mercredi 14 avril 2010

J.C. Rogliano lu par Cathy

En écho à un commentaire de Xenophonte (accroché au billet "Une question aux lecteurs-visiteurs de ce blog" :
xenophonte a dit…

à Clément et François Xavier Renucci;

"Le Mazzerisme,ou chamanisme corse",..........
Je pense qu'il faudrait poursuivre l'œuvre de Roccu Multedo, pour redéfinir l'esprit, et la place qu'il mérite dans la compréhension de l'essence qui nous anime.
La religion est la gardienne des portes du sacré,mais elle a agenouillé les hommes, il faut en avoir conscience.
Amitiés,et merci pour votre patience !


), je reçois avec grand plaisir ce "récit de lecture" de Cathy.
Bonne lecture !

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Bonjour,
Pour, en même temps prolonger le propos de Xénophonte au sujet du mazzerisme et répondre à votre question sur l'auteur dont on souhaiterait voir éditer ou rééditer un ouvrage, je vous propose cet extrait de "Visa pour un miroir" de J.C. Rogliano (édité au Rocher et depuis longtemps épuisé) :

Après deux heures de marche dans des sentiers dévorés par les ronces, nous avions abouti à un chemin de rocaille. Il longeait un précipice obscur.
Arrivé à ce que je croyais être notre destination, je découvris qu'aucun des journalistes conviés en ces occasions n'était là. Seuls m'entouraient les habituels hommes en tenue camouflée et cagoule, armés de fusils à pompe et de pistolets-mitrailleurs.
Avant de recouvrir lui aussi son visage, Cignalone s'était tourné vers moi. Il avait employé la même expression que Toni, un instant plus tôt sur cette place d'Arad.
- Ne fais pas cette gueule ! Tu ne vas pas me dire qu'assister à ses derniers moments va te faire pleurer !
Il m'indiquait de la tête le sommet de la montagne vers lequel grimpait la route et je compris aussitôt ce qu'il avait voulu dire : trouant la coulée de brume qui l'enveloppait et où déteignait la rubescence de ses feux de signalisation s'élevaient les soixante mètres du pylône du relais de télévision.
- Dans une poignée de minutes, ajouta-t-il, nous serons tous égaux devant la censure.
Avant que je ne réplique, il m'avait tendu une cagoule :
- Enfile ça. Le gardien n'est pas forcé de croire que tu es seulement un observateur.
Nous nous étions remis en marche, engloutis peu à peu par la brume dans laquelle le rougeoiement du pylône, des souffles de vent et des rayons de lune emmêlés jetaient des remous et donnaient à nos silhouettes une allure de plus en plus fantomatique : de vagues formes humaines remontaient un fleuve de silence glauque, seulement traversé d'un bruit de pas. Des pas semblables à ceux que j'imaginais quand, au temps où les veillées existaient encore, les vieux décrivaient la marche de la Confrérie des Ombres. Celle qui répétait à travers songe les enterrements à venir. Ce cortège avait lui aussi un fleuve pour chemin, et ce fleuve était profond comme un miroir. Un seul vivant le conduisait et, sitôt achevée la traversée, revenait au monde des vivants, ruisselant de l'écume de nos peurs et de nos doutes. Terrible et rassurant, il nous aidait à ne pas croire au néant.
Les fantasmes de ces processions nocturnes et la vision de ces hommes qui marchaient près de moi n'entremêlaient pas seulement leurs cagoules et leurs bruits de pas. Armés de fusils ou de tiges d'asphodèle, vivants ou morts, ils traversaient la même nuit et, à travers les mêmes symboles, livraient une même bataille.
Ce pylône d'acier qui pouvait transmettre la connaissance et rendre l'homme meilleur, ne dispersait dans l'île que des informations déguisées et anesthésiantes qui ne faisaient que l'aliéner et l'avilir un peu plus. Au lieu de le servir, il servait seulement la féodalité en décomposition d'une poignée de politiciens. Avec son allure d'arbre sec, il recouvrait de ténèbres l'île entière, et cette armée naissante allait l'abattre.
Je regardais ces silhouettes, dont certaines cagoules dissimulaient des visages peut-être connus, et je mesurais combien, dans les méandres du bien et du mal, peu d'importance avaient le masque, l'ombre et l'anonymat : on ne pouvait trouver d'abjection ou de noblesse que dans l'acte que le masque, l'ombre ou l'anonymat permettaient de perpétrer ou d'accomplir. Ici, la justice, elle aussi, portait un masque. Tant qu'il ne tomberait, pour Cignalone et ses amis il n'y aurait de trêve, et je savais que nous nous installions pour longtemps dans le tumulte. Le pouvoir ne comprendrait jamais que, pour l'apaiser, il suffisait de reconnaître nos droits, et cette trentaine d'hommes armés, quelques années plus tard, seraient cent, puis trois cents... A leur nombre sans cesse croissant, il répondrait par plus de répression et d'iniquité, et c'est alors que Cignalone et les siens allaient devoir prendre garde au moindre faux pas. A cette justice et ces lois corrompues sitôt importées, ils ne devaient opposer qu'une détermination à les rejeter sans la haine, les errements ni les excès des justiciers et ne jamais perdre de vue qu'une cause cessait d'être juste quand cessaient de l'être les moyens de la défendre. Nombreux étaient les obstacles que j'entrevoyais déjà et qu'ils devraient veiller à ne pas dresser eux-mêmes sur leur route. Plus ils seraient nombreux et plus ils auraient à être vigilants pour se garder des récupérations, des compromissions, des fanatismes et des dérives. Auraient-ils la volonté de refuser les personnages douteux dans leurs rangs, quel que puisse être le raccourci que permettrait leur participation à la lutte, le courage de punir le coupable plutôt que le comparse et, entre l'étranger qui s'installerait dans l'île pour la servir et celui qui y serait né pour la dépouiller et la détruire, discerner lequel des deux méritait le châtiment ? Quand ils verraient poindre le jour où, suffisamment nombreux, ils représenteraient un pouvoir, seraient-ils toujours assez purs pour résister à ses attraits ?
Comme le cortège fantôme de notre imaginaire collectif, ils étaient à la fois mort et résurrection. Mais l'équilibre entre l'une et l'autre était précaire et long était le chemin de la révolte à l'espérance.
Tournant le dos aux ténèbres du précipice, les hommes qui gravissaient ce chemin et au milieu desquels je marchais, avaient retrouvé la tragédie d'un mythe universel, avec ses dépassements et ses démesures. Avec ses fragilités aussi et il suffisait qu'un seul d'entre eux se retourne pour que se referme la nuit.


