mardi 20 avril 2010

Madeleine Rossi interroge GL Moracchini et JP Arrio sur... les mazzeri !


Ce billet pour rappeler que vendredi prochain (23 avril 2010 / 17 h 30 - 19 h 30 / Librairie All Books and Co, rue Cabassol, Aix-en-Provence) aura lieu le dernier Club de lecture corse de la saison sur le thème "Des mazzeri, pour quoi faire ?" (voir ici pour précisions).

Mais aussi ce billet pour donner à lire un article de Madeleine Rossi, journaliste, traductrice, sans cesse en voyage entre la Suisse, l'Italie et la Corse (voir son site, pour découvrir aussi tout un travail photographique en Corse, en Italie, en Egypte, ailleurs encore). Cet article est issu d'une enquête radiophonique pour la Radio Suisse Romande (émission "Hautes Fréquences" : "l'émission qui n'a pas froid aux cieux") qui s'intitule : "Le retour du sorcier corse".

Je reproduis ici cet article avec l'autorisation de son auteur. (Lors du Club de lecture, nous écouterons quelques passages de l'émission radio (qui pourra être gravée sur CD à la demande), émission qui dure une bonne demi-heure et qui est très intéressante ; notamment, je trouve, le moment où Jean-Pierre Arrio révèle - à son grand étonnement - "voir" à quoi ressemble un mazzeru ! Et il n'y a aucune moquerie de ma part dans cette dernière phrase : je consacrerai d'ailleurs un billet à ce passage de l'émission, avec transcription des propos de JP Arrio et enquête sur les origines potentielles de sa "vision" !)

Bonne lecture ! Et un très grand merci à Madeleine Rossi pour l'accès à cet ensemble écrit, parlé et photographié (voir image au début de ce billet) autour du personnage du mazzeru !

(Pour poursuivre l'exploration des métamorphoses de cette figure majeure - peut-être trop présente ? c'est du moins l'avis d'un lecteur du blog - de l'imaginaire corse, je vous engage à lire le beau texte de Nadine Manzagol : "A casa di l'Orcu").


LES MAZZERI CORSES, SORCIERS OU ESPRITS FRAPPEURS

Il est des personnages de légendes qui connaissent de meilleurs destins que d’autres. Et de destin, il en est question dans les rêves des mazzeri en Corse. Si le mazzeru n’est qu’un être humain comme vous et moi le jour, il fait d’étranges rêves de chasse la nuit, qui peuvent faire basculer les vies…

Madeleine Rossi

Figure maléfique ou passeur ?

Etymologiquement, le mazzeru est celui qui frappe, car armé de la mazza, un bois très lourd. Stricto sensu, il est un esprit frappeur, mais sa particularité est d’avoir des visions, des rêves prémonitoires, et de voir ce que les autres ne peuvent pas voir. Il est un simple mortel pendant la journée, mais la nuit, son sommeil est agité. Il galope en songe dans la nature, et tue le premier animal qui se présente à lui, retourne l’animal sur le dos et voit à la place d’un museau le visage d’une personne qu’il connaît. Lorsqu’il se réveille, il sait que la personne qu’il a vue en rêve va mourir, et qu’il devra l’aider à passer de l’autre côté.

Le mazzeru est le pendant masculin de la strega, la sorcière, et il faut chercher ses origines à l’époque pré-catholique, comme l’explique Jean-Louis Moracchini, sociologue et auteur: “On dit qu’il ne fait pas partie de la communauté car il aurait été mal baptisé, ce qui le place en dehors du groupe. Certains ont demandé à être rebaptisés, et les prêtres acceptaient cette demande. Quant à la strega, c’est l’héritière de la stryx, que l’on retrouve dans la Rome antique sous la figure d’un oiseau comme une chouette – un stygidé – dont la particularité est de s’attaquer aux enfants, que l’on doit protéger. Voilà le fond culturel de toutes ces légendes, qui n’a toutefois jamais été consigné sous forme ethnologique ou scientifique. Ce qui est dû à la tradition orale de la Corse“.

Le mazzeru est donc victime de son “don“, car il ne choisit pas d’endosser ce rôle. Il souffre mais s’il n’accomplit pas sa tâche, il sera tué par ses confrères, dans un combat de fantômes. D’Anubis à Caron, en passant par les divinités qui punissaient ou récompensaient les hommes, toutes les sociétés antiques ont eu des passeurs. Or, en Corse, le passeur n’est pas appelé par la société. “Le poids de la religion catholique est très fort en Corse, et l’on ne pourrait pas permettre à une personne humaine, même dotée de pouvoirs magiques, de jouer le rôle de Dieu, ce serait un blasphème“, explique Jean-Pierre Arrio, romancier – dont l’un des personnages littéraires est un commissaire-mazzeru. “Peut-être que, justement, on peut croire que quelqu’un peut rêver – le rêve est permis, mais qu’au fond il n’a pas de pouvoir… alors qu’un passeur est doté de pouvoirs, il peut prendre quelqu’un sur sa barque, revenir en arrière s’il est soudoyé… le mazzeru ne le peut pas. Et donc, il souffre“. Jean-Pierre Arrio, comme beaucoup de Corses, a été bercé par les légendes et les contes de son île. Les pouvoirs surnaturels sont perçus comme une chose normale, comme un fait sociétal presque banal, ce dont les continentaux n’ont plus l’habitude. Il est certain que ces histoires de chasses mortelles pouvaient fortifier l’âme des petits enfants. “J’ai été élevé par des parents qui sont nés avant les années 1930. Mon père m’a raconté que souvent, sa mère lui demandait d’aller chercher mon grand-père en pleine montagne… c’était plus d’une heure de marche sur des sentiers perdus, balisés de petits cairns indiquant que quelqu’un avait été tué ici… il fallait y aller pieds nus… Et mon père, qui devait avoir dix ans tout au plus, s’enfonçait dans la montagne, en pleine nuit. Je ne pourrais pas demander cela à mon fils de dix ans, par exemple. Ces histoires, que l’on racontait aux enfants de la génération de mon père ne pouvaient pas avoir la même destination, le même but, que celles que l’on pourrait raconter aujourd’hui. Il fallait avoir une solide éducation culturelle pour le faire. Voilà où résidait la force de ces histoires.“

C’est une autre particularité corse que celle du poids culturel: si, jusque dans les années 1950, les légendes autour des mazzeri, des sorcières et autres signadore avaient clairement un but d’explication au monde, elles ont participé au riacquistu nationaliste des années 1975. Il était important à cette époque de retrouver tout ce qui pouvait expliquer “ce que nous sommes, et comment nous le sommes devenus“, dit un militant clandestin, qui ajoute encore: “comprendre les mazzeri, c’est comprendre un tout petit peu de l’âme corse“. Plus récemment, la figure du sorcier-chasseur a refait son apparition dans la littérature, que ce soit en BD, dans des romans ou même dans des essais d’ordre ethnologique.

Le mazzeru est profondément ancré dans les mentalités, qu’on y croie ou non. Il y a ceux qui en rejettent fermement l’idée, mettant un terme à la conversation en disant sèchement “je n’ai rien à vous dire, ça n’existe pas“. Et ceux qui, étonnés ou charmés de l’intérêt que l’on porte – de l’extérieur – à un trait si particulier de l’histoire de l’île, ouvrent leurs portes et aiment à explorer avec nous les pistes mythiques, religieuses, ou chamaniques. Nombreux sont les Corses qui ont connu un mazzeru, ou entendu parler d’une femme qui s’était rendue malade après en avoir rencontré un… Tel homme, dans le village de Veru, fonctionnaire à l’EDF, aurait eu des pouvoirs surnaturels. Et tout le monde le savait, cela fait partie de la vie traditionnelle insulaire, tout comme cette femme qui sait enlever le mauvais œil dans un autre village.

Le mazzeru est une figure multiple, et le modèle n’est pas évident à défendre comme modèle unique. “Le besoin du mazzeru a toujours existé, d’une manière ou d’une autre. L’aspect le plus étonnant de la croyance, c’est que l’on regroupe sous le nom de mazzeri des figures différentes selon l’endroit de la Corse où l’on se trouve. Certains, au lieu de rêver, sortent réellement la nuit… dans ma région, les mazzeri étaient des êtres malfaisants, alors que ceux qui voyaient la mort n’étaient pas considérés comme des mazzeri“, précise Jean-Louis Moracchini. La Corse est très attachée à sa mythologie, qu’elle conjugue très bien avec la religion catholique. Même si le mazzeru, en un sens, prend la place de Dieu dans ses visions, il est un annonciateur de destin, rien de plus. Il ne met pas son rêve au service d’une vengeance, et il ne peut jamais être influencé. Créature étrange, intemporelle, il continuera encore longtemps d’effleurer les cimes et les plaines de l’île de Beauté, et c’est aussi bien.

4 commentaires:

  1. Angèle Cazzeri, retraitée, San Gavinu di Carbini25 avril 2010 à 16:12

    "Le mazzeru est une figure multiple, et le modèle n’est pas évident à défendre" C'est sûr !
    "Tel homme, dans le village de Veru, fonctionnaire à l’EDF, aurait eu des pouvoirs surnaturels." Après une révélation de ce calibre, on tremble ! Et moi qui me suis fait relever le compteur pas plus tard qu'avant-hier ! C'est vrai que le type avait l'air bizarre ! Tout noir et puis avec un drôle d'accent ! Je l'ai échappé belle !

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  2. Chère Angèle,
    je peux - si vous le désirez - vous communiquer l'adresse électronique de Madame Rossi : il ne faut pas qu'un témoignage de cette qualité reste lettre morte (évidemment, n'hésitez pas à nous écrire encore si ce sombre monsieur à fort accent revient vous vérifier votre consommation électrique !)


    Merci Angèle, vraiment.

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  3. Dans "l'acelli di u Sariseu", Santu Casta met en scène deux mazzere lesbiennes : génial, non?

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  4. Francesca,
    eccu un antru libru ch'aghju da leghje... un ghjornu ! Mi pare chì una notte feraghju un sonniu, tumberaghju un animale è po videraghju nant'à u so musu... a lista di i libri ch'aghju da leghje !!!

    Peut-être voudras-tu, Francesca, proposer une page du roman de Casta dans un récit de lecture ? Une scène avec les deux mazzere ?

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