mercredi 7 avril 2010

Menus devis sur la lecture et la perfection (par Thomas Bernhard)

Glanées ce matin, ces trois pages extraites de "Maîtres anciens" (1985) de Thomas Bernhard (traduit de l'allemand par Gilberte Lambrichs) :

(Le musicologue Reger parle et s'adresse au narrateur ; ils sont dans la salle Bordone du Musée d'art ancien de Vienne.)

La salle Bordone est ma chambre de lecture comme de pensée. Et si par hasard j'ai envie d'une gorgée d'eau, Irrsigler m'en apporte un verre, je n'ai même pas besoin de me lever. Parfois les gens s'étonnent quand ils voient qu'ici, assis sur cette banquette, je lis mon Voltaire tout en buvant un verre d'eau pure, ils sont ébahis, ils secouent la tête puis s'en vont, et c'est comme s'ils me prenaient pour un fou jouissant d'une liberté de bouffon spécialement accordée par l'Etat. Chez moi, depuis des années, je ne lis plus un seul livre, ici dans la salle Bordone, j'ai déjà lu des centaines de livres, mais cela ne veut pas dire que j'aurais lu tous ces livres jusqu'au bout dans la salle Bordone, de ma vie je n'ai jamais lu un livre jusqu'au bout, ma façon de lire est celle d'un feuilleteur supérieurement doué, c'est-à-dire d'un homme qui préfère feuilleter plutôt que lire, qui feuillette donc des douzaines, parfois même des centaines de pages avant d'en lire une seule ; mais quand cet homme lit une page, alors il la lit plus à fond qu'aucun autre et avec la plus grande passion de lire qu'on puisse imaginer. Je suis plus feuilleteur que liseur, sachez-le, et j'aime feuilleter tout autant que lire, des millions de fois au cours de ma vie j'ai plus feuilleté que lu, mais en feuilletant, j'ai eu au moins autant de plaisir et de véritable jouissance de l'esprit qu'en lisant. Après tout, il vaut tout de même mieux que nous ne lisions que trois pages d'un livre de quatre cent pages mille fois plus à fond que le lecteur ordinaire, qui lit tout mais pas une seule page à fond, a-t-il dit. Mieux vaut lire douze lignes d'un livre avec la plus grande intensité, donc de les pénétrer entièrement, comme on peut le dire, que de lire tout le livre comme le lecteur ordinaire qui, à la fin, connaît aussi peu le livre qu'il a lu que le passager d'avion le paysage qu'il survole. Il n'aperçoit même pas les contours. C'est ainsi que les gens lisent aujourd'hui, à la hâte, ils lisent tout et ne connaissent rien. J'entre dans un livre et je m'y installe tout entier, rendez-vous compte, dans une ou deux pages d'un ouvrage philosophique comme si je m'apprêtais à entrer dans un paysage, une nature, l'agencement d'un Etat, un détail de la Terre si vous voulez, afin de pénétrer à fond et non pas mollement, sans ardeur, ce détail de la Terre, de l'approfondir et ensuite, l'ayant approfondi, de déduire l'ensemble aussi complètement que j'en suis capable. Celui qui lit tout n'a rien compris, a-t-il dit. Il n'est pas nécessaire de lire tout Goethe, tout Kant, pas nécessaire non plus de lire tout Schopenhauer ; quelques pages de Werther, quelques pages des Affinités électives et pour finir nous en savons plus sur ces deux livres que si nous les avions lus d'un bout à l'autre, ce qui nous priverait en tout cas du plus pur plaisir. Mais, pour nous restreindre avec autant de rigueur, il faut un tel courage et une telle force d'esprit qu'on ne peut les avoir que très rarement ; tel le bâfreur de viande, l'homme qui lit est vorace de la manière la plus répugnante et, comme le bâfreur de viande, il abîme son estomac et sa santé en général, sa tête et toute son existence spirituelle. Même un traité de philosophie, nous le comprenons mieux si nous ne l'avalons pas entièrement d'un seul coup, mais y picorons un détail à partir duquel, si nous avons de la chance, nous retrouvons l'ensemble. Ce sont d'ailleurs les fragments qui nous donnent le plus grand plaisir, tout comme la vie nous donne le plus grand plaisir quand nous la regardons en tant que fragment, et combien le tout nous paraît horrifiant et nous paraît, au fond, la perfection achevée. C'est seulement si nous avons la chance, lorsque nous en abordons la lecture, de transformer quelque chose d'entier, de fini, oui, d'achevé en un fragment, que nous en retirons une grande et parfois la plus grande jouissance. Il y a déjà longtemps que notre époque, prise comme un tout, est devenue intenable, a-t-il dit, ce n'est que là où nous voyons le fragment qu'elle nous est supportable, a-t-il dit. Le tout et le parfait nous sont insupportables, a-t-il dit. D'ailleurs, au fond, tous ces tableaux aussi, ici dans le Musée d'art ancien, me sont insupportables, pour être honnête je les trouve affreux. Pour pouvoir les supporter, je cherche en chacun d'eux ce qu'on appelle un défaut rédhibitoire, procédé qui a toujours atteint son but jusqu'à présent, à savoir transformer toutes ces oeuvres d'art prétendument parfaites en un fragment, a-t-il dit. Non seulement la perfection menace sans arrêt de nous détruire, mais elle nous détruit aussi tout ce qui, sous l'appellation de chef-d'oeuvre, est accroché ici aux murs, a-t-il dit. Je pars de l'idée que la perfection, le tout, n'existe pas, et chaque fois que j'ai transformé l'un de ces soi-disant chefs-d'oeuvre parfaits accroché ici au mur en un fragment, entre le moment où je me suis mis à chercher dans ce chef-d'oeuvre un défaut rédhibitoire, le point décisif de l'échec de l'artiste qui a fait ce chef-d'oeuvre, et celui où je l'ai trouvé, j'ai avancé d'un pas. Jusqu'ici, dans chacun de ces tableaux, soi-disant chefs-d'oeuvre, j'ai trouvé un défaut rédhibitoire, j'ai trouvé et dévoilé l'échec de son créateur. Depuis plus de trente ans, ce calcul infâme, comme vous pourriez le penser, s'est révélé juste. Aucun de ces chefs-d'oeuvre, mondialement connus, peu importe leur auteur, n'est en vérité un tout et parfait. Cela me rassure, a-t-il dit. Au fond, cela me rend heureux. C'est seulement lorsque nous nous sommes rendu compte, à chaque fois, que le tout et la perfection n'existent pas, que nous avons la possibilité de continuer à vivre. Nous ne supportons pas le tout et la perfection. Nous devons aller à Rome et constater que l'église Saint-Pierre est une pièce montée de mauvais goût, l'autel du Bernin une stupidité architectonique, a-t-il dit. Nous devons voir le pape face à face et constater personnellement qu'il est, tout compte fait, un personnage tout aussi désespérément grotesque que tous les autres, pour pouvoir tenir le coup. Nous devons écouter Bach et entendre comment il échoue, écouter Beethoven et entendre comment il échoue, même écouter Mozart et entendre comment il échoue. Et c'est ainsi que nous devons également procéder avec les soi-disant grands philosophes, même si ce sont nos artistes préférés sur le plan de l'esprit, a-t-il dit. Tout de même, nous n'aimons pas Pascal parce qu'il est tellement parfait mais parce qu'au fond, il est tellement impuissant, tout comme nous aimons Montaigne pour son impuissance, passant toute sa vie à chercher et ne trouvant pas, Voltaire à cause de son impuissance. Nous n'aimons d'ailleurs la philosophie et les sciences humaines dans leur ensemble que parce qu'elles sont absolument impuissantes. En vérité nous n'aimons que les livres qui ne forment pas un tout, qui sont chaotiques, qui sont impuissants. C'est la même chose pour tout, a dit Reger, de même nous ne nous attachons tout particulièrement à un être que parce qu'il est impuissant et incomplet, parce qu'il est chaotique et imparfait. Oui, dis-je, le Greco, soit, mais le brave homme n'a pas su peindre une main !, et je dis Véronèse, soit, mais le brave homme n'a pas su peindre un visage naturel. Et ce que je vous ai dit aujourd'hui de la fugue, m'a-t-il dit hier, pas un seul de tous les compositeurs, et seraient-ce les plus grands, n'a composé une fugue parfaite, pas même Bach, qui était pourtant la sérénité même et le compositeur de la pure clarté. Il n'y a pas de tableau parfait et il n'y a pas de livre parfait et il n'y a pas de morceau de musique parfait, a dit Reger, voilà la vérité, et c'est cette vérité qui permet qu'une tête comme la mienne, qui n'est autre, sa vie durant, qu'une tête désespérée, continue d'exister. La tête doit être une tête chercheuse, une tête chercheuse de défauts, des défauts humains, une tête chercheuse de l'échec. La tête humaine n'est en fait une tête humaine que lorsqu'elle cherche les défauts humains. La tête humaine n'est pas une tête humaine si elle ne se met pas en quête des défauts humains, a dit Reger. Une tête bien faite est une tête qui cherche les défauts humains et une tête exceptionnelle est une tête qui découvre ces défauts humains et une tête géniale est une tête qui, après les avoir trouvés, attire l'attention sur ces défauts découverts et, avec tous les moyens dont elle dispose, désigne ces défauts. C'est aussi dans ce sens, a dit Reger, que se vérifie le dicton qu'on prononce toujours comme ça, sans réfléchir, qui cherche trouve.