Ce livre a été édité en… 1998. A considérer les événements qui depuis se sont succédés, tout le monde aura compris pourquoi je précise cette date.

Et pour rester dans le domaine des mazzeri, donc du "Berger des Morts" et du film "Les Mazzeri" qui en est le prolongement, et dont Rogliano est le co-auteur avec Pierre Dumayet, en songeant à la surprenante critique que vous avez écrite sur Mal'Concilio et aux commentaires qui ont suivi, plus surprenant encore me paraît sur ce blog le silence de Jean-Claude Rogliano dont nul n'ignore la vigueur des interventions dans la presse écrite ou à travers les ondes. Heureusement, j'ai lu (et relu plusieurs fois) tous ses livres avant de découvrir cette critique, pour ne pas être dissuadée de lire "Les mille et une vies de Théodore Roi de Corse", dont vous avez la franchise de reconnaître que c'est un a priori qui vous a empêché de l'acheter.
Cordialement

Cathy

4 commentaires:

  1. Cathy,
    oui c'est vrai "Mal'Concilio" n'est pas le livre que je préfère dans la littérature corse, pas un livre que je voudrais relire. Je l'ai lu avec attention et avec intérêt cependant ; le "récit de lecture" que j'ai proposé est tout à fait critiquable, mais pourquoi "surprenant" ? Je conçois tout à fait que vous appréciez beaucoup les livres de JC Rogliano et un grand merci pour cette page de "Visa pour un miroir" ; personnellement, j'apprécierais beaucoup que vous développiez les raisons de votre amour pour ces livres ; ce blog est surtout fait pour cela : découvrir les détails singuliers des lectures réelles (en tout cas cela me passionne).

    Autre écho : je ne conçois pas les critiques négatives comme devant dissuader de lire le livre critiqué ; loin de là. Chacun doit faire son propre jugement. J'ai entendu des critiques négatives sur "Septième ciel" de Thiers et pourtant j'aime vraiment ce livre ; il me semble important de croiser les raisons de l'intérêt ou du désintérêt ; peut-être cela se fera-t-il un jour...

    Dernier point : JC Rogliano n'est effectivement pas intervenu sur ce blog ; j'en connais d'autres qui ne désirent pas intervenir, pour diverses raisons que je respecte tout à fait. Ce n'est pas grave : chacun est libre d'écrire ou de parler où et quand il le désire. Si déjà une discussion s'engage entre lecteurs d'une même oeuvre, c'est très bien.

    A bientôt.

