier, j'ai lu, je vais dire comment, un texte considéré comme un des chefs-d'oeuvre de la littérature de divertissement (je veux dire de littérature corse, vous ne l'aviez pas oublié) : "MORTE È FUNARALI DI SPANETTU" (publié en 1892 à Bastia).
L'auteur est, bien sûr, Santu Casanova (né en 1850 à Azzana, en Corse, et mort en 1936 à Livourne, en Italie).
C'est un auteur dont je lis partout qu'il est extrêmement important pour bien des raisons :
- il a fait de la langue corse avec son journal "A Tramuntana" une véritable langue d'écriture, capable de traiter de tous les sujets ; il la détache symboliquement de l'italien - comme Paoli et Versini avec la revue anthologique "A Cispra" en 1914 (qui d'ailleurs citent, me semble-t-il, un large morceau de "Morte è Funarali di Spanettu").
- il a écrit de nombreux textes de poésie restés dans les mémoires.
Mais ce n'est pas pour ces raisons que j'ai finalement lu ce texte. C'est poussé par deux motivations principales que j'ai finalement passer le cap :
1. j'étais attiré par l'édition qu'a publiée l'association Falce en 2005, qui est très riche et permet d'accéder à l'oeuvre facilement (nous pouvons lire la version en italien de 1892, la version en corse de 1930 ainsi qu'une traduction française par Hélène Bonerandi ; une présentation passionnante de l'auteur par Eugène Gherardi, une comparaison éclairante des lamenti (oraux ou écrits) sur les morts d'animaux par Ghjermana de Zerbi et une réflexion sur les éventuelles significations actuelles de l'oeuvre par Paul Dalmas-Alfonsi).
2. je me demandais justement : une telle littérature est-elle simplement un patrimoine réduit au rôle de document (sur une société passée, sur une façon d'écrire par le passé) ou a-t-elle encore quelque chose à nous dire, aujourd'hui ?
Comment peut-on lire de nos jours un tel texte ?
Résumé de "l'histoire" ? A l'occasion de la mort et de l'enterrement de l'âne Spanettu, l'auteur décrit toute une société dans sa variété sociale (pleureuses, homme politique, jeunes gens élégants, bergers, artisans), en brocarde les défauts si humains et universels (jalousie, mesquinerie, orgueil, etc.), mais aussi utilise et parodie bien des genres littéraires. Paul Dalmas-Alfonsi en fait la liste dans sa réflexion introductive : "Vucerati ; strophes narratives (pour les événements, les voyages, les portraits) ; évocations de la nature ; listes vertigineuses si typiques des testamenti ; fragments de sogni ; sirinatu d'amour blessé, etc."
Eh bien, j'ai lu d'abord la traduction française, puis j'ai fait le voyage vers la version corse (je n'ai pas regardé encore la version italienne ; à quand une étude des trois par un étudiant de l'université ou d'ailleurs puisqu'il y a des différences entre les deux versions écrites par l'auteur et nécessairement dans la traduction française contemporaine ; et puis c'est magnifique de voir - comme pour le "Vir Nemoris" - un texte de littérature corse ainsi voyager dans le temps et les langues : l'italien de 1892, le corse de 1930 et le français de 2005, non ?)
J'ai lu, et j'ai vraiment aimé ce texte non comme document ou comme monument (pour reprendre les notions utilisées par Yves Citton) mais comme événement : comme une force toujours en acte, aujourd'hui. Car ce qui m'a frappé, c'est la prééminence du désir : Spanettu était un âne surexploité par son maître et notamment comme reproducteur !
Strophe 51 (1er chant) :
Appena ghjuntu da Sari
U mandàvate à Rusazia.
Antonini Petru Santu
Hè statu la so disgrazia :
A so ghjumintaccia bianca
Ùn ne era mai sazia.
Strophe 53 :
Quand'elli la sintaranu
I nostri amici in Niolu,
Credu ch'elli ghjugnaranu
À piegne lu nostru dolu,
Chì culà lu me Spanettu
Ci piantò più d'un figliolu.
Strophe 55 et 56
Farete un avertimentu
À Macone d'Ambiegna,
Ch'ellu mandi cinque franchi
Chì la so ghjumenta hè pregna ;
Inquantu à la so cundotta
S'hè mustrata pocu degna.
Pigliò lu nostru sumere,
Ci fece una brutta azzione ;
Fece copre le ghjumente
Di Sari è di Casaglione,
Po si ritirò li frutti
À nome di lu patrone.
Strophe 58 (Una d'Arburi intervene)
Emu da piegne à Spanettu
Senza fà carnavalate ;
Ùn si parli di ghjumente
Parchì sò cose sfrinate,
È tutte ste ghjuvanette
Sò belle scandalizate.
Eccu : sò isse "cose sfrinate" chì ind'è issu testu mi parenu e più forte ; a forza di a vita (di a puesia, di l'amore, di u veranu, di e voce) trapana u tempu, cambia a morta in vita :
Strofa 92
O Spanè lu me Spanettu,
Ùn stà più dentru la bara,
Hè fiurita la campagna
Da Niolu à Sulinzara ;
À fà longa passighjata,
Tutt'ognunu si pripara.
Voici la traduction française d'Hélène Bonerandi :
51
De Sari à peine arrivé
À Rusazia vous l'expédiiez.
Antonini Petru Santu
L'a véritablement ruiné ;
Sa vilaine jument blanche
N'en était jamais rassasiée.
53
Lorsqu'ils vont être informés,
Tous nos amis Niolins,
Je crois qu'ils vont arriver
Pour déplorer notre chagrin
Car là-bas mon âne ambré
Y a planté plus d'un grain !
55
Vous donnez un avertissement
À Maléfique d'Ambiegna,
Pour qu'il m'envoie ses cinq francs
Car sa jument est pleine ;
Quant à son comportement,
Il s'est montré bien peu séant.
56
Il nous lésa gravement
Ayant emprunté notre âne ;
Il lui fit couvrir les juments
De Sari et de Casaglione,
Mais il en retira pour lui,
Au nom du patron, les fruits.
58 (Une femme d'Arburi intervient)
Nous allons pleurer l'alezan
Sans nous ridiculiser ;
On ne va pas parler juments,
ce sont là faits grossiers,
Et ces jeunes filles vous entendant
En sont toutes scandalisées.
92
Spanettu, mon cher Spanettu,
Ne reste plus dans ce cercueil,
Vois comme la campagne est en fleur
De Niolu à Sulinzara ;
À faire de longues promenades
Tout le monde se prépare.
Il me semble que "cose sfrinate" pourrait être traduit autrement que par "faits grossiers", même si l'expression est bien celle de la dame scandalisée. "Sfrinate", que dit le dictionnaire de l'ADECEC sur Internet ? :
sfrenatu, sfrinatu
definizione: participiu passatu di u verbu sfrenà.- Chì ùn hà ritegnu, muderazione: un zitellu sfrenatu, un cumpurtamentu sfrenatu.
sinonimi: eccessivu, esageratu, smuderatu, scatinatu
Alors voilà, vraiment il me semble que tout le poème vibre de cette sève puissante des "cose sfrinate" : la lamentation joyeuse, la lamentation sérieuse, l'évocation du printemps, celle du banquet, la sérénade qui clôt le deuxième et dernier chant du poème, tout manifeste la puissance du désir, un désir qui se dit par la voix, la parole.
Ainsi des vers ultra célèbres (non ?) de la strophe 61 (1er chant) :
Vurria chì la me voce
Trapanassi ogni muntagna,
Ch'ella ghjugnissi in Niolu,
Risunà pà la Balagna ;
Ch'ella varcassi lu mare
È le fruntiere di Spagna !
Je voudrais bien que ma voix
Traversât toute montagne,
Qu'elle arrivât au Niolu,
Pour résonner en Balagne ;
Qu'elle franchît même la mer
Et les frontières de l'Espagne.
Ayant fini ma lecture, avec grand plaisir, j'ai lu les trois textes d'introduction et je veux bien sûr citer maintenant les propos de Paul Dalmas-Alfonsi, que je trouve très intéressants, propres à donner une valeur actuelle à ce magnifique poème de Casanova :
"Les dessous de l'anecdotique ne nous intéressent plus, à l'inverse d'infinies notations de type ethnographique - habillement, gestuelle, moments du rituel, etc. - extrêmement précieuses et si bien mises en mots et en sonorités. Ce qu'explore, et avec vigueur, Santu Casanova, c'est un rapport au territoire, aux principes d'une vie sociale, quelque chose de fondamental de l'ordre de l'identité. En un retour au coeur de soi qui, par cet acte même, atteint l'universel, bien plus qu'un "général" trop indifférencié."
(...)
"Après l'ouverture, le chant va se poursuivre sous toutes les apparences d'une chronique proche du réel et avec des accents quasi naturalistes (...). Mais l'imagination, la richesse expressive nous entraînent très vite, sans qu'on y prenne garde, dans l'ordre de la fable et de la parabole.
C'est qu'il est, avant tout, question d'une énergie, d'une continuité que l'on veut mettre en scène. L'auteur évoque le trépas et la vie qui s'en épouvante mais qui file son train et qui s'en accommode. (...)
On est là dans l'agitation, dans tout le tintamarre d'un monde au bord du gouffre, perçu dans une urgence, à l'extrême limite entre lumière et ombre. Il est question de mort. La partie est serrée et le moment charnière. Mais Santu Casanova, en joueur inspiré, en poète narquois, maître de ses effets, parodie les rituels, prend à revers les mots, et, le disant en corse, pencher vers la lumière."
Qu'en pensez-vous ?
(Vous n'êtes peut-être pas d'accord ? Ou alors si mais de la même façon ?)
L'association A Falce est présidée par Lisandru Bassani (et je crois qu'il vaut mieux les contacter pour savoir comment se procurer l'ouvrage) :
18, rue Bonaparte 20000 AJACCIO | Tél / fax: 04 95 21 55 35 e-mail: falce@netcourrier.com |
Pour "sò cose sfrinate" la contrainte de garder la rime, le rythme, et une traduction très littérale expliquent sans doute ce choix
RépondreSupprimerMoi, je mettrais bien "cavalier" LOL
"CE SERAIT TROP CAVALIER"
Francesca,
RépondreSupprimerta proposition me paraît intéressante ; dans la même veine, on peut penser au mot "débridées" : "Ce sont propos trop débridés" ; mais peut-être cela prêterait-il trop d'humour à une dame qui est censée être plus sérieuse et décente ?
Finalement, l'expression "cose sfrinate" est belle avec sa multiplicité de sens.
Voilà une nouvelle allégorie de la littérature corse : "cose sfrinate" ; c'est comme ça que je la vois : un ensemble de "choses débridées", imprévisibles, vivantes.
Je n'y ai pas assez insisté dans le billet, mais par rapport à toute une littérature corse contemporaine qui est très funèbre, mortifère, où la vie disparaît, s'auto-détruit (voyons les livres de G. Thiers, de Jean-Pierre Santini - je suis en train de lire son "Isula Blues" -, et de bien d'autres bien sûr), ce qui m'a frappé dans la "puesia gioconda" de Santu Casanova, c'est cette puissance de vie exprimée sur tous les tons (satiriques, sérieux, tristes, joyeux) et sur tous les plans (animal, humain, naturel, sexuel, sentimental, social, vocal, physique, etc.). Que cette puissance de vie s'épanouisse au moment même de la mort (par la foudre) d'un animal (chéri par son maître et chéri de ses dames) la rend d'autant plus forte (comme le dit Paul Dalmas-Alfonsi). Ce n'est donc pas une littérature "fleur bleue", mais bien plutôt de "régénération", qui se projette dans le présent et le futur ("Vurrìa chì la me voce..." : le souhait sonne comme une promesse, la parole vaut acte).
Vous faites très bien de souligner le travail de l'association A Falce, qui est remarquable.
RépondreSupprimerQuand je l'ai achetée, j'ai été surpris de trouver une édition de si grande qualité mais si peu connue (me semblait-il) et si peu distribuée.
Pour ceux qui sont intéressés, on doit pouvoir encore en trouver à la librairie de Alain Piazzola, à Ajaccio (quartier Sainte-Lucie, près de Locu Teatrale", ouverte de 15h à 19h du lundi au samedi).
Le texte est très riche, quoiqu'assez court, dans un genre plutôt courant à l'époque (mais largement abandonné depuis), le poème héroï-comique, cette grandiloquence appliquée aux événements les plus dérisoires, où il est d'ailleurs question de la mort d'un âne comme chez Viale 80 ans plus tôt.
La longue plainte en l'honneur de Spanettu en fait un lamentu, même si le registre est clairement celui de la "poesia giocosa", avec un portrait truculent de toute la société corse d'alors, de ses travers, et Casanova va parfois très loin :
(parlant de Curpata, un notable, ou plutôt LE notable local)
"Fabricator di canzone,
Sunador di viulinu,
Moltu amante di le donne,
Ma più amante di lu vinu,
L'appitittu nun li manca
È ùn piglia mai chininu
Questu hè un gran puliticone
À l'usu di lu paese,
Ch'ùn cambiaria partitu
Mancu trè volte par mese.
Prestu sarà diputatu
À la camara francese.
Quattru servi esecutori
D'ogni so nobil azzione,
Pronti à dassi ancu la morte,
Sì cusì vole u patrone,
Li marchjanu sempre appressu
Cù rispettu è divuzione.
Unu li porta lu mantellu
Attu pà lu Carnavale,
L'altru li tene l'umbrellu
In faccenda naturale,
U terzu netta i scarpi
È u quartu l'arinale."
Sans doute bien des choses qui y sont dites peuvent s'appliquer aujourd'hui encore...
Concernant la version italienne, je n'ai pas cherché à faire explicitement la comparaison, mais j'ai quand même comparé pas mal de passages et remarqué qu'aucun des deux chants n'a la même longueur dans les deux langues.
Certains passages de la version corse sont purement et simplement en italien, et de manière générale la version corse est très proche (souvent presque identique, moyennant una corsisation des mots) de la version italienne.
Aujourd'hui, on qualifierait assurément la langue de Casanova de "corse italiannisé" (un Italien dirait de la version italienne qu'elle a des accents dialectaux, mais c'était très souvent le cas des textes italiens à cette époque), mais il devait sûrement en être autrement à l'époque : même si c'est avec Casanova que le corse est vraiment devenu une langue d'expression littéraire à part entière, il ne faut pas oublier que jusqu'à 50 ans avant sa naissance on les considérait comme une seule et même langue, parlé de manière plus ou moins "noble" et "docte" et que de fait ces parlers populaires et littéraires s'entremêlaient de manière inextricable.
Une question que l'on peut se poser est pourquoi avoir attendu tant de temps avant d'adapter le texte original en corse ?
Le texte italien était déjà parfaitement accessible à un corsophone, on peut penser que l'adaptation était symbolique mais peut-être que quelqu'un ici connaît la réponse ?
Une grande "puissance de vie", oui, très juste, FXR.
RépondreSupprimerJe pense aussi à Pesciu anguilla, de Dalzeto : malgré une vie difficile et un environnement fou,le gamin est plein de vie, paraît tout de même heureux de vivre, au point que plus tard il se rendra compte que la "réussite" n'a pas fait de lui un meilleur être humain. Par sa gouaille, il se rapproche plus de Tom Sawyer et Huckleberry Finn que d'Oliver Twist ou du gamin de "Sans famille", auxquels on pourrait le comparer aussi, mais qui sont plus sombres.
à Eiustessu,
RépondreSupprimerPour la diffusion d'un ouvrage, une association est bien en peine, car un diffuseur professionnel demande 50 % (ce qui n'est pas exorbitant par rapport au continent où cela va bien au-delà)
Elle est donc obligée de le faire elle-même, et cela se limite donc bien souvent aux cercles amis, cela reste confidentiel. Bravo à FXR, d'en avoir parlé, cela aidera à faire connaître cette oeuvre.
Merci pour vos échos.
RépondreSupprimerConcernant la motivation de la version corse, je ne la connais pas, je demanderai autour de moi.
J'espère aussi qu'une telle oeuvre et une telle édition aussi remarquables connaîtront de très grosses ventes !
A bientôt.