Ceci dit - titillant, revigorant, troublant - après les billets évoquant les propos sur la lecture de Stevenson, Citton, Bayard, Woolf, Kundera...

3 commentaires:

  1. Magnifique. ça me fait penser que j'ai tous les récits de Thomas Bernhard, et que je n'en ai effectivement lu qu'une quarantaine de pages, mais passionnément.

    MB

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  2. Plaidoyer pro domo d'un « butineur » émérite ?
    FXR n'hésite pas à recourir à Thomas Bernard pour nous provoquer un peu – c'est son rôle!
    L 'argumentation se veut percutante à moindre frais et ne s'interdit donc pas d'être un peu malhonnête et manichéenne : réduire la lecture à une seule alternative , lire à fond 3 pages ou survoler le tout et les lecteurs à 2 catégories , l'extraordinaire et l'ordinaire , c'est quand même pas très sérieux !
    Par ailleurs, je ne suis pas sûre que la perfection puisse exister sans le défaut , même dans le détail : le défaut , c'est un peu, comme le silence dans la musique ...

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  3. Merci FXR, je ne connaissais pas et cela me plaît beaucoup, l'image de det homme qui choist un lieu apparemment incongru pour lire, déjà, et les idées.

    Cela me fait pense au bonheur aussi : le bonheur en tant que totalité n'existe pas, s'il est "parfait" il risque d'être un peu faux...Et surtout ce sont les petits bonheurs ou les rares moments intenses qui font la vie, avec leur cortège de défauts et de tristesses...

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