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  2. Bonjour,

    Avoir qualifié la critique que vous avez faite de Mal’Concilio de « surprenante » n’est bien entendu pas un reproche. Je manifestais seulement mon étonnement, de la même façon que, si, tout en respectant les goûts de chacun, on s’étonnait tout de même qu’on puisse considérer Pauline Carton ou Michel Simon comme des canons de la beauté et Isabelle Adjani ou Alain Delon comme des laiderons. Ceci dit, il est dommage pour vous (et cela peut affecter n’importe quel lecteur, à un moment où, pour cause de surmenage, contrariété ou autre trouble passager, il subit une baisse de réceptivité) que vous soyez passé à côté de ce livre en tentant de le disséquer au lieu, comme des milliers de lecteurs de quelque niveau intellectuel qu’il soient, de vous laisser immerger dans l’atmosphère magique qu’il sécrète.

    Bien entendu, il ne viendra l’idée à personne que vous ayez émis une telle critique dans le but de démolir ce livre ou de nuire à son auteur. Cependant, n’avez vous à aucun moment été effleuré par l’idée que si vous l’aviez écrite trente ans plus tôt, lors de sa première publication seulement alors à l’échelle insulaire, une analyse aussi négative aurait - peut-être - étouffé son succès dans l’œuf ? Aussi attirantes qu’étaient les dernières lignes de présentation de cet ouvrage dans la quatrième page de couverture de cette toute première édition où l’on peut lire : « ... au fil des pages, traversé de bouffées de fraîcheur et d’ombres inquiétantes, Mal’Concilio agit comme un envoûtement ».

    Cordialement.

    Cathy

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  3. je n'ai pas relu Mal Cunsigliu depuis mon adolescence, aussi je ne peux exprimer ici que la réminiscence de mon ressenti d'alors... un souvenir de souvenir, donc !
    Ce livre m'avait effectivement "envouté" et je l'avais vécu comme ma première plongée dans ce que je ne pouvais appeler à cette époque la "littérature corse"! Cela avait été ainsi un espèce de "choc", en grande partie dû de ce fait à la découverte, et d'un imaginaire, et d'une famille d'écriture, et du plaisir caché, secret, d'appartenir à cette secte bien étrange : la Corse !

    JPA

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  4. Cathy, JPA,
    oui quand j'en discute avec des personnes qui ont lu "Mal'Cunciliu" dans les années 70, ou dans leur adolescence, jeunesse, c'est souvent ce souvenir agréable qui revient. Je conçois tout à fait que cela soit possible. Et il est probable que si je l'avais lu dans les mêmes circonstances, j'aurais subi le même charme.

    Je le souviens d'un livre qui m'a bouleversé quand j'étais ado : "Histoires de surhommes" (livre de poche, un des volumes d'une collection de nouvelles de science-fiction). Il m'a ouvert des perspectives hallucinantes, je me suis dit : "Mais on peut vraiment écrire et imaginer des choses pareilles ?!". Et je trouve merveilleux que chaque lecteur puisse conserver ainsi des souvenirs bouleversants.

    Cependant, ce que je discutais, avec une lecture faite à 36 ans, en 2009, c'est la force contemporaine de ce roman. Il me semble qu'il y a des textes plus forts, plus riches, plus complexes qui méritent d'être réédités et d'être mis en valeur comme des oeuvres novatrices, ouvrant des horizons nouveaux pour la littérature corse. Evidemment ce point de vue est contestable ; et il est certainement biaisé par le fait que j'ai peut-être cherché quelque chose dans ce livre que ce livre ne désirait pas me fournir.

    Concernant la portée des critiques négatives, pouvant tuer dans l'oeuf le succès de telle ou telle oeuvre ; il me semble que les livres se défendent bien tous seuls, et que le temps est leur allié objectif. La critique que j'ai faite de "Mal'Cunciliu" n'aurait pas entravé son succès, j'en suis sûr, parce que chacun a son libre arbitre et que s'il me semble nécessaire que se manifestent des avis critiques (professionnels ou amateurs, d'ailleurs), il me paraît tout à fait nécessaire que les lecteurs voient dans chaque critique une occasion de discuter et d'aiguiser sa curiosité, plus qu'une prescription que l'on devrait suivre aveuglément.

    Donc, pour finir, j'ai certainement lu trop tard "Mal'Cunciliu" mais maintenant je ne peux en penser sincèrement que ce que j'en ai écrit sur ce blog (et il n'y aucun drame là-dedans, je l'espère ! Il y a tellement de bons livres, chaque lecteur ira vers ceux qui lui "conviennent", non ?)

    Merci encore pour cette discussion, c'est vraiment très agréable.